« Les créances [nettes] sur les résidents des États-Unis ne peuvent pas continuer à augmenter indéfiniment au rythme actuel dans les portefeuilles internationaux. […] À un moment ou à un autre, les considérations de diversification ralentiront et pourraient limiter le désir des investisseurs d'ajouter des créances en dollars à leurs portefeuilles. »
Allan Greenspan, alors président de la Fed, 19 novembre 2004
« Il y a quelques mois à peine, tous les regards se portaient sur les fondamentaux exceptionnellement favorables de l'économie américaine : la croissance était solide ; tirée par l'immigration, la population active était en expansion ; l’inflation était en recul ; et la création d'entreprises était dynamique. En plus, les marchés financiers américains faisaient l'envie du monde entier, tout comme les centres de recherche qui repoussaient la frontière technologique (notamment la productivité). Ces éléments de l'exceptionnalisme américain ont contribué à propulser la valeur effective réelle du dollar à un pic qui n’avait pas été atteint depuis près de quarante ans en janvier (cf. graphique).
Taux de change réel du dollar américain (en indices, base 100 en 1981) Les choses évoluent vite ! Des politiques chaotiques (les droits de douane, le traitement ouvertement préférentiel, les expulsions, les attaques contre les universités, la réduction drastique du financement de la recherche et des hausses générales de l’incertitude politique) risquent de freiner la croissance, d’alimenter l'inflation, de retarder l'investissement et de freiner le développement technologique. Sans surprise, ce nouveau contexte inquiétant conduit de nombreuses personnes à anticiper une baisse du dollar et à spéculer sur la perte du statut de valeur refuge des bons du Trésor américain (cf. notre récent billet).
Des défis persistants pour le dollar. Deux facteurs contribuant aux inquiétudes à propos du déclin du dollar ne sont pas nouveaux. Le premier est une apparente surévaluation : déjà en 2022, le dollar a atteint une valeur inhabituellement élevée, qui n’avait plus été observée depuis le milieu des années 1980 (cf. graphique ci-dessus).
Le second facteur est l'exposition accrue des investisseurs internationaux aux actifs américains. Le passif net des États-Unis envers les étrangers (également appelé position extérieure globale nette) représente désormais près de 90 % du PIB (cf. graphique ci-dessous), tandis que le passif brut a dépassé les 200 % du PIB. Comme l'expliquait l'ancien président de la Fed, Greenspan il y a plus de vingt ans (alors que le passif net ne représentait qu'environ 20 % du PIB), à un certain moment, le risque de concentration va encourager les investisseurs à diversifier leurs placements hors du dollar (cf. citation en ouverture). La réallocation de portefeuille qui en résultera augmentera probablement la prime de risque payée par les entités américaines pour émettre des titres de créance ou des actions.
Position nette d'investissement international des États-Unis (en % du PIB) En outre, les perspectives de détérioration du passif extérieur net des États-Unis demeurent. Le FMI prévoit que le déficit annuel du compte courant américain atteindra en moyenne près de 3 % du PIB jusqu'en 2030 (cf. la ligne pointillée rouge dans le graphique suivant). Si on laisse de côté les variations de valorisation, le flux des déficits annuels du compte courant alourdit le stock du passif extérieur net d’un pour un. Cela signifie que, sauf changement, d'ici le début de la prochaine décennie le NIIP dépassera largement 100 % du PIB. Toute hausse de la prime de risque payée par les utilisateurs américains de financements extérieurs plongerait davantage le pays dans le rouge.
À un moment donné, les investisseurs mondiaux se demanderont combien de temps ce scénario insoutenable peut perdurer. Quand ils le feront, la prime de risque qu'ils exigent pour financer des entités américaines augmentera probablement.
Solde du compte courant et solde budgétaire primaire des Etats-Unis (en % du PIB) Certes, prévoir les taux de change est généralement voué à l'échec. Cela dit, à court terme, le dollar continuera probablement de fluctuer en sens inverse des montagnes russes tarifaires. Mais au-delà de cet horizon, trois fondamentaux clés (en l’occurrence l'incertitude politique accrue, la surévaluation du dollar et la perspective d'une réallocation des portefeuilles hors des actifs libellés en dollars) confèrent une crédibilité considérable aux prévisions privées d'une forte dépréciation du dollar. Si ces prévisions sont exactes, une question clé est de savoir si l'ajustement se fera en douceur. Ou bien y aura-t-il un "arrêt brutal" (sudden stop) où les investisseurs mondiaux interrompront brutalement (ou même inverseront) les flux de capitaux vers les États-Unis ?
Les années 1980. Pour éclairer cette question, nous pouvons revenir aux années 1980. À l'époque, les "déficits jumeaux" (twin deficits), c’est-à-dire budgétaires et courants, suscitaient des inquiétudes quant à une fin perturbatrice de la surévaluation du dollar qui prévalait alors (cf. premier graphique). Heureusement, les choses se sont relativement bien déroulées. Au cours des trois années à partir de début 1985, le taux de change effectif réel du dollar a diminué de plus de 30 % sans perturbation financière ou économique majeure. Plusieurs observateurs considèrent que ce résultat globalement favorable est le fruit de la coopération internationale, en particulier de l'Accord du Plaza de septembre 1985 (cf., par exemple, Frankel).
