Comment les réformes administratives initiées pendant la Révolution française ont-elles façonné le développement économique au fil du temps ?
« La capacité de l'État (State-capacity), qui implique la capacité d'un gouvernement à assumer ses responsabilités essentielles et à atteindre ses objectifs politiques, est largement reconnue comme cruciale pour la croissance économique, mais les économistes ont encore beaucoup à apprendre à propos du processus dynamique par lequel elle se construit et pour savoir à partir de quel moment elle commence à se révéler bénéfiques pour les citoyens. Des questions profondes à propos du temps que peut prendre la construction de l’État et de l’ordre dans lequel les institutions devraient être construites n’ont reçu qu’une réponse partielle.
Dans un article paru dans la revue American Economic Review ("The Dynamic Consequences of State Building: Evidence from the French Revolution"), les auteurs Cédric Chambru, Emeric Henry et Benjamin Marx montrent comment les efforts de construction de l’État (State-building), qui semblent initialement coûteux, peuvent produire de substantiels avantages économiques, mais seulement après plusieurs décennies de développement institutionnel. Les chercheurs ont tiré leurs conclusions de la France révolutionnaire, lorsque le gouvernement a complètement réorganisé la structure administrative du pays.
Avant la Révolution, la France avait d’un système complexe et imbriqué de près de 800 juridictions locales héritées des époques romaine et médiévale, ce qui signifiait qu’une seule paroisse pouvait avoir à traiter avec plusieurs juridictions pour différents services : les impôts dans une ville, les tribunaux dans une autre.
En 1790, la première Assemblée constituante française a créé une commission constitutionnelle pour redessiner la carte administrative du pays. L'assemblée a divisé la nation en 83 départements, chacun ayant besoin d'une nouvelle capitale. Dans certains départements "artificiels" – ceux qui ne se basaient pas sur des frontières historiques –, il y avait un certain nombre de villes candidates tout aussi appropriées les unes que les autres. Incapable de les départager et soumis aux intenses efforts de lobbying de la part élites locales, le gouvernement révolutionnaire a parfois alterné les fonctions administratives entre les villes ou organisé des élections locales pour choisir les capitales.
Ce système s'est rapidement révélé inapplicable et un décret gouvernemental de septembre 1791 a fixé les capitales à leur emplacement actuel, créant ainsi une expérience naturelle idéale. En comparant les villes qui sont devenues capitales aux villes candidates très similaires qui ne le sont pas devenues, les chercheurs ont pu estimer l’impact du fait d’être un centre administratif sur près de deux siècles de développement économique.
Les résultats révèlent un schéma clair dans la manière par laquelle les capacités de l’État se développent au cours du temps.
Au cours des premières décennies qui ont suivi la réforme, de nouvelles capitales ont vu augmenter ce que les chercheurs appellent leur "capacité coercitive" (coercive capacity). En comparaison avec les villes candidates, les capitales ont davantage investi dans la capacité de collecter des impôts (via l’adoption de cadastres fonciers), ont embauché davantage de policiers, ont construit davantage de tribunaux et ont recruté davantage d’hommes dans l’armée.
Cette phase initiale a été une étape cruciale vers l’obtention de davantage de biens publics comme les écoles, les hôpitaux et les chemins de fer, avec une augmentation des mesures de productivité et d’innovation, comme les enregistrements de brevets, mais ces bénéfices économiques ont mis du temps à se matérialiser. Par exemple, lorsque la France a mené son premier recensement industriel en 1840, il n’y avait pas de différence claire entre les capitales et les villes candidates en termes de développement industriel. Mais en 1914, les populations des capitales étaient en moyenne environ 40 % plus nombreuse que celle des autres villes similaires, avec beaucoup plus d’emplois publics et privés, un avantage qui a persisté jusqu’au vingt-et-unième siècle.
"Ces révolutionnaires qui se sont battus pour que leur ville devienne une capitale croyaient fermement que l'obtention de ce statut leur apporterait de substantiels bénéfices économiques", a déclaré Marx à l'American Economic Aassociation dans un entretien, "mais ironiquement, ils n'ont pas vécu assez longtemps pour voir ces bénéfices. A la place, à court terme, ils ont pu voir leur ville exposée à une taxation et une conscription plus importantes […]".
Ces constats pourraient avoir d’importantes implications pour les pays en développement d’aujourd’hui. Lorsque les États construisent leurs capacités administratives, ils pourraient peut-être devoir d’abord investir dans leur capacité à collecter des recettes et à faire respecter la loi et l’ordre, ce qui peut initialement s’avérer impopulaire. Cela pourrait présenter un dilemme pour les États fragiles si les améliorations correspondantes dans la fourniture de biens publics se matérialisent seulement à long terme.
"Plusieurs pays à faible revenu n’ont pas les solides bureaucraties nécessaires pour résoudre les problèmes multitâches complexes qui surviennent aux premiers stades du processus de construction de l’État", a déclaré Marx.
À court terme, les politiques qui renforcent la capacité de l'État à extraire des ressources des citoyens encourent le risque de saper la croissance économique et de générer du mécontentement. Cela peut, à son tour, faire dérailler le processus de construction de l’État avant que celui-ci ne soit capable de fournir les biens publics demandés par les citoyens.
La solution à cette énigme pourrait résider dans une meilleure prise en compte des préférences des citoyens dès au début du processus de construction de l’État. Selon Marx, si les États se focalisent sur la construction de bureaucraties réactives qui interagissent efficacement avec les citoyens et réussissent à fournir même des biens et services publics simples et tangibles que les citoyens apprécient, tels que les services de ramassage des ordures, cela pourrait contribuer à consolider le soutien politique durant le processus long et complexe de construction des capacités de l’État. »
Tyler Smith, « The process of state building and long-run growth. How did administrative reforms initiated during the French Revolution shape economic development over time? », American Economic Association, Research Highlights Article, 5 décembre 2024. Traduit par Martin Anota
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