samedi 14 décembre 2024

Du privilège exorbitant à l’ignorance invincible

« Peut-être parce qu'elle peut sembler mystérieuse, l'économie monétaire internationale donne étrangement souvent lieu à des citations. Et plus souvent encore, elle fait dire des choses qui sont simplement stupides, mais j'y reviendrai dans un instant.

Peut-être que je souffre d’un biais, car c’était l’un de mes domaines universitaires, mais il me semble que la finance internationale a eu plus que sa part de slogans mémorables. Lorsque la Grande-Bretagne a abandonné l’étalon-or, John Maynard Keynes a déclaré : "Il y a peu d’Anglais qui ne se réjouissent pas de la rupture de nos chaînes d’or". Après la guerre, chaque fois que les spéculateurs ont commencé à parier contre la livre sterling, certains politiciens britanniques ont accusé les "gnomes de Zurich", ce qui était stupide – tout le monde dans la finance internationale savait que les gnomes en question se trouvaient à Bâle.

Mais la citation la plus durable est peut-être celle de Valéry Giscard d’Estaing, ministre des Finances de Charles de Gaulle, selon laquelle le rôle international du dollar donnait aux États-Unis un "privilège exorbitant", c’est-à-dire la possibilité d’enregistrer des déficits commerciaux persistants parce que le reste du monde devait accepter les dollars. (Cette citation est souvent attribuée à tort à de Gaulle, qui ne l’a pas prononcée, bien qu’elle reflète certainement ses opinions.) Et cette affirmation de "Discard Disdain", comme The Economist a pu l’appeler, a été reprise par de nombreuses personnes au fil des ans.

Quant à moi, je suis un sceptique exorbitant. Je ne crois pas que le rôle particulier du dollar apporte des avantages économiques majeurs aux États-Unis. Je m’arrache vraiment les cheveux quand je vois des commentateurs économiques prétendre que la capacité des États-Unis à enregistrer des déficits commerciaux persistants est unique, alors que quelques minutes de lecture des données du FMI vous montrent que ce n’est pas le cas (le compte courant est la définition large de la balance commerciale, qui inclut les services et les revenus d’investissement) :

Compte courant (en % du PIB)

Il est possible que le rôle spécial du dollar permette aux Etats-Unis d'emprunter à moindre coût qu’ils n’auraient pu le faire en son absence. Certains modèles théoriques, comme l'histoire de la "devise dominante" de Gopinath/Stein, le prédisent. Mais l'effet, s'il existe, est un signal trop faible pour être extrait du bruit statistique.

Mais savez-vous qui croit que la domination du dollar est une source importante de la puissance américaine et qui lance des menaces à quiconque qui tente de le remplacer ? Donald Trump, bien sûr. […]

Il y a beaucoup de bêtises dans ce discours, à commencer par l'idée que les gouvernements étrangers peuvent simplement remplacer le dollar par décret (même si d'autres, comme Vladimir Poutine, partagent la même idée fausse). J'écrirai un prochain billet pour expliquer pourquoi ce n'est pas du tout ainsi que cela fonctionne.

Il y a aussi des illusions de grandeur : Trump imagine clairement que les Etats-Unis détiennent toutes les cartes en main en ce qui concerne une éventuelle guerre commerciale et je crains que lui et le reste d’entre nous ne recevions bientôt une leçon concrète sur les limites de l’influence commerciale des États-Unis.

Mais ce qui est vraiment bizarre dans le discours de Trump, c’est qu’étant données ses opinions sur le commerce, il devrait vouloir voir le dollar perdre son rôle particulier.

Voici ce que vous devez savoir sur la balance des paiements : elle s’équilibre toujours. C'est-à-dire,

Balance commerciale + Entrées nettes de capitaux = 0

(bien qu'il y ait quelques astérisques concernant les revenus d'investissement ; peu importe)

Ce que Giscard d'Estaing cherchait à dire, c'est que parce que le reste du monde était forcé d'accepter des actifs en dollars, permettant aux Etats-Unis d'enregistrer des déficits commerciaux persistants, l'Amérique était en fait subventionnée : nous avons pu consommer des biens et des services réels produits à l'étranger et tout ce qu'ils ont reçu en retour, c'était des morceaux de papier.

Mais Trump croit fermement que parce que nous avons des déficits commerciaux avec d’autres pays, nous les subventionnons.

Voici, par exemple, ce qu’il a déclaré pour justifier d’éventuels tarifs élevés imposés à nos voisins : "Nous subventionnons le Canada à hauteur de plus de 100 milliards de dollars par an. Nous subventionnons le Mexique à hauteur de près de 300 milliards de dollars. Nous ne devrions pas le faire. Pourquoi subventionnons-nous ces pays? Si nous devons les subventionner, qu'ils deviennent des États des Etats-Unis. Nous subventionnons le Mexique, le Canada et de nombreux pays à travers le monde."

Quoi ? Nous ne subventionnons pas le Canada ou le Mexique au sens habituel du terme, et certainement pas de la manière par laquelle les États américains les plus pauvres sont subventionnés par les États les plus riches. Ce que Trump veut dire, c'est que nous enregistrons des déficits commerciaux avec ces deux pays, même si ses conseillers ont inventé une nouvelle formule mathématique pour gonfler ces déficits, qui étaient en réalité de 64 milliards et 152 milliards de dollars l'année dernière.

Mais comment un déficit commercial avec le Mexique peut-il signifier que nous subventionnons notre voisin du Sud ? Ils nous envoient des choses utiles, comme des pièces détachées de voitures. En échange, nous leur envoyons des reconnaissances de dette, comme des dettes fédérales ou d'entreprises. Aucune des deux parties n'est une victime. Que pense-t-il ?

