lundi 16 décembre 2024

Estimer le rendement de la scolarité avec l'équation de Mincer

« L’équation de Mincer (sans doute l’équation la plus largement utilisée dans les travaux empiriques) peut être utilisée pour expliquer une multitude de phénomènes économiques, et même non économiques. L’une de ces applications consiste à expliquer (et à estimer) les salaires en fonction de la scolarité et de l’expérience sur le marché du travail. L’équation de Mincer fournit des estimations des rendements monétaires moyens d’une année supplémentaire d’éducation. Cette information est importante pour les décideurs politiques qui doivent décider des dépenses d'éducation, de la priorisation des niveaux de scolarité et des programmes de financement de l'éducation tels que les prêts étudiants. […]

L'équation de Mincer suggère que chaque année supplémentaire d'éducation produit un taux de rendement privé (c'est-à-dire individuel) de l'éducation d'environ 8 à 10 % par an, allant d'un minimum de 0,2 % à plus de 35 % dans certains pays. À l’échelle mondiale, les rendements de l’enseignement supérieur sont les plus élevés, suivis par ceux de l’enseignement primaire puis ceux du secondaire ; cela représente un renversement significatif par rapport aux résultats obtenus par de nombreuses études antérieures. Les décideurs politiques peuvent tirer d’importants enseignements des résultats minceriens ; par exemple, une poursuite de l’expansion de l'enseignement universitaire semble être très rentable pour l'individu, ce qui signifie que les gouvernements doivent trouver des moyens de rendre le financement [des études] plus facilement accessible et que des taux de rendement élevés peuvent être obtenus grâce à l'investissement dans l'éducation des filles.

Motivation

Les taux de rendement privés de la scolarité sont incontestables. Ils sont fréquemment utilisés pour expliquer le comportement individuel en matière de choix éducatifs et pour indiquer la productivité [Oreopoulos et Petronijevic, 2013]. Ils peuvent parfois être utilisés pour analyser les effets distributifs des programmes de financement de l’éducation, ce qui peut orienter les politiques publiques en matière de conception de programmes et d’incitations visant à favoriser les investissements éducatifs privés et publics, en particulier dans l’enseignement supérieur. Un bon exemple est le financement des études, où les estimations du rendement de la scolarité peuvent être utilisées pour concevoir des programmes de prêts étudiants. Ils peuvent aider les décideurs politiques à établir des taux de remboursement, surtout si des programmes conditionnés au revenu sont adoptés. Ces estimations peuvent également être utilisées pour évaluer les potentiels avantages d’une inscription dans des études supérieures, puisque cette décision dépend des résultats à long terme de l’obtention du diplôme, des différences de salaires, de l’obtention du diplôme et du domaine d’études. Comprendre comment évaluer les rendements de la scolarité et être capable d’appliquer de façon appropriée ces résultats aux décisions politiques est une compétence essentielle que les décideurs politiques ont à leur disposition.

Les économistes utilisent ce qu’on appelle des fonctions de gains pour estimer le rendement de l’éducation, l’équation de Mincer étant sans doute celle la plus largement utilisée dans les travaux empiriques. Elle fournit les estimations nécessaires pour évaluer les rendements de la scolarité d’un point de vue monétaire et elle permet de comparer directement les résultats. Les données empiriques sur les rendements de l’investissement dans l’éducation fournissent des indicateurs utiles. Même si la plupart des estimations sont basées sur des coupes transversales et utilisent les salaires des individus à différents âges, elles peuvent être considérées comme des anticipations de salaires futurs qui aident les individus à décider comment investir dans leur propre capital humain.

Les fonctions de gains minceriennes ont été estimées pour de nombreux pays et pour de nombreux groupes démographiques différents. L'équation de Mincer est devenue omniprésente, au point que les gens ne font plus référence à la source originale ou n'utilisent même pas le terme mincerien [Lemieux, 2006]. Sa structure simple et sa nature parcimonieuse font de l’équation de Mincer la méthode la plus appropriée pour étudier les salaires. En outre, il s’agit aussi d’un modèle flexible, qui permet aux chercheurs d’inclure d’autres variables, tout en offrant en même temps une méthode précise de modélisation de la relation entre salaires, scolarité et expérience professionnelle.