Selon nous, cependant, la dépréciation ordonnée du dollar s'explique principalement par des fondamentaux favorables qui ont réduit toute incitation des investisseurs à fuir les actifs américains et ont donné de la crédibilité à l'Accord du Plaza. Nous soulignons les trois principales conditions qui ont contribué à ce résultat positif :
- Premièrement, comme le montre le graphique, la position extérieure globale nette des États-Unis était positive il y a quarante ans. De plus, le passif brut des États-Unis ne représentait qu'environ 25 % du PIB. Par conséquent, l'exposition des investisseurs internationaux au risque dollar était bien plus faible qu’elle ne l’était aujourd’hui. Et l’incitation pour le gouvernement américain d'envisager des mesures extrêmes, comme le contrôle des capitaux, pour réduire la valeur du dollar était pratiquement nulle […].
- Deuxièmement, si certains éléments de la politique commerciale de l'administration Reagan étaient clairement protectionnistes (notamment les restrictions "volontaires" des exportations vers le Japon et les droits de douane sur les semi-conducteurs), l'application de droits de douane était limitée et il y avait peu d’incertitude politique. En effet, le taux moyen des droits de douane fluctuait dans une fourchette étroite, comprise entre 3,4 % et 3,8 %. En outre, le président Reagan était un fervent défenseur du libre-échange […].
- Troisièmement, après 1983, la politique budgétaire de l'administration Reagan est devenue stabilisatrice. Comme nous l'expliquons ci-dessous, ce resserrement de la politique budgétaire a soutenu l'assouplissement de la politique monétaire américaine, contribuant ainsi à la baisse de l'inflation.
Les fondamentaux d’aujourd’hui pourraient difficilement être plus différents : le passif extérieur brut des États-Unis dépasse les 200 % du PIB ; les tarifs douaniers sont en moyenne bien au-dessus de 10 % (et leur évolution reste extrêmement incertaine) ; le président Trump ne croit pas aux avantages du libre-échange ; et, même face à des déficits budgétaires historiquement élevés, le Congrès et l’administration Trump prévoient de fortement baisser les impôts.
Par conséquent, même si la surévaluation du dollar paraît moins prononcée aujourd'hui qu'en 1985, les risques d'une baisse brutale du dollar (un arrêt brutal) sont bien plus élevés qu’ils ne l’étaient il y a quarante ans. En effet, sans amélioration des fondamentaux, il est difficile d'imaginer des efforts crédibles de coordination monétaire internationale.
A nos yeux, le principal contraste politique est celui entre la stabilisation budgétaire du milieu des années 1980 et la perspective actuelle de déficits élevés et d'une nouvelle accumulation rapide de la dette publique. En l'absence de nouveaux drames tarifaires ou de contrôles des capitaux, c'est la trajectoire budgétaire actuelle, hautement insoutenable (et le possible retour des vigilants obligataires des années 1980), qui représente le plus grand risque pour le dollar et les actifs américains.
Les fondamentaux budgétaires américains : il y a quarante ans versus aujourd’hui. Pour étayer notre conclusion, nous fournissons une comparaison plus détaillée des fondamentaux budgétaires actuels avec ceux des années 1980. Pour commencer, notons qu’en 1985 la dette fédérale détenue par le secteur public représentait 34 % du PIB. Aujourd’hui, elle atteint près de 100 %. Et, si le Congrès prolonge les réductions d’impôts de 2017, comme l’administration le propose, le Congressional Budget Office (CBO) prévoit que le ratio d’endettement aura plus que doublé d’ici 2054.
Mais la comparaison des seuls niveaux d'endettement n’est pas toute l’histoire. Le comportement budgétaire au milieu des années 1980 était également beaucoup plus prudent. Pour le voir, nous pouvons comparer l'évolution du solde primaire fédéral à l'époque et celle d’aujourd'hui. Le solde primaire exclut les paiements d'intérêts du solde budgétaire, donc il représente un montant que les autorités budgétaires peuvent choisir (s'ils en ont la volonté politique).
Comme le montre le graphique ci-dessus, le solde primaire (la ligne noire) était en moyenne légèrement positif sur la période allant de 1981 à 1989. De plus, après avoir baissé pendant la récession du début des années 1980, il s'est amélioré puis stabilisé, une évolution cohérente avec un engagement crédible en faveur de la stabilité budgétaire. En revanche, depuis 2022, le déficit primaire s'établit en moyenne autour de 3 % du PIB. Et, selon les prévisions du CBO en mars 2025, il devrait s'y maintenir jusqu'à la fin de la décennie (voir la ligne pointillée noire dans le graphique précédent).
