samedi 28 décembre 2024

La grande illusion de Trump

La conquête ne fait pas la grandeur d’une nation moderne, ni celle de son dirigeant

 

« La plupart des Américains qui ont soutenu Donald Trump pensaient probablement qu'ils votaient pour une baisse des prix des denrées alimentaires. Aujourd'hui, il dit, peu importe, prenons plutôt le Groenland. Et aussi le Canal de Panama et peut-être le Canada.

J’ai vu plusieurs tentatives visant à rationaliser l’adhésion soudaine de Trump à ce qui ressemble à un impérialisme à l’ancienne. Un hôtel panaméen a poursuivi la Trump Organization pour ce qu’il considère comme de l’évasion fiscale ; le Groenland a des gisements de terres rares ; le Canada a de la poutine. Mais je pense que tout cela donne trop de rationalité à la posture de Trump. Je veux dire, est-ce que cela ressemble à quelqu’un se livrant à une géopolitique sophistiquée ? (Non, ce ne sont pas des soldats chinois qui exploitent le Canal.) […]

Autrefois, l’impérialisme était en fait une voie vers le pouvoir. Brad DeLong a récemment soutenu avec éloquence que les sociétés préindustrielles étaient piégées dans une trappe malthusienne qui maintenait la plupart des gens dans une extrême pauvreté. La seule façon pour un individu de s’élever au-dessus de la pauvreté était d’être un aristocrate, c’est-à-dire un membre d’une bande de prédateurs qui utilisait la violence ou la menace de la violence pour extraire des ressources de la paysannerie. Cette vérité crue pouvait être masquée par des outils de propagande comme la haute culture et, oui, la religion, mais il s’agissait toujours d’exploitation.

Ce qui était vrai pour les individus l’était aussi pour les États. La seule façon pour un État, qu’il s’agisse d’une monarchie ou d’une république, de s’enrichir était de s’emparer du territoire et des ressources d’autres États.

Mais tout cela a changé avec l'avènement de l'industrialisation et de la mondialisation. En 1909, Norman Angell publia la première édition de son fameux et fameusement incompris ouvrage La Grande Illusion (The Great Illusion). Angell y affirmait que les guerres de conquête n'avaient plus de sens, qu'elles ne produisaient aucun bénéfice, même aux vainqueurs. Cet argument a cependant été largement interprété à tort comme une prédiction selon laquelle il n'y aurait plus de guerres, ce qui ne fut évidemment pas le cas.

Le livre d'Angell (qui est, pour être honnête, un livre assez lourd pour les lecteurs modernes) met en avant deux points principaux. Premièrement, dans une économie mondiale avec un important commerce, les nations n'ont plus besoin de grands territoires, et encore moins d'empires d'outre-mer, pour prospérer. Il cite la prospérité de plusieurs petites nations européennes pour étayer son raisonnement. Deuxièmement, même si elle conquiert beaucoup de territoire, une nation avancée ne peut pas extraire assez de tributs de ses vassaux pour faire une différence significative dans sa richesse globale.

Prenons par exemple le cas du plus grand des empires. L'Empire britannique a-t-il enrichi la Grande-Bretagne ? Offer (1999) suggère que l'accès privilégié au commerce a pu représenter quelques points de PIB, ou peut-être pas. Quoi qu'il en soit, l'empire n'a pas été important pour les niveaux de vie britanniques.

Mais peu de gens l'ont compris à l'époque. Alex Tabarrok cite un passage malheureux du roman de George Orwell, La Route de Wigan (The Road to Wigan Pier), publié en 1937 : "[…] Par-delà toute autre considération, le haut niveau de vie dont nous jouissons en Angleterre est indissolublement lié à la main de fer que nous appesantissons sur l’empire, et plus particulièrement sur les contrées tropicales des Indes et de l’Afrique. Dans les conditions du système impérialiste, pour que les Anglais puissent continuer à jouir d’un relatif confort, il faut impérativement que cent millions d’indiens vivent continuellement au bord de la famine — état de choses funeste, mais que vous approuvez tacitement à chaque fois que vous prenez un taxi ou dégustez une assiette de fraises à la crème. Le seul autre choix qui s’offre, c’est de bazarder l’empire et de réduire ainsi l’Angleterre à une négligeable petite île au climat froid, où nous serons condamnés à trimer comme des forçats en nous nourrissant de harengs et de pommes de terre."