Discussion des avantages et des inconvénients

Le concept de scolarisation comme investissement personnel remonte au moins à Adam Smith. À la suite de la révolution du capital humain dans la pensée économique dans les années 1960, le niveau d'éducation des travailleurs a été analysé en profondeur, la microéconomie se concentrant essentiellement sur les rendements de l'éducation, c’est-à-dire la mesure des bénéfices économiques futurs pour un individu ou la société d’une augmentation du montant d’études suivies. Il existe essentiellement deux classes de méthodes d’estimations : la première utilise la procédure du taux de rendement interne et la seconde approxime cette procédure en ajustant une fonction de gains à des ensembles de données individuelles. Le taux de rendement interne est obtenu en fixant à zéro la valeur actualisée des coûts et des bénéfices au cours du temps et en trouvant le taux d'actualisation implicite, mais cela n'est pas examiné plus en détail dans le présent article car cela dépasse le cadre de l'équation de Mincer ou d'autres fonctions de gains standards.

L’équation de Mincer explique les salaires comme fonction de la scolarité et de l’expérience sur le marché du travail, donnant une idée claire des rendements monétaires moyens d’une année de scolarité supplémentaire. Le taux de retour sur investissement dans la scolarité est présenté dans un format simple et comparable qui permet d'estimer la rentabilité de la scolarité, permettant ainsi aux gens d'utiliser ces informations à des fins de décision d'investissement.

L’intérêt porté à la détermination de la valeur de l’investissement dans l’éducation s’est accru au fil du temps. À l’échelle mondiale, les dépenses d’éducation sont passées de 3,6 % du PIB en 1970 à 4,4 % du PIB en 2020 (avant de chuter à 4,2 % du PIB en 2021). Dans le même temps, les individus et leurs familles investissent des sommes importantes de leur poche pour les frais de scolarité et autres dépenses liées à l’éducation. Le salaire non gagné de l'étudiant représente le coût le plus important supporté par les individus et leurs familles pendant les études. Cet investissement massif dans la scolarité est-il justifié ? Une façon d’analyser cette question consiste à estimer les coûts et les bénéfices de l’investissement, pour lesquels l’équation de Mincer est parfaitement adaptée.

Bien que la plupart des études sur les taux de rendement cherchant à estimer les rendements de la scolarité pour un pays, une région ou un niveau de scolarité, on s'intéresse depuis peu à des informations plus désagrégées, telles que les rendements pour certains groupes de population classés en fonction de caractéristiques spécifiques, par exemple les groupes ethniques, linguistiques ou religieux, les personnes handicapées, etc. L'estimation des équations de Mincer pour différents groupes tels que les hommes et les femmes ou les groupes ethniques peut être utilisée pour étudier l'ampleur de la discrimination sur le marché du travail. Les rendements de la scolarité pour les femmes sont utilisés pour justifier des investissements supplémentaires dans la scolarisation des filles. Les rendements de la scolarisation dans les pays en développement sont utilisés pour justifier les objectifs internationaux visant à scolariser tous les enfants. Dans les pays développés, les investissements massifs dans l’enseignement supérieur, la hausse des frais de scolarité et l’endettement croissant des étudiants remettent en question l’attractivité globale de l’investissement éducatif.

Alors qu’un débat est en cours à propos de la validité externe et de la causalité des estimations du taux de rendement, il y a plusieurs études robustes qui vont dans le sens d’une causalité. Il s'agit d'études qui exploitent les variations naturelles dans la scolarité, par exemple les changements de l’âge de fin de scolarisation obligatoire. Des analyses empiriques plus concluantes sont présentées ci-dessous.

GRAPHIQUE 1  Rendement moyen d’une année de scolarisation supplémentaire (en %) et durée moyenne de scolarisation (en nombre d’années)

En outre, puisque les fonctions de gains fournissent les rendements privés de la scolarité, le seul coût pris en compte est le manque à gagner associé au fait de faire des études plutôt que de travailler. Pour obtenir une estimation du rendement social de l'école, il faut identifier d'autres coûts (par exemple les coûts publics de l'éducation) et les avantages autres que salariaux, tels que les bénéfices en termes de santé. En outre, malgré l'utilité des estimations du taux de rendement, l'évolution rapide des conditions (c'est-à-dire les changements technologiques et la hausse de la complexité économique globale) dégrade l'intérêt de l'utilisation de données transversales historiques pour prendre les décisions d'investissement dans la période courante. Un autre problème est que la simple équation de Mincer estime un taux de rendement marginal moyen, or le taux de rendement peut varier en fonction du nombre d’années de scolarité et diminuer au cours du cycle de vie professionnelle et selon les cohortes. Comme le montre le graphique 1, les rendements d’une année supplémentaire de scolarité changent (en général diminuent) à mesure que le niveau moyen de scolarité augmente au fil du temps.

