« J’ai pris l’habitude d’être un "chasseur d’ambulances" (ambulance-chaser) en économie, quelqu’un qui parcourt le monde à la recherche de calamités économiques susceptibles de l'intéresser. Et cette expérience internationale m'a probablement rendu plus sensible que la plupart des économistes à la façon par laquelle des économies qui semblent en bonne santé peuvent soudainement basculer dans la crise.
En 2008, bien sûr, l'Amérique a connu sa propre crise financière et ce fut un cauchemar. Mais elle a été très différente des crises des pays émergents auxquelles je consacrais beaucoup de temps. Et à présent je crains que les États-Unis ne soient confrontés à une crise du genre de celles que connaissent les pays émergents : un arrêt soudain (sudden stop), une interruption brutale des flux de capitaux étrangers. Si nous avions une crise de ce type, elle pourrait notamment provoquer un grave effondrement immobilier.
J’avais évoqué il y a un mois la possibilité d'un arrêt brutal pour les États-Unis. Malgré la pression croissante sur les taux d'intérêt américains et le dollar, nous n'en sommes pas encore là. J’ai néanmoins été un disciple du regretté et grand Rudiger Dornbusch, dont les étudiants citent souvent sa loi : "la crise met beaucoup plus de temps à arriver que vous ne le pensez et ensuite elle survient beaucoup plus vite que vous ne l’auriez pensé".
Un arrêt brutal américain semble donc encore tout à fait possible et même bien plus probable compte tenu du projet de loi fiscale grotesquement cruel et irresponsable que les Républicains tentent de faire passer en force. Le fait que les principaux acteurs soient totalement malhonnêtes quant à leurs actions n'arrange rien : les Républicains à la Chambre des représentants nient que le projet de loi augmentera le déficit budgétaire, tandis que Trump affirme qu'"on ne touche à rien" sur Medicaid, que l’on se contente d'éliminer le gaspillage, la fraude et les abus (et l’on prive des millions de personnes de soins de santé au passage). Les électeurs mal informés seront peut-être dupés pendant un certain temps, mais pas les marchés obligataires.
Mais même si j'ai déjà évoqué la possibilité d'un arrêt brutal, je n'ai pas beaucoup parlé de ce à quoi ressemblerait un tel arrêt s'il se produisait. Alors, essayons de l’imaginer.
Le point de départ ici est le fait que les États-Unis connaissent des déficits commerciaux importants et persistants :
Solde extérieur des Etats-Unis : exportations moins importations de biens et services (en % du PIB)
Nous avons pu combler ces déficits sans difficulté parce que le monde était enthousiaste à l’idée d’investir en Amérique, avec d'importantes entrées de capitaux compensant notre déficit en biens et services. Cependant, l'une des conséquences de décennies d'afflux de capitaux est que l'Amérique doit beaucoup d'argent au reste du monde. Voici notre position extérieure nette, soit la différence entre les actifs américains à l'étranger et les actifs étrangers sur le territoire américain, exprimée en pourcentage du PIB :
Position extérieure nette des Etats-Unis (en % du PIB)
Il y a une importante partie de la dette américaine détenue par des étrangers ! Cela n'a pas posé de problème par le passé, car les investisseurs étrangers considéraient l'Amérique comme un bon endroit où investir. Mais que se passerait-il s'ils changeaient d'avis ?
Note de bas de page : les chiffres officiels sous-estiment certainement les sommes versées chaque année par les États-Unis aux investisseurs étrangers, en raison de l'évasion fiscale. Les multinationales qui réalisent des bénéfices aux États-Unis ont recours à des stratégies telles que la fixation de prix fictifs et les transferts de propriété intellectuelle pour faire disparaître ces bénéfices des États-Unis et les faire réapparaître dans des pays à faible fiscalité comme l'Irlande.
Mais le point important pour l’instant est que nous avons un important déficit commercial couvert par d’importantes entrées de capitaux, ce qui reflète le fait que les investisseurs étrangers ont considéré l’Amérique comme un bon endroit où placer leur argent.
