« Les performances économiques de la zone euro sont moroses depuis 2018 environ, et plus particulièrement encore ces dernières années. Comme l’ont indiqué les rapports d’Enrico Letta et de Mario Draghi, l’économie de la zone euro fait face à des défis structurels notables, qui ont exacerbés par la pandémie et les perturbations des marchés de l’énergie qui ont résulté de la reprise de l’invasion russe de l’Ukraine. Cela contraste avec la récente vigueur de l’économie américaine, qui n’a pas autant souffert du choc énergétique et qui continue d’être soutenue par de fortes dépenses publiques.
Du côté de la demande, cette divergence apparaît clairement dans la consommation, comme le montre le graphique 1, comme les ménages ayant accumulé une épargne excédentaire importante dans un contexte d’incertitude élevée. En outre, comme l’ont souligné de Soyres et al. (2024), l’écart de performance de la production entre les États-Unis et la zone euro peut être attribué à une divergence dans la productivité du travail, reflétant probablement une sous-utilisation de la main-d’œuvre dans les entreprises résultant de la faiblesse de la demande globale. Dans cette note, nous nous focalisons sur le rôle particulier du secteur manufacturier dans le ralentissement économique en cours de la zone euro. En particulier, nous décrivons les performances hétérogènes entre les différents pays de l’union monétaire et nous mettons l’accent sur le rôle des prix de l’énergie et des échanges avec la Chine dans les récents développements.
Les malheurs de l’industrie
Le graphique 1 révèle de significatives disparités géographiques dans les performances économiques entre les économies européennes, en particulier entre la stagnation prolongée de l’économie allemande, fortement dépendante du secteur manufacturier et du gaz naturel, et la récente vigueur de l’économie espagnole, orientée vers les services et le tourisme.
GRAPHIQUE 1 Performances économiques des Etats-Unis et de pays-membres de la zone euro (en indices, base 100 = premier trimestre 2015)
Dans le cadran gauche du graphique 2, nous relions la croissance économique cumulée de la période allant de 2015 à 2019 à la part du secteur manufacturier dans la valeur ajoutée totale au début de cette période. Nous constatons qu’au cours de cette période, la part du secteur manufacturier n’était pas corrélée à la performance économique globale. Le cadran de droite du graphique 2 répète cet exercice pour la période plus récente englobant les données entre le premier trimestre de 2022 et le troisième trimestre de 2024. La forte association négative que nous observons alors révèle que la part du secteur manufacturier est corrélée à la mauvaise performance économique de ces toutes dernières années.
GRAPHIQUE 2 Performance du PIB et part de l’industrie dans la zone euro Il y a plusieurs raisons pour lesquelles le secteur manufacturier est en difficulté dans la zone euro. Par exemple, Ruslana et Fleck (2024) soulignent que la politique monétaire pourrait avoir joué un rôle important, car les taux d’intérêt élevés ont davantage déprimé l’activité économique dans les pays de la zone euro avec un important secteur manufacturier. De plus, le choc énergétique sans précédent de 2022 pourrait également avoir joué un rôle notable, comme nous le verrons dans la prochaine section.
Les prix de l'énergie et la dépendance au gaz naturel
La zone euro a connu des perturbations sans précédent sur le marché de l’énergie à la suite de la reprise de l’invasion russe de l’Ukraine. Comme le montre le graphique 3, les prix du Brent et du gaz naturel européen ont grimpé en flèche en 2022, ce qui a entraîné de fortes augmentations des prix de l’énergie pour les consommateurs et les producteurs. Si les prix des matières premières ont largement retracé leurs hausses précédentes (les prix spot du Brent et du gaz naturel TTF sont toujours 17 % et 117 % plus élevés, respectivement, que leur moyenne de 2017-2019), ce renversement ne s’est pas entièrement répercuté sur les composantes énergétiques de l’indice des prix à la consommation et de l’indice des prix à la production dans la zone euro, qui restent environ 50 à 60 % au-dessus du niveau qu’ils atteignaient avant la pandémie. Il y a une hétérogénéité notable entre les pays, l’Allemagne se distinguant comme le pays où l’IPP de l’énergie reste le plus élevé, plus de deux fois plus élevé que son niveau prépandémique.
