lundi 19 mai 2025

Les économistes orthodoxes sont incapables d’expliquer les inégalités domestiques et la compétition entre les nations

« Dans un excellent article récemment publié, "War and International politics" ("Guerre et politique internationale"), en accès libre, John Mearsheimer présente une version succincte de la théorie réaliste des relations internationales, appliquée au monde multipolaire actuel. Il se focalise sur l’inévitabilité de la guerre due à la façon par laquelle le système international est structuré : une anarchie où aucun pays ne jouit d'un monopole du pouvoir comparable à celui de l'État en politique domestique et donc sans personne pour faire respecter les règles. Il critique les penseurs libéraux pour leur naïveté de croire (dans les années 1990) que les guerres prendraient fin et que la politique des grandes puissances deviendrait obsolète. (Une vision naïve similaire a également été ridiculisée par Karl Polanyi dans La Grande Transformation.) Mearsheimer l'explique en partie par le fait que de nombreux penseurs libéraux ont atteint leur maturité intellectuelle à l'époque unipolaire, quand de tels rêves, sans rapport avec les réalités historiques, pouvaient être entretenus.

Au passage, Mearsheimer fait une observation qui est extrêmement importante pour les économistes. Il écrit :

"Les économistes orthodoxe peuvent se focaliser sur la facilitation de la concurrence économique au sein d'un système mondial fondamentalement coopératif parce qu’ils ne prêtent guère attention à la manière par laquelle les États envisagent leur survie dans une anarchie internationale où la guerre est toujours une possibilité. Ainsi, des concepts comme la concurrence sécuritaire et l'équilibre des pouvoirs, qui sont pourtant fondamentaux pour l'étude de la politique internationale, n'ont pas leur place dans l’économie conventionnelle […]. En outre, les économistes ont tendance à privilégier les gains absolus d'un État, non ses gains relatifs, ce qui revient à ignorer largement l'équilibre des pouvoirs."

L'incapacité des économistes à évoquer les relations économiques internationales actuelles est devenue douloureusement évidente dans leurs tentatives, parfois pathétiques, de donner aux dirigeants américains des leçons d'économie de base, sans se rendre compte que ces derniers, sous Trump I et II, comme sous Biden, ne menaient pas une politique visant à améliorer la situation des consommateurs ou des travailleurs américains, mais à ralentir l'essor de la Chine et à maintenir la position hégémonique mondiale des Etats-Unis. Cette incapacité à s'ouvrir à la réalité tient à une approche méthodologique extrêmement réductionniste, où le bien-être d'un individu est uniquement fonction de son revenu absolu. Avec une telle hypothèse, il devient totalement incompréhensible pourquoi quelqu’un (en l'occurrence ici, un pays : les États-Unis) s'engagerait dans une guerre commerciale et mettrait en œuvre d'autres politiques qui réduisent le bien-être de ses propres citoyens (tout en réduisant simultanément le bien-être en Chine et dans le reste du monde). Une politique qui implique non seulement un jeu à somme négative mais qui est conçue pour être une politique perdante-perdante, c’est-à-dire pour aggraver la situation économique à la fois de celui qui l’a mise en œuvre et de celui qui est ciblé, ne fait absolument pas sens pour de tels économistes.

Mais dans le monde réel, cela fait sens. Les économistes simplistes ne peuvent le comprendre car leur boîte à outils méthodologique est défectueuse et obsolète : elle échoue à prendre en compte les relativités, c’est-à-dire l’importance, le plaisir ou l’utilité que nous, en tant qu’individus, et plus encore les pays et leurs élites dirigeantes, tirons du fait d’être plus riches ou plus puissants que les autres. S’ils ajoutaient un autre argument à leurs fonctions d’utilité, la relativité, qu’il s’agisse de notre propre revenu par rapport à celui d’autrui ou de notre propre pays par rapport à une autre puissance, ils pourraient dire quelque chose de pertinent. Ils en sont réduits à répéter sans cesse des futilités. Le pouvoir ne se résume pas à l’importance de mon bien-être ; le pouvoir réside dans le fait que mon bien-être est supérieur au vôtre. Mon revenu absolu peut être inférieur à celui d’un autre état du monde, mais si l’écart entre nos deux revenus est plus grand (et à mon avantage), je pourrais le préférer à l’alternative.

