vendredi 6 décembre 2024

Le cycle d’affaires et l’incertitude autour de la politique économique en France

« Depuis que le président Macron a annoncé la dissolution de l’Assemblée nationale, le dimanche 9 juin 2024, la France connaît une période de turbulences politiques, dont les conséquences économiques sont largement commentées dans les médias. La démission du gouvernement Barnier le 5 décembre 2024 a encore accru les incertitudes sur l’avenir politique et économique du pays. Mesurer l’incertitude et ses effets n’est pas une tâche aisée, car cette information n’existe pas dans la nature ; elle doit donc être calculée.

L’incertitude autour de la politique économique (economic policy uncertainty) a été au cœur des récents chocs d’incertitude majeurs qui ont affecté l’économie mondiale, allant des soupçons de manipulation de devise en Chine à la situation du Brexit, en passant par les résultats inattendus des élections. Tous ces événements génèrent des incertitudes à propos de la mise en œuvre des programmes économiques et sociaux. En utilisant des méthodes de minage de textes, les indices d’incertitude autour de la politique économique proposés par Bloom, Baker et Davis sont désormais disponibles pour un grand nombre de pays […]. Le graphique 1 représente l’évolution trimestrielle de l’incertitude à propos de la politique économique pour la France du premier trimestre 1987 au troisième trimestre 2024. Nous observons une tendance à la hausse à partir des années 2000, ainsi que quelques pics liés à des périodes de tensions en France, ainsi que dans la zone euro plus généralement (comme la crise de la dette de la zone euro en 2012 ou les récentes tensions politiques en France).

GRAPHIQUE 1  Incertitude autour de la politique économique pour la France

Etant donné le contexte actuel (post-Covid et crise énergétique), l'activité économique actuelle en France est jusqu'à présent plutôt bonne, comme le montre le graphique 2. Le taux de croissance trimestriel moyen est d'environ 0,3 % par trimestre (soit environ 1,2 % en taux annuel) sur la période de reprise post-Covid, malgré une forte augmentation des taux d'intérêt de la BCE. La France a connu une "désinflation immaculée" dans le sens où la lutte de la BCE contre l’inflation élevé n'a pas entraîné de récession, contrairement par exemple à ce qui s’était passé lors des chocs pétroliers des années 1970. Avant les récentes turbulences politiques, la prévision de croissance du PIB pour 2025 était de 1,2 % selon la Banque de France.

GRAPHIQUE 2 PIB de la France, du premier trimestre 1970 au troisième trimestre 2024 (en milliards d'euros de 2020)

Certaines variables de marché ont déjà réagi à l’augmentation de l’incertitude autour de la politique économique […]. Cependant, une variable importante est très sensible à l’incertitude autour de la politique économique, en l’occurrence l’investissement des entreprises. Comme cela est bien documenté dans la littérature, l’incertitude affecte principalement l’investissement des entreprises, en particulier l’investissement irréversible, comme cela a été discuté dans la contribution séminale de Ben Bernanke (1983). L’idée de base est que, lorsque les projets d’investissement sont irréversibles (c’est-à-dire lorsqu’ils ne peuvent pas être annulés ou modifiés sans coûts très élevés), il existe un arbitrage pour les investisseurs entre les rendements supplémentaires du lancement immédiat d’un projet d’investissement et les avantages qu’il y a à attendre pour obtenir suffisamment d’informations dans le futur. La valeur de l’attente est généralement appelée "valeur d’option réelle" dans la littérature universitaire. Parfois, il peut être plus opportun de reporter de nouveaux projets d’investissement et parfois non. Dans un tel environnement, une augmentation de l’incertitude ferait clairement pencher la balance en faveur d’un comportement attentiste. En effet, en mettant sur pause leurs investissements et leurs embauches, les investisseurs obtiendraient plus d’informations à propos de l’avenir, ce qui augmenterait leurs chances de prendre une bonne décision et ainsi de mieux saisir les rendements à des projets de long terme. Dans l’article influent de Bloom (2009), l’auteur souligne que "l’incertitude accrue déprime l’investissement en favorisant un attentisme de plus en plus répandu quant à la réalisation de nouvelles dépenses d’investissement".

Dans le cas de la France, l’investissement des entreprises a déjà montré des signes de ralentissement depuis un an (cf. graphique 3). Au troisième trimestre 2024, la dernière donnée disponible, la variation en glissement annuel était de - 3,1 %. L’investissement a ainsi enregistré quatre trimestres consécutifs de baisse. Cette variable est cruciale pour évaluer la possibilité d’une récession en France. C’est l’une des cinq variables prises en compte par le comité de datation des cycles économiques de l’Association française de Science économique (AFSE), qui a établi une chronologie historique des phases d’expansion et de récession en France depuis 1970, dans la veine de l’approche du NBER pour les États-Unis. En conséquence, une baisse prolongée et significative de cet indicateur pourrait être considérée comme un important signal d’une potentielle récession en France.

GRAPHIQUE 3 Investissement des entreprises en France, du premier trimestre 1970 au troisième trimestre 2024 (en milliards d'euros de 2020)

Dans quelle mesure la forte augmentation de l’incertitude autour de la politique économique est-elle susceptible d’amplifier la baisse de l’investissement ? A cet égard, nous pouvons estimer une fonction de réponse impulsionnelle à un choc de l’incertitude autour de la politique économique en utilisant la méthode des projections locales. Pour ce faire, nous devons correctement identifier le choc d’incertitude et contrôler d’autres variables macroéconomiques (dans ce cas, le PIB et le taux d’intérêt souverain à 10 ans). Lorsque nous effectuons cet exercice, nous estimons qu’un choc d’un écart-type sur l’indicateur de l’incertitude autour de la politique économique conduit à une réduction significative du niveau (logarithmique) de l’investissement d’environ 0,4 % six trimestres après le choc.

Comme le choc d’incertitude autour de la politique économique observé au troisième trimestre 2024 représente approximativement cinq écarts-types, cela impliquerait une baisse supplémentaire de 2 % du niveau d’investissement d’ici un an et demi. »

Laurent Ferrara, « The business cycle and economic policy uncertainty in France », Econbrower (blog), 7 décembre 2024. Traduit par Martin Anota


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