L’interprétation des résultats d'une fonction de gains

La forme de la fonction de gains (quelles variables inclure ? comment les inclure ?) est importante [Chiswick, 2006]. Les chercheurs utilisent généralement le salaire horaire comme variable dépendante (le résultat d’intérêt) dans ces calculs. Toutefois, la période sur laquelle les gains sont mesurés est souvent déterminée par la nécessité : certains ensembles de données rendent compte des gains annuels tandis que d’autres rapportent des salaires hebdomadaires ou horaires. Dans la mesure où les personnes ayant un niveau de scolarité plus élevé ont tendance à travailler davantage, le rendement de la scolarité sera plus élevé si l'on utilise les salaires hebdomadaires ou annuels plutôt que les salaires horaires [Card, 1999]. Il faut garder cela à l’esprit lorsque l’on construit et interprète les résultats des fonctions de gains.

Outre l’éducation, l’expérience professionnelle est une autre variable (explicative) importante qui explique l’accumulation de capital humain après la scolarité et qui affecte donc en conséquence le salaire. L'âge est couramment utilisé pour approximer l'expérience, même s'il faut tenir compte du nombre d'années passées à l'école par chacun, car cela a un impact sur les qualifications de l'individu lorsqu’il entre sur le marché du travail. Dans les pays en développement où les enfants risquent de ne pas commencer l'école à temps en raison, par exemple, des maladies, du coût de la scolarité ou de l’éloignement des établissements scolaires, ou lorsqu'il existe un taux élevé de redoublements en série, il peut y avoir une légère erreur de mesure si l’on utilise le nombre d’es années de scolarité pour approximer expérience. Toutefois, omettre l’expérience conduirait à des résultats biaisés en raison de la relation entre l’expérience professionnelle et d’autres caractéristiques pertinentes. En particulier, l'expérience et la scolarité sont négativement corrélées entre elles, c'est-à-dire que lorsque l'on examine des personnes du même âge, celles qui ont plus d'années de scolarité ont moins d'expérience professionnelle. Et la scolarité et l’expérience sont positivement corrélées avec le salaire. Cela signifie que l'omission de l'expérience professionnelle pourrait conduire à une sous-estimation des effets de la scolarité sur les salaires [Polachek, 2008].

En outre, l’une des limites de l’équation de Mincer est l’hypothèse selon laquelle les rendements de l’expérience professionnelle sont les mêmes à tous les niveaux d’éducation. Le problème des primes d’expérience hétérogènes est évoqué dans la littérature, mais aucune solution avancée jusqu’à présent ne s’avère satisfaisante. De plus, l’expérience ne rend pas seulement compte de l’apprentissage sur le tas et de la détérioration des compétences, mais elle met également en évidence des problèmes institutionnels ou contractuels, comme par exemple lorsque les entreprises proposent des profils de rémunération qui privilégient les travailleurs âgés pour inciter à l’effort. En économie du travail, on parle de l’hypothèse du salaire d’efficacité, selon laquelle certains employeurs pourraient être incités à verser à leurs salariés un salaire supérieur aux taux du marché afin de réduire les coûts associés à la rotation (turnover) du personnel, en particulier dans les secteurs où il est très coûteux de remplacer la main-d’œuvre. Une partie de ce salaire incitatif peut être captée par le coefficient d'expérience.

Les problèmes d'interprétation qui se posent lors de la lecture des résultats d'une fonction de gains sont illustrés dans la compilation des rendements de la scolarité dans 165 économies (cf. graphique 2). L'étude présentée est typique, dans le sens où elle utilise des enquêtes représentatives et structurées et estime les profils de salaires en utilisant des données transversales. La première colonne montre les résultats de la fonction mincerienne typique avec le nombre d’années de scolarité comme variable continue. Les résultats représentent des travailleurs ayant des salaires positifs sur le marché du travail, ce qui représente un échantillon important. Dans l'ensemble, c'est en Afrique subsaharienne où le rendement de l'éducation est le plus élevé, soit 12,3 %. Les rendements sont également élevés dans les économies à haut revenu, en Amérique latine et dans les Caraïbes, ainsi qu'en Asie de l'Est et dans le Pacifique, avec respectivement 9,1 %, 10,8 % et 9,2 %. Les rendements les plus faibles se trouvent dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord avec seulement 5,9 %. Dans l'ensemble, le rendement moyen mondial est de 9,5 % [Psacharopoulos et Patrinos, 2028 ; Montenegro et Patrinos, 2023].

