« [...] Une remarque sur l'état actuel de la guerre commerciale. Nombreux sont ceux, y compris beaucoup de petits épargnants, qui croient et/ou espèrent encore que Donald Trump négociera bientôt de nombreux accords commerciaux ou qu'il prétendra l'avoir fait, criera victoire et renoncera à sa hausse massive des droits de douane. Ils se font des illusions.
Considérez ce que nous avons appris sur Trump alors que les conséquences négatives de ses tarifs douaniers ont commencé à se manifester.
Premièrement, il est invinciblement ignorant. L'effondrement des importations en provenance de Chine a terrifié les entreprises et signale une flambée des prix à la consommation et d’imminentes pénuries. Mais Trump affirme que tout va bien : "Nous perdions des centaines de milliards de dollars avec la Chine. Maintenant, nous ne faisons pratiquement plus affaire avec la Chine. Par conséquent, nous économisons des centaines de milliards de dollars. C’est très simple."
Hey, vous souvenez-vous de ces rayons vides durant la pandémie ? Les Américains s'en sortaient très bien ! Imaginez tout l'argent qu’ils ont économisé en n'achetant pas de papier toilette, car il n'y en avait plus à acheter. C’est très simple.
Deuxièmement, lorsqu'il est dans un trou, il continue de creuser. Son discours sur l’idée de faire du Canada le cinquante-et-unième État des Etats-Unis a eu un effet décisif sur les récentes élections canadiennes, renforçant largement les forces anti-Trump. Mais hier, lors de sa rencontre avec le Premier Ministre Mark Carney, qui est arrivé à son poste grâce à ce tollé, Trump a continué de promouvoir cette idée. […]
Le meilleur pari à faire, alors, est de penser que la guerre commerciale se poursuivra et même s’intensifiera. Il y aura des gagnants, du moins en termes d'influence mondiale, notamment la Chine, qui tire profit de la perte de crédibilité des États-Unis, et l'Union européenne, qui, contrairement à l'Amérique de Trump, est digne de confiance pour honorer ses accords. Les États-Unis seront les grands perdants, à la fois politiquement et économiquement.
Mais les plus grands perdants seront les pays pauvres qui sont devenus moins pauvres en grande partie grâce aux exportations et qui sont sur le point de voir leurs espoirs de progrès déçus.
L'article le plus détesté que j'aie jamais écrit est probablement un article de 1997 pour Slate, intitulé "In Praise of Cheap Labor" ("Éloge de la main-d'œuvre bon marché"), qui s'adressait principalement aux critiques de la mondialisation de gauche. J'y affirmais que, même si la vue de travailleurs mal payés produisant des biens bon marché pour les pays riches peut (et devrait) nous perturber, les exportations intensives en travail sont souvent le meilleur espoir de progrès pour les pays pauvres.
Cette idée n'a fait que se renforcer avec le temps. Le New York Times a récemment publié un très bon article sur le Bangladesh qui, il y a 50 ans, était la tête d’affiche des avertissements à propos d’une famine de masse due à la surpopulation. Au lieu de cela, ce pays d'Asie du Sud est devenu, non pas une république bananière, mais une république de pyjama, l'un des principaux exportateurs de vêtements au monde. C’est toujours un pays pauvre, avec des salaires et des conditions de travail déplorables en comparaison avec ceux en vigueur dans les pays développés. Mais comme le graphique le montre, le Bangladesh est environ quatre fois plus riche qu'il ne l'était dans les années 1980, quand ses exportations ont commencé à augmenter.
PIB par tête du Bangladesh (en dollars constants de 2010)
Mais à présent le pays fait face à la possibilité d'une catastrophe économique, "made in America". Le projet tarifaire du "Jour de la Libération" de Trump aurait imposé des droits de douane de 37 % sur les importations en provenance du Bangladesh. Ce projet est temporairement suspendu, mais il semble fort possible que lui ou quelque chose d’aussi mauvais ou de pire se reproduise.
D’accord, je sais que la plupart des Américains ne se soucient pas du niveau de vie des Bangladais. Ils devraient pourtant le faire, même pour des raisons égoïstes : condamner 170 millions de personnes à une pauvreté encore plus grande serait une menace à la stabilité mondiale. Mais voilà : ériger des barrières aux exportations bangladaises n'implique pas d’arbitrage, cela n’aidera pas les travailleurs américains aux dépens des autres. C'est une pure perte, nuisant aux deux nations.
Pourquoi ? Parce que rendre les vêtements importés plus chers ici ne créera pas d'emplois aux États-Unis. La production textile, encore largement réalisée par des personnes penchées sur des machines à coudre, est tout simplement trop intensive en main-d'œuvre pour être économiquement rentable aux États-Unis, quel que soit le niveau des droits de douane.
Les gens de Trump ne semblent pas le comprendre. Certes, on sait que Howard Lutnick, le secrétaire au Commerce, a prétendu que les droits de douane pourraient effectivement créer des emplois dans les activités à intensives en travail, même s'il n'a pas cité le textile comme exemple : "l’armée de millions de personnes – oui, souvenez-vous, l’armée de millions et de millions d’êtres humains vissant de petites vis pour fabriquer des iPhones, ce genre de choses va arriver en Amérique."
Hum, non, ce n'est pas le cas, et cela ne devrait pas être le cas.
Les taxes sur les vêtements importés vont augmenter le coût de la vie des Américains. Les pauvres et la classe laborieuse, qui sont les plus susceptibles d’acheter des vêtements importés bon marché, seront les plus affectés. Mais bon, Trump dit que les enfants n'ont pas besoin de plusieurs poupées ; pourquoi leurs parents auraient-ils besoin de plusieurs paires de sous-vêtements ?
Ce n'est pas un hasard si Greg Sargent a étudié les moyens nécessaires pour fabriquer des poupées aux États-Unis. Même si cela pouvait être fait, cela ne créerait que quelques emplois et ces emplois seraient pénibles et mal payés.
Soulignons que Trump et son équipe ont fait quelque chose de remarquable : ils ont déclenché une guerre commerciale néfaste à la fois pour les Américains et pour les pays qui nous vendent des produits. Mais il est peu probable que Trump change de trajectoire. La punition économique se poursuivra jusqu’à ce qu’il y ait plus d’éthique. »
Paul Krugman, « Tariffs and poverty around the world », Krugman Wonks Out (blog), 7 mai 2025. Traduit par Martin Anota
Aller plus loin...
« La libéralisation du commerce extérieur promeut-elle la croissance économique ? »
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