GRAPHIQUE 3 Prix de l’énergie (en indices, base 100 = décembre 2019)
Pour étudier le rôle du choc du gaz naturel dans la faiblesse économique en cours, nous nous tournons vers les données sectorielles de plusieurs économies européennes et calculons l’intensité en gaz naturel, définie comme le nombre de térajoules de gaz naturel utilisés par euro de valeur ajoutée produite pour neuf secteurs dans quatre économies. Les secteurs d’intérêt incluent l’agriculture, la chimie, l’alimentation, les machines, les métaux, les non-métaux, le papier, le textile et les équipements de transport ; et les pays d’intérêt sont l’Allemagne, la France, l’Autriche et l’Italie. Nous relions ensuite cette mesure aux performances à l’exportation sur deux périodes, comme le montre le graphique 4.
GRAPHIQUE 4 Intensité en gaz naturel et performance à l’exportation Nous constatons qu’avant le choc énergétique et la pandémie, il n’existait pas de relation statistiquement significative entre la croissance des exportations et l’intensité en gaz naturel (cadran de gauche). Cependant, cette relation a changé significativement au cours du choc des prix de l’énergie, la croissance des exportations des secteurs du décile supérieur dans l’intensité en gaz naturel ayant diminué en moyenne de 7,2 %, ce qui contraste fortement avec la croissance des exportations des secteurs du décile inférieur dans l’intensité en gaz naturel, qui ont connu en moyenne une croissance des exportations de 13,8 % (cadran de droite). Chose intéressante, l’association négative entre l’intensité en gaz naturel et les performances à l’exportation est également valable lorsque l’on considère uniquement les variations sectorielles au sein des pays.
Le rôle de la Chine
Depuis 2018, les dirigeants chinois soulignent la nécessité pour la Chine d’atteindre une plus grande autonomie. Comme l’ont expliqué de Soyres et Moore (2024), la Chine semble avoir fait quelques progrès vers l’objectif de réduction de sa dépendance aux intrants importés, tout en augmentant sa dépendance à la demande étrangère pour absorber sa production de biens manufacturés.
GRAPHIQUE 5 Liens commerciaux de la zone euro et de l'Allemagne avec la Chine
Les conséquences de la stratégie de développement de la Chine peuvent être observées lorsque l’on regarde l'évolution de ses importations et de ses exportations vers la zone euro en général et vers l'Allemagne en particulier. Dans le graphique 5, le graphique en haut à gauche montre que les importations de la zone euro en provenance de Chine ont augmenté en passant de 2,5 à 3,3 % du PIB de la zone euro, tandis que le graphique en haut à droite révèle que les importations chinoises en provenance de la zone euro (en pourcentage du PIB de la zone euro) ont diminué de près de moitié au cours de la même période. Si l'on se focalise sur l'Allemagne (en bas), la même tendance se dessine : l'Allemagne a augmenté ses importations en provenance de Chine (en pourcentage du PIB allemand) de 44 %, tandis que la Chine a diminué ses importations en provenance d'Allemagne (en pourcentage du PIB chinois) de quasiment la moitié.
GRAPHIQUE 6 Croissance du PIB et part des exportations vers la Chine (en %)
Alors que la Chine tente encore de réduire sa dépendance aux importations, les exportations vers la Chine peuvent-elles continuer à soutenir la croissance des pays de la zone euro ? Le graphique 6 explore cette question en observant l’association entre la croissance du PIB et la part des exportations vers la Chine sur trois périodes différentes. Au cours de la période allant de 2014 à 2016, l’exposition à la Chine en tant que destination des exportations n’était pas corrélée à la performance économique. Cependant, la relation est progressivement devenue négative au cours des dernières années, comme les plus fortes liens à l’exportation vers la Chine ont été associés à une croissance du PIB légèrement plus faible sur la période allant de 2017 à 2019 et à une faiblesse plus prononcée en 2022 et 2023.
Conclusion
Les mauvaises performances économiques de la zone euro mettent en évidence les multiples défis que représentent la dépendance énergétique, les vulnérabilités du secteur manufacturier et les dynamiques changeantes du commerce mondial. Alors que les problèmes structurels et les chocs extérieurs ont eu un impact significatif sur les performances économiques, il reste essentiel de comprendre l'interaction entre les prix de l'énergie, les dépendances sectorielles et les relations commerciales mondiales. »
Francois de Soyres, Ece Fisgin, Joaquin Garcia-Cabo Herrero, Mitch Lott, Chris Machol & Keith Richards, « An investigation into the economic slowdown in the euro area », Réserve fédérale, FEDS Notes, 20 décembre 2024. Traduit par Martin Anota
Références
Aller plus loin…
« Pourquoi la reprise a-t-elle été plus forte aux Etats-Unis que dans les autres pays développés ? »
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