Et la question est de savoir ce qui se passerait si les investisseurs changeaient d’avis, c’est-à-dire s’ils finissaient par estimer que nous sommes un pays peu sérieux dans lequel le parti au pouvoir croit à l’économie vaudou et que le président est un dirigeant autoritaire passant une grande partie de son temps à écrire des tweets rageux à propos de musiciens populaires.
Un arrêt soudain des entrées de capitaux en Amérique signifierait qu'il n'y aurait plus d'argent pour couvrir ces importants déficits commerciaux et cela se traduirait par une chute brutale de la valeur du dollar sur les marchés des changes. À la veille de l’arrêt brutal de 2001, l'Argentine affichait un déficit commercial, en pourcentage du PIB, similaire à celui des États-Unis aujourd'hui. Lorsque la crise a éclaté, le peso a perdu plus de la moitié de sa valeur. Un arrêt brutal des flux de capitaux aux États-Unis serait probablement moins grave, car notre dette extérieure est majoritairement libellée en dollars, ce qui nous protège d'une partie des conséquences auxquelles l'Argentine a été confrontée. Néanmoins, la situation pourrait pourtant bien être dramatique.
L'impact sur les taux d'intérêt pourrait être particulièrement mauvais. Les États-Unis dépendent des entrées de capitaux étrangers pour financer une part importante de leurs dépenses d'investissement domestiques :
Investissement et épargne aux Etats-Unis (en milliards de dollars)
La perte d'une partie significative de cet argent entraînerait une hausse des taux d'intérêt. Vous devez penser que les craintes d'un arrêt brutal contribuent à pousser à la hausse les taux d’intérêt de long terme, qui continuent d'atteindre de nouveaux sommets.
Et quel secteur serait affecté par une hausse des taux d'intérêt ? La réponse est le secteur immobilier probablement. Un arrêt brutal des entrées de capitaux entraînerait un sévère effondrement immobilier.
Tout cela, cumulé, conduirait à une récession ? En pratique, les effondrements immobiliers provoquent toujours des récessions.
Certains économistes pourraient affirmer que cette fois-ci, la situation serait différente, qu'un dollar plus faible aurait un effet compensateur, qui finirait éventuellement par stimuler les exportations. Le mot clé ici, cependant, est "éventuellement". Historiquement, il a souvent fallu un ou deux ans, voire plus, pour qu'un dollar plus faible stimule les exportations, car il faut du temps pour mettre en place de nouvelles capacités de production et ouvrir de nouveaux marchés, en particulier lorsque la guerre commerciale de Trump ferme des marchés partout dans le monde. En attendant, comme le savent tous ceux qui se souviennent de la dernière crise financière, l'immobilier peut s'effondrer très rapidement.
Et n’oublions pas qu’une chute du dollar entraînerait une hausse de l’inflation, obligeant peut-être la Réserve fédérale à augmenter ses taux d’intérêt plutôt qu’à les baisser malgré une récession et une hausse du chômage.
Un arrêt brutal serait donc une expérience très pénible pour l'Amérique : une source de souffrances économiques considérables et de stagflation. Et la reprise serait difficile. La Fed aurait les mains liées par la stagflation. Et pour retrouver la confiance mondiale, les décideurs américains devraient non seulement se montrer beaucoup plus responsables qu’ils ne le sont actuellement, mais aussi convaincre le monde qu'ils ont changé, ce qui constitue un défi de taille.
Maintenant, nous ne savons pas si nous serons effectivement confrontés à un arrêt soudain. L'Amérique n'en a jamais connu jusqu’à présent. Mais le danger est réel, parce que le reste du monde prend un peu plus conscience chaque jour que les Etats-Unis ne sont plus le pays qu'ils étaient. »
Paul Krugman, « Gaming out a sudden stop », Krugman Wonks Out (blog), 22 mai 2025. Traduit par Martin Anota
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