Nous pouvons relier les évolutions budgétaires des années 1980 à la valeur du dollar en nous focalisant sur le lien théorique entre politique budgétaire et compte courant. Parce que le compte courant est l'excès de l'épargne domestique sur l'investissement domestique, il est naturel de considérer une réduction du déficit budgétaire (qui correspond à une augmentation de l'épargne publique) comme un moyen d'améliorer le solde du compte courant (cf., par exemple, notre récent billet explorant les droits de douane et le compte courant). Pourtant, comme nous pouvons le voir sur le graphique précédent, ce lien est souvent assez faible. Par exemple, malgré la nette amélioration du solde primaire dans les années 1990 (les années Clinton), le solde du compte courant a nettement diminué. Plus largement, la corrélation entre les deux courbes du graphique ci-dessus n'est que de 0,11. Il est clair que d'autres facteurs (comme la croissance économique et l'investissement) peuvent jouer un rôle important dans l'évolution du compte courant.
Néanmoins, les années Reagan présentent une corrélation entre le solde primaire et le compte courant. Autrement dit, le resserrement budgétaire s'est accompagné d'une amélioration du compte courant, contribuant ainsi à soutenir la valeur du dollar. En revanche, il n’y a pas de raison qui nous amène à nous attendre à ce que la perspective actuelle d'une politique budgétaire excessivement accommodante entraînera une amélioration du compte courant ou un soutien au dollar.
Une autre façon d'appréhender la complaisance est de comparer les réponses actuelles et passées aux évolutions du déficit global (y compris les paiements d'intérêts). Il faut garder à l'esprit que le déficit varie de manière contracyclique, sous l’effet des "stabilisateurs automatiques" qui réduisent les recettes fiscales et augmentent les allocations chômage en période de récession. Par exemple, de 1974 à 2019 (hors années Reagan), le déficit fédéral, exprimé en pourcentage du PIB, a évolué en moyenne d'un peu plus d'un pour un avec le taux de chômage (cf. la courbe de tendance dans le graphique ci-dessous). Autrement dit, une augmentation d'un point de pourcentage du taux de chômage était associée à une augmentation légèrement supérieure à un point de pourcentage du ratio déficit/PIB.
Il est à noter qu'après la profonde récession qui a pris fin en 1982, les déficits de l'ère Reagan sont retournés à la tendance à long terme estimée (cf. les points bleus pleins pour les années 1984 à 1989). Autrement dit, du milieu à la fin des années 1980, les autorités budgétaires ont agi en grande partie comme si elles suivaient une règle budgétaire stabilisatrice à long terme.
Déficit budgétaire fédéral (en % du PIB) et taux de chômage (en %) des Etats-Unis Le contraste avec la période post-COVID est saisissant. Malgré la forte reprise après la récession de 2020, le déficit fédéral est resté proche de 6 % du PIB en 2022-2024 (cf. les points rouges pleins dans le graphique ci-dessus). Si la politique budgétaire était revenue à sa tendance antérieure à la pandémie, le déficit serait aujourd'hui inférieur à 1 % du PIB ! Le CBO prévoit désormais que le déficit fédéral global se maintiendra autour de 6 % du PIB pour le reste de la décennie.
La conclusion. La seconde administration Trump pourrait marquer la fin de l'exceptionnalisme américain qui a soutenu un dollar exceptionnellement fort. Il n'y a aucune perspective de retour à la soutenabilité budgétaire. L'optimisme quant à une forte croissance américaine s'estompe. L'entrée des immigrés sur le marché du travail ralentit probablement déjà. Comme le gouvernement réduit les financements, les moteurs clés du progrès technologique américain (les universités et les centres de recherche indépendants) réduisent drastiquement leurs dépenses. Face à la frénésie tarifaire et aux efforts de l'administration pour contraindre les investissements ou les achats étrangers, les entreprises se focalisent soudainement sur l'obtention d'un traitement préférentiel, plutôt que sur la concurrence et l'innovation. De plus, la prime de risque, même sur les actifs américains les plus sûrs, augmente (cf. notre précédent billet).
Ces fondamentaux ne sont pas de bon augure pour un ajustement en douceur du dollar. À moins que les politiques domestiques ne changent radicalement, la dette fédérale américaine et le passif extérieur net des États-Unis continueront probablement d'augmenter nettement plus vite que le PIB. Et si, comme nous le prévoyons, la hausse des droits de douane ne contribue guère à réduire le déficit courant américain, le risque d'interventions politiques encore plus perturbatrices de l'administration Trump, telles que des contrôles de capitaux purs et simples, va augmenter.
On peut supposer que les investisseurs qui perçoivent ces nouvelles tendances réduisent déjà leur exposition aux risques américains. La question clé est de savoir si un moment viendra où ce qui reste pour l’instant des ajustements de portefeuille graduels deviendra brutal. »
Stephen Cecchetti & Kermit Schoenholtz, « Will dollar adjustment be smooth or not? », Money & Banking (blog), 16 mai 2025. Traduit par Martin Anota
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