La politique économique perdante-perdante est exactement ce que poursuit le gouvernement américain. L'exigence de sécurité nationale, telle qu’elle est perçue par l'élite politique américaine, est que les coûts imposés à la Chine (en termes de ralentissement de la croissance, de retard dans le développement technologique, etc.) soient supérieurs aux coûts équivalents pour les États-Unis. Un article récent de Stephen G. Brooks et Ben A. Vagle dans Foreign Affairs cite plusieurs scénarios réalisés par le Center for Strategic and International Studies de Washington qui concluent, dans la quasi-totalité des cas, que la politique perdante-perdante est plus dommageable pour la Chine que pour les États-Unis. Une conclusion similaire a été tirée par un groupe de réflexion pékinois cité par le Wall Street Journal ("Beijing Braces for a Rematch of Trump vs. China", 2 mai 2024) : la perte de PIB pour la Chine serait trois fois supérieure à celle des États-Unis.

On peut douter que cette politique produise un tel résultat. Le débat légitime entre économistes et politistes devrait donc se concentrer sur la question de savoir si une politique perdante-perdante améliorerait la position relative des États-Unis ou la détériorerait. On pourrait, par exemple, argumenter sur ce dernier point en observant que la tentative américaine de restreindre les canaux de transmission de la haute technologie vers la Chine semble avoir, de manière perverse du point de vue américain, conduit la Chine à redoubler d'efforts sur ses sources domestiques de développement de haute technologie, et ainsi non pas ralentir, mais accélérer son rattrapage. On pourrait également dire que la Chine pourrait, sous pression, diversifier ses sources d'approvisionnement et devenir plus résistante aux chocs à long terme ; ou qu'elle pourrait déployer des efforts plus sérieux pour accroître sa consommation domestique. Ce sont là des sujets de discussion légitimes et pertinents. Mais la politique perdante-perdante doit être considérée comme un point de départ.

Biden et Trump se sont engagés dans une politique qui, vue de l'extérieur et évaluée à travers les termes utilisés pour la présenter au public ("améliorer la situation des travailleurs américains", "ramener des emplois aux États-Unis"), est peu susceptible d'apporter les résultats escomptés. Ils la défendent en affirmant qu'elle est motivée par les intérêts économiques de certains segments de la population américaine parce que ni Biden ni Trump ne peuvent affirmer ouvertement que cette politique est en réalité totalement indifférente aux intérêts des travailleurs et des consommateurs américains (elle est même encline à les sacrifier) et qu'elle est principalement motivée par le désir de nuire davantage à la Chine qu'aux États-Unis.

Les commentateurs critiquent ainsi quelque chose qui n’est pas pertinent, qui n'est pas le véritable objectif de la politique, ce qui les ridiculise. Ils croient qu'en dispensant des leçons élémentaires d'économie ils démontrent l'inconscience des élites dirigeantes, alors qu'en réalité ils ne font que révéler l'inadéquation de leur propre appareil méthodologique.

Cette approche extrêmement réductionniste de l'économie néoclassique, puis néolibérale, ne montre pas seulement son inadéquation dans ce cas précis. La raison pour laquelle l'inadéquation soulignée par Mearsheimer a retenu mon attention est qu'elle rejoint l’inadéquation que présentent les économistes mainstream dans la compréhension et l'étude des inégalités. Le problème est le même : si l'on suppose que le seul argument de la fonction d'utilité d'un individu est son niveau de revenu et que les relativités (c'est-à-dire sa position par rapport aux autres) importent peu, alors l'inégalité, qui par définition traite des relativités, sera exclue de toute étude sérieuse des économistes ou elle sera reléguée, comme ce fut le cas dans de célèbres manuels, aux notes de bas de page et aux annexes. Si, en outre, la science économique imagine que les classes sociales n'existent pas, l'inégalité sera doublement ignorée. Cette ignorance volontaire n'était pas, comme je l'ai écrit dans le chapitre VIII de Visions of Inequality, une anomalie de l’économie néoclassique. Elle est profondément ancrée dans la méthodologie et aussi longtemps que l’économie orthodoxe ne sera pas poussée hors de sa vision réductionniste de la nature humaine et de l’oubli des classes, elle n’aura presque rien de pertinent à dire à propos des inégalités au sein des sociétés, ni à propos de l’économie internationale lorsque les grandes puissances utilisent des outils économiques pour s’affaiblir mutuellement. »

Branko Milanovic, « Nothing (meaningful) to say »Global Inequality and More 3.0 (blog), 19 mai 2025. Traduit par Martin Anota 

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