GRAPHIQUE 2  Rendements moyens de la scolarité selon la région (en %)

Le graphique 2 montre également les rendements selon le genre. En moyenne, les rendements de la scolarité sont significativement plus élevés pour les femmes que pour les hommes. Les rendements les plus faibles de la scolarité (de seulement 5,1 %) concernent les hommes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, tandis que les rendements les plus élevés (en l’occurrence de 14,5 %) concernent les femmes d'Afrique subsaharienne.

Les estimations mondiales des rendements de la scolarité

La plupart des études qui présentent des compilations de rendements de la scolarité souffrent de problèmes de comparabilité en raison de la couverture de l'échantillon de données et de la méthodologie utilisée. Un problème commun est que les enquêtes peuvent ne pas refléter avec précision les moyennes de la population. Les chercheurs incluent aussi en général de nombreuses variables (explicatives) indépendantes dans leurs modèles, ce qui peut affecter les estimations des rendements de la scolarité et les différentes études utilisent rarement les mêmes modèles. La fonction de gains de Mincer typique utilise un nombre limité de variables : les salaires, la durée de scolarité et l’expérience professionnelle. Mais certains chercheurs ajoutent de nombreuses autres variables, notamment le secteur d’emploi, la région, etc. Ils peuvent aussi spécifier différemment les variables, ce qui complique les comparaisons. Néanmoins, des estimations récentes fournissent des résultats pour de nombreux pays, une nouvelle compilation ayant réalisé des estimations comparables des rendements privés de la scolarité sur la base des données de 911 enquêtes auprès des ménages de 139 économies [Montenegro et Patrinos, 2023]. Un nouvel ensemble de données basé sur 1.973 enquêtes menées dans 165 pays a été créé en combinant celles de Psacharopoulos et Patrinos (2018) et de Montenegro et Patrinos (2023) et elle fournit des estimations comparables des taux de rendement privé de l'éducation pour 97 % de la population mondiale. Les compilations précédentes de la littérature sont parvenues à certaines conclusions [Psacharopoulos et Patrinos, 2018 ; Montenegro et Patrinos, 2023] :

  • Le taux de rendement privé moyen mondial d’une année de scolarité est de 9,5 %. De nouvelles données suggèrent que le rendement d’une autre année de scolarité (rendement marginal) est effectivement positif, significatif et plus concentré autour de la moyenne qu’on ne le pensait auparavant.
  • Les rendements de l’école sont plus élevés dans les économies à haut revenu et en Afrique subsaharienne.
  • Les rendements de la scolarité sont plus élevés pour les femmes que pour les hommes. (Néanmoins, simplement appliquer la fonction des rémunérations de Mincer pour les femmes peut être biaisée en conséquence, par exemple, d’une mesure incorrecte de l’expérience puisque les femmes sont moins susceptibles d’être salariées et sont moins souvent actives.)
  • Même si les rendements de l’école diminuent à mesure que l’offre d’éducation augmente dans un pays, ils ont tendance à ne diminuer que légèrement au fil du temps, de moins de 2 points de pourcentage par décennie et bien moins ces dernières années. Les données mondiales montrent que les rendements de la scolarité ont significativement diminué au fil du temps, mais à un rythme beaucoup plus lent que le déclin associé à l'expansion de la scolarisation, en particulier depuis la fin des années 1990 [Psacharopoulos et Patrinos, 2018 ; Montenegro et Patrinos, 2023]. Alors que l’offre scolaire a augmenté de près de 50 % dans le monde depuis 1980, les rendements de l’école n’ont diminué que de 3,5 points de pourcentage, soit de 0,1 % par an. En parallèle, la durée moyenne de scolarisation a augmenté de plus de trois ans, soit de 2 % par an, dans le monde. En moyenne, une année de scolarité supplémentaire entraîne une réduction de 1 point de pourcentage du rendement de la scolarité.

Déterminer quel est l’investissement éducatif le plus rentable

Les individus investissent dans un niveau d’éducation ou un programme menant à un diplôme, plutôt que dans des années d’études. L'équation de Mincer est une spécification flexible. Le nombre d’années de scolarité peut être remplacé par d'autres variables pour représenter les niveaux de scolarité (par exemple, des types spécifiques de programmes menant à un diplôme). Celles-ci deviennent des variables muettes (des variables à deux valeurs : 0 et 1) pour chaque niveau de scolarité. Étant donné que les niveaux de scolarité sont séquentiels (c’est-à-dire qu’il faut terminer le primaire pour accéder au secondaire et finir le secondaire pour accéder au supérieur), les rendements de la scolarité pour chaque niveau intègrent également les avantages des niveaux de scolarité précédents.

