mercredi 18 décembre 2024

Changement climatique, banques centrales et arbitrages de la politique monétaire

« Le changement climatique est le défi de notre époque. Ses conséquences sont perceptibles depuis les années 1980 et elles s’accentuent, avec notamment la multiplication des phénomènes météorologiques extrêmes. Parmi eux, des périodes de températures anormalement élevées se profilent à l’horizon. Non seulement les températures moyennes augmentent, mais l’ampleur et la fréquence des vagues de chaleur augmentent également [GIEC, 2023].

Quels sont les effets macroéconomiques de ces chocs de températures élevées et quelles en sont les conséquences pour la politique macroéconomique ? Les banquiers centraux en particulier ont exprimé leurs inquiétudes quant à la possibilité que l’augmentation de la fréquence et de l'amplitude accrues des chocs climatiques créent de nouveaux arbitrages pour la politique monétaire [Cœuré, 2018]. Pourtant, la demande de travaux sur les arbitrages associés au changement climatique n'est que partiellement satisfaite par l'offre universitaire [Natoli, 2022]. La recherche économique se penche généralement sur les impacts à long terme sur la croissance économique et le niveau de vie (par exemple Bilal et Känzig [2024], Aerts et al. [2024]).

La littérature sur l’impact des chocs de températures a identifié deux canaux via lesquels ils affectent l’économie [cf. Baleyte et al. 2024 pour une revue de cette vaste littérature]. Le premier effet se fait sentir dans le secteur agricole : les chocs météorologiques affectent les rendements des cultures, les récoltes et la production agricole. Le deuxième canal opère via la productivité du travail, qui peut diminuer pendant les vagues de chaleur. Néanmoins, aucune étude dans cette littérature n’a examiné systématiquement l’impact macroéconomique à court terme de ces chocs.

C’est là où interviennent nos travaux [Baleyte et al., 2024]. Nous avons étudié les fluctuations à court terme de la production et de l’inflation induites par les chocs de températures élevées au cours des mois d’été. Si les périodes de températures anormalement élevées sont devenues plus fréquentes ces derniers temps, des chocs de températures élevées de plus petite ampleur et de fréquence plus faible ont toujours existé avec les conditions météorologiques aléatoires. Nous pouvons analyser ces anomalies dans un cadre de politique monétaire classique : s’agit-il de chocs d’offre ou de demande, et comment les banques centrales y ont-elles réagi ?


Données et méthodologie

Nous avons couvert 14 pays européens de 1920 à 2019. Une couverture mondiale serait préférable mais elle est impossible à réaliser étant donnée la nécessité de données mensuelles et de banques centrales pleinement établies (les banques centrales sont nées en Europe au dix-neuvième siècle et ne se sont répandues à l'échelle mondiale qu'après la Seconde Guerre mondiale). Les données mensuelles relatives aux températures sont tirées du projet Berkeley Earth [Rohde et Hausfather, 2020] et sont agrégées au niveau national. Les données mensuelles relatives à la production industrielle, aux prix à la consommation et aux taux d'intérêt ont été collectées pour un projet complémentaire sur les politiques historiques des banques centrales [Bazot et al., 2024]. La production industrielle est un indicateur indirect de la production, en lien avec les études similaires examinant l'impact à court terme de la politique monétaire.

Nous nous sommes focalisés sur les mois d’été (juin, juillet, août et septembre), car nos recherches évaluent les effets potentiellement déstabilisateurs à court terme des chocs de températures élevées, plutôt que l’effet global du réchauffement climatique tout au long de l’année [Faccia et al., 2021]. Les températures mensuelles sont utilisées pour calculer les températures moyennes et les anomalies de températures. Une anomalie de température est définie comme un écart par rapport à la moyenne observée entre 1951 et 1980 (le réchauffement climatique est devenu perceptible dans les années 1980).

TABLEAU  Fréquence des anomalies mensuelles de température dépassant +1 °C et +2 °C pour 14 pays européens, quatre périodes différentes

Le tableau confirme que la fréquence des chocs de températures élevées a augmenté au fil du temps. Mais il montre aussi que de tels chocs n’étaient en aucun cas rares avant 1980. Une fréquence de 1 signifie qu’une anomalie de température se produit en moyenne une fois par an. Étant donné que nous nous concentrons sur les mois d’été, les fréquences varient entre 0 et 4. Nous avons besoin de pays suffisamment exposés aux chocs sur les températures. Les pays d’Europe occidentale et centrale et du Sud se prêtent bien à cet objectif. Par exemple, ce sont les seuls dans lesquels une anomalie estivale supérieure à 1 °C (« choc de température modérément élevée ») s’est produite au moins deux fois par an depuis 2000 et où une anomalie estivale supérieure à 2 °C s’est produite au moins une fois par an au cours de la même période. Nous choisissons comme scénario de référence les neuf pays ayant la plus forte fréquence d’anomalies estivales de l’histoire et de la période récente (cela exclut la Grande-Bretagne et les pays nordiques).

Les effets non linéaires sont importants [Kotz et al., 2024]. Des déviations mineures par rapport à la température moyenne sont peu susceptibles d’avoir des effets notables. En revanche, des chocs sur les températures importants pourraient contraindre les banques centrales à prendre des mesures agressives. Nous tenons compte de la non-linéarité en utilisant des projections locales dépendantes de la situation avec un seuil lisse, en suivant Auerbach et Gorodnichenko (2012). Les observations juste en dessous du seuil sont intégrées mais reçoivent une pondération plus faible. Inversement, les anomalies plus importantes reçoivent une pondération plus importante. Cette méthode présente l’avantage d’augmenter le nombre d’observations dans l’estimation dépendante de la situation et de rendre les résultats moins sensibles au choix d’un seuil fixe.