La majeure partie de cet empire avait disparu en 1957, quand Harold Macmillan affirma que "La plupart de nos concitoyens n'ont jamais vécu aussi bien qu'aujourd'hui". Mais il avait raison. […]

Mais le véritable test de la vue d’Angell eut lieu lors de la plus grande guerre d’entre toutes. Les puissances de l'Axe avaient de multiples motivations pour déclencher la guerre : Hitler, par exemple, voulait tuer tous mes proches qui n'avaient pas émigré en Amérique (et, autant que je le sache, il y est parvenu). Mais toutes trois pensaient que leurs nations avaient besoin d'empires pour prospérer. Hitler voulait un Lebensraum ; Mussolini voulait restaurer l'Empire romain ; le Japon voulait une Sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale.

Au début, l'Allemagne et le Japon ont tous deux réussi à étendre considérablement le territoire sous leur contrôle (l'Italie, pas tellement). L'Allemagne, en particulier, a temporairement conquis des pays dont le PIB d'avant-guerre était environ deux fois le sien, de sorte que, sur le papier, le Troisième Reich dirigeait une économie comparable en taille à celle des États-Unis.

Mais une fois que les Etats-Unis se sont préparés pour la guerre, ils ont en fait enterré l’Allemagne sous le poids de sa production de matériel supérieure. Bien sûr, l’Allemagne a tenté d’exploiter la capacité productive de son empire ; ses efforts d’extraction ont en effet été à la fois brutaux et désespérés, détruisant plusieurs économies. Et cette extraction de ressources a contribué à l’effort de guerre nazi, mais pas autant que vous ne vous y seriez attendu.

Donc Angell avait fondamentalement raison. Il n'est pas impossible d'extraire des ressources d'une nation conquise dans le monde moderne, mais il est difficile de le faire même si l'on n'essaie pas de rendre l'extraction soutenable.

Que s'est-il passé après que les rêves d'empire des pays de l'Axe se sont transformés en cauchemar de défaite totale ? Je ne sais pas si les responsables politiques américains avaient lu Angell, mais je pense que certains d'entre eux l'avaient fait. Quoi qu'il en soit, les Etats-Unis ont fait quelque chose d'inédit dans l'histoire de la guerre. Au lieu d'essayer d'obtenir des réparations ou un tribut de la part de nos ennemis vaincus, nous les avons aidés à se remettre sur pied.

Et les perdants de la guerre s'en sont très bien sortis sans les empires dont ils pensaient avoir besoin. L'Allemagne a connu son Wirtschaftswunder. La croissance économique japonaise a étonné le monde pendant quarante ans. Les difficultés économiques ultérieures de l'Italie ne doivent pas occulter le fait qu'en 1970 son PIB par tête était le triple de son niveau en 1938.

Ce qui nous ramène à Trump. Nous savons qu’il voit tout comme un jeu à somme nulle, avec des gagnants et des perdants ; chaque immigrant qui travaille est un emploi enlevé aux natifs, les déficits commerciaux bilatéraux signifient que nous subventionnons les étrangers. […] Et il a presque certainement la vision atavique selon laquelle la conquête vous rend plus fort. Vous vous en souvenez ?

Va-t-il réellement essayer de s’emparer du Groenland, du Panama et du Canada ? Probablement pas, mais le simple fait de menacer de le faire donne de moins en moins l’impression que les Etats-Unis sont un pays sur lequel les autres peuvent compter pour faire preuve de retenue ou même de raison. En fait, les caprices de Trump affaibliront l’Amérique ; je recommande vivement cet essai de Henry Farrell sur les raisons expliquant pourquoi. En tout cas, à part une tentative de changer de sujet, je doute fortement qu'il y ait ici une vraie stratégie, ou même des concepts de stratégie. »

Paul Krugman, « Trump’s Great Illusion », Krugman Wonks Out (blog), 26 décembre 2024. Traduit par Martin Anota 

 

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