GRAPHIQUE 3  Moyenne mondiale des rendements de la scolarité

L'une des conclusions obtenues depuis longtemps dans la littérature était que les rendements de la scolarité sont les plus élevés au niveau de l'enseignement primaire, mais ce constat est obsolète (cf. graphique 3). À l’échelle mondiale, les rendements de l’enseignement supérieur sont les plus élevés, suivis par ceux du primaire, les rendements les plus faibles étant ceux de l’enseignement secondaire. En moyenne, les rendements globaux de l’enseignement supérieur sont de 14,5 %, tandis qu’ils sont de 10,2 % pour l’enseignement primaire. Les rendements les plus élevés de l'enseignement supérieur concernent l'Afrique subsaharienne avec 22,5 %, qui présente également les rendements les plus élevés de l'enseignement primaire (13,6 %). Dans une certaine mesure, l’effet sur l’enseignement primaire peut être dû à une hausse de la scolarité obligatoire. Autrement dit, à mesure que les pays se développent et que les systèmes éducatifs se développent, l’école primaire devient obligatoire et universelle, ce qui rend difficile, voire impossible, l’estimation des rendements de l’éducation ou leur comparaison avec ceux des travailleurs plus âgés qui peuvent avoir des salaires inférieurs pour d’autres raisons.

Les compétences acquises lors de la scolarité ou l’acquisition de diplômes entraînent-elles une hausse des salaires ?

La prime salariale associée au niveau d’éducation suggère que la productivité augmente à mesure que les individus acquièrent des qualifications supplémentaires. Un point de vue alternatif est que les salaires augmentent avec le niveau de scolarité en raison des effets de certification. Cela fait référence à l’idée selon laquelle des niveaux de scolarité plus élevés sont associés à des salaires plus élevés non pas parce qu’ils augmentent directement la productivité, mais parce qu’ils certifient que le travailleur est susceptible d’être productif. En ce sens, l’éducation trie simplement les travailleurs selon leurs attributs inobservés ; elle n’augmente pas nécessairement leur productivité intrinsèque. Pour des raisons de politique publique, il est important de faire la distinction entre l’hypothèse du capital humain (productivité) et l’hypothèse du filtre (screening) concernant les rendements de l'éducation. En termes très simples, la première hypothèse suggère que l’école transmet des compétences qui améliorent la productivité, si bien que les hausses de salaires sont dues à l’augmentation de la productivité induite par les investissements dans la scolarité (capital humain), tandis que l’hypothèse du filtre suggère que les employeurs sélectionnent des travailleurs plus diplômés pour réduire leur risque d’embaucher quelqu’un ayant une moindre capacité à apprendre, auquel cas ce n’est pas la scolarisation qui explique la productivité. En gardant ces concepts à l’esprit, si le seul objectif de l’école est de trier les futurs salariés, des questions se posent alors quant à l’opportunité d’un investissement public dans l’expansion ou l’amélioration de l’éducation.

Le débat ci-dessus est généralement présenté comme un argument soit/soit. Cependant, la corrélation observée entre l'éducation et les salaires montre qu'au niveau individuel la scolarité augmente effectivement les salaires. Un certain niveau de filtre existera probablement, du moins à l’entrée sur le marché du travail, et influencera peut-être également la décision d'inscription. La fonction de rémunérations peut être utilisée pour examiner les arguments en faveur ou contre la théorie du filtre.

La plupart des tests de l’hypothèse du filtre utilisent une fonction de gains. Un test pour l’hypothèse du filtre examine les rendements des individus ayant terminé leurs études par rapport à ceux qui ont abandonné leurs études au milieu de celles-ci ; si l'éducation sert de signal (c'est-à-dire de mécanisme de sélection), alors la certification d'un cours devrait fournir plus d'informations aux employeurs potentiels sur les capacités du candidat que le nombre d'années de scolarité. Les rendements des personnes ayant fini leurs études seraient donc plus élevés que ceux des personnes qui n’ont pas allées jusqu’au bout de leurs études. Pour examiner la "version faible de l'hypothèse du filtre par rapport à la version forte", on fait une distinction entre les employeurs qui versent des salaires irrationnels (c'est-à-dire des salaires qui ne correspondent pas aux qualifications ou à l'expérience du candidat) au moment de l'embauche initiale (version faible