Les chocs de température élevée sont des chocs d’offre

Le graphique 1 estime les effets d'un choc sur les températures modéré pour notre scénario de référence de neuf pays européens de 1920 à 2019, où la taille du choc est normalisée à +1 °C. Les effets sur la production et les prix sont typiques d'un choc d'offre : la croissance de la production est plus faible et l’inflation plus forte. La variation annuelle de la production industrielle diminue de 0,9 point de pourcentage et revient à la normale neuf mois après. Par exemple, si le taux de croissance de la production en glissement annuel est de 2 % en temps normal, il diminue à 1,1 % après le choc et revient à 2 % après trois trimestres. Il n'y a pas d'effet de rebond impliquant une croissance positive. Par conséquent, l'effet temporaire sur la croissance de la production entraîne une perte permanente du niveau de production. L'inflation en glissement annuel augmente de 0,4 point de pourcentage et l'effet est plus durable.

GRAPHIQUE 1  Effet d'un choc de températures élevées (au-dessus du seuil de 1°C) sur le taux d'intérêt de la banque centrale, la croissance de la production et le taux d'inflation

Les effets sont typiques d'un choc d'offre, c’est-à-dire d’un choc auquel la banque centrale réagit en abaissant le taux d'intérêt de 40 points de base. La production est priorisée par rapport à l'inflation, sans doute parce que l'impact immédiat est plus important sur la première. La réaction du taux d'intérêt est également cohérente avec l'impact plus persistant sur le taux d'inflation : la baisse du taux d'intérêt ramène la croissance de la production à la normale après neuf mois, alors que les pressions inflationnistes persistent.

Comment nos résultats se comparent-ils aux estimations standards de l’impact des chocs de politique monétaire ? Des études récentes sur les chocs de politique monétaire aux États-Unis et dans la zone euro [Bauer et Swanson, 2023] constatent une réaction négative immédiate de la production industrielle mensuelle de 1,2 point de pourcentage et des prix à la consommation de 0,3 point de pourcentage à une hausse de 100 points de base du taux d’intérêt. En d’autres termes, les effets d’un choc de température de +1 °C sur la production et les prix sont du même ordre de grandeur qu’une hausse de 100 points de base du taux directeur. Cela permet d’expliquer pourquoi les banques centrales ont réagi aux chocs de températures élevées bien avant que le changement climatique n’augmente l’ampleur et la fréquence de ces chocs.


Évolution au fil du temps

Nous avons étendu notre analyse dans différentes directions. Elles confirment nos principaux résultats mais donnent également une image plus complète de ce que le changement climatique signifie pour les banques centrales. Tout d'abord, lorsque nous limitons notre échantillon à des périodes plus récentes (cf. graphique 2), nous trouvons des preuves suggérant que les effets des chocs de température modérés (seuil de 1°C) sont plus faibles aujourd'hui que par le passé. Cela est particulièrement vrai pour l'inflation. L'impact plus faible pourrait s'expliquer par une diminution du secteur agricole en tant que part du PIB total et de l'alimentation dans la consommation totale. Alternativement, la réduction de l'impact pourrait refléter des améliorations technologiques telles que la climatisation qui rendent la main-d'œuvre plus résistante aux chocs de température élevés. Notons que les résultats pour 1950-2019 et 1990-2019 restent statistiquement significatifs. Nous retournons aux tailles d'impact pour la période complète si nous relançons les estimations pour les périodes plus récentes mais pour des anomalies dépassant le seuil de 2°C (cf. graphique 3). Les banques centrales pourraient simplement réserver leur puissance de feu pour des chocs sur les températures plus importants aujourd'hui.

GRAPHIQUE 2  Effets d'un choc de températures élevées (au-dessus du seuil de 1°C) sur le taux d'intérêt de la banque centrale, la croissance de la production et le taux d'inflation

Nous obtenons des résultats et des réserves similaires pour la Grande-Bretagne et les pays nordiques, où les anomalies de température sont plus faibles et moins fréquentes. Si nous les incluons pour l’ensemble de la période sur la base d’un seuil de 1°C, certaines des réponses ne sont plus statistiquement significatives. Pourtant, si nous appliquons le seuil de 2°C, notre principale conclusion (à savoir celle selon laquelle les chocs de température élevées sont des chocs d’offre négatifs auxquels les banques centrales ont systématiquement réagi) revient dans toute sa clarté.


Conclusions

En nous appuyant sur des données mensuelles concernant 14 pays européens sur un siècle, nous montrons que les chocs de fortes températures sont des chocs d’offre : l’inflation augmente et la production chute. Les banques centrales ont réagi aux fluctuations de la production provoquées par les chocs de fortes températures (dans le cadre de conditions météorologiques aléatoires) bien avant que les effets du changement climatique ne deviennent perceptibles dans les années 1980.

Cela dit, l’augmentation de l’ampleur et la fréquence des chocs sur les températures signifient que les banques centrales se retrouveront plus souvent dans une situation de baisse de la production et de hausse de l’inflation. Si l’inflation est déjà supérieure à l’objectif pour d’autres raisons (comme cela a été le cas ces dernières années), cet arbitrage se renforcera. Les banques centrales ne peuvent plus esquiver la question du changement climatique. »

Jules Baleyte, Guillaume Bazot, Eric Monnet & Matthias Morys, « Climate change, central banks, and monetary policy trade-offs », 18 décembre 2024. Traduit par Martin Anota

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