Eh bien, il ne réfléchit probablement pas ; tout est viscéral. Il veut que les Etats-Unis soient un gagnant, ce qui signifie à la fois attirer beaucoup de capitaux étrangers et générer des excédents commerciaux. […]

Cependant, Peter Navarro, le tsar du commerce de Trump, a essayé d'expliquer pourquoi il pense que les déficits commerciaux appauvrissent les Etats-Unis et son explication ne tente pas d'abroger les lois de l'arithmétique ; elle est simplement erronée dans les faits.

Voici ce que Navarro a écrit dans un livre blanc de 2016 avec Wilbur Ross, qui est devenu plus tard secrétaire au Commerce : "[S]upposons que les États-Unis aient pu éliminer complètement leur déficit commercial de 500 milliards de dollars en 2015 en combinant une augmentation des exportations et une diminution des importations plutôt qu’en fermant simplement leurs frontières au commerce. Cela aurait entraîné un gain ponctuel de 3,38 points de PIB réel et un taux de croissance réel du PIB cette année-là de 5,97 %.

D'où peut venir cette idée ? Tous les cours d'économie de base enseignent aux étudiants l'identité comptable du revenu national suivante :

PIB = C + I + G + NX

où C représente les dépenses de consommation, I les dépenses d’investissement, G les achats publics (par opposition aux transferts de revenus comme les chèques de sécurité sociale) et NX les exportations nettes, c’est-à-dire la balance commerciale. Si NX augmente, c’est-à-dire si le déficit commercial diminue, quelque chose d’autre doit s’ajuster. Et Navarro a simplement supposé que ce serait le PIB, qu’un déficit commercial plus faible conduirait à une croissance plus élevée.

Mais ce n’est pas nécessairement le cas. En fait, cela n'est même pas possible à moins que l'économie ne soit déjà profondément déprimée, ce qui laisse une grande marge de manœuvre pour augmenter le PIB. Ce n'est généralement pas le cas, et lorsque ce n'est pas le cas, on s'attend à ce que les variations de la balance commerciale soient compensées par les variations d'autres composantes du PIB, en particulier de l'investissement.

Je vais vous donner un exemple concret de la façon par laquelle ces choses fonctionnent en pratique, dans ce cas-ci, il s'agit d'une forte augmentation plutôt que d'une forte réduction du déficit commercial. C'est un épisode un peu oublié aujourd'hui, mais la balance commerciale américaine est devenue profondément déficitaire entre le milieu des années 1990 et le milieu des années 2000 :

Exportations nettes de biens et services des Etats-Unis (en % du PIB)

Ce déficit commercial a-t-il réduit la croissance ? Pas du tout. L'économie a connu un boom à la fin des années 1990, a subi une légère récession lorsque la bulle technologique a éclaté, puis a repris sa croissance jusqu'à l'éclatement de la bulle immobilière en 2007. En termes d'identité comptable nationale, la contrepartie de la baisse du NX n'était pas la baisse du PIB, mais la hausse de I : d'abord un boom de l'investissement non résidentiel (essentiellement l'investissement des entreprises) pendant le boom technologique, qui a laissé place à un boom de l’investissement en logements pendant le boom immobilier :

Investissements résidentiel et non résidentiel aux Etats-Unis (en % du PIB)

Et puis tout est parti en vrille, mais c'est une autre histoire.

J'ai pris soin de dire "contrepartie" et non "conséquence", parce qu’une identité comptable ne vous dit rien sur la causalité à l’œuvre. En fait, il est assez évident qu'au cours de cette période, les changements dans la demande d'investissement ont influencé la balance commerciale. Tout d'abord, il y a eu l'essor de l'investissement des entreprises (dont une grande partie, soit dit en passant, concernait des sociétés de télécommunications établies plutôt que de fragiles dot-coms), qui a laissé place au boom de l'immobilier.

Comment le boom des investissements a-t-il pu conduire à une explosion du déficit commercial ? En attirant de nombreux capitaux étrangers, ce qui a fait monter la valeur du dollar, rendant les produits américains moins compétitifs sur les marchés mondiaux :

Taux de change du dollar américain

Donc, les Etats-Unis subventionnaient-ils d'une manière ou d'une autre d'autres pays en enregistrant un déficit commercial ? Je ne vois pas comment on pourrait le démontrer. Si quelqu'un s'est fait avoir, ce sont les investisseurs étrangers, dont certains ont acheté Pets.com dans les années 1990 et des titres adossés à des crédits immobiliers à risque dans les années 2000.

Alors, est-ce important que Trump soit invinciblement ignorant en matière de commerce international, son sujet de prédilection ? Je pense que oui. Il s’imagine que d’autres pays tirent avantage des Etats-Unis et se plieront docilement à ses exigences de cesser de le faire ; ce n’est pas ainsi qu’ils voient les choses et il va devoir faire face à de terribles représailles – ces Canadiens "subventionnés" parlent déjà de taxes à l’exportation sur le pétrole et l’uranium. On aimerait penser que lorsque tout ira mal (lorsque ses exigences que les étrangers investissent aux Etats-Unis tout en cessant d’engranger des excédents commerciaux ne seront pas satisfaites, car c’est arithmétiquement impossible), il reculera et suivra les conseils des adultes présents dans la salle. Mais il n’y aura aucun adulte dans la salle. Et je n’ai aucune idée de ce qui va suivre. »

Paul Krugman, « From exorbitant privilege to invincible ignorance », 13 décembre 2024. Traduit par Martin Anota

 

aller plus loin…

« Les conséquences économiques du second mandat de Trump » 

« Pourquoi il ne faut pas être obnubilé par le déficit commercial » 

« Petite macroéconomie des droits de douane » 

« Quelles ont été les conséquences de la guerre commerciale de Trump pour les Etats-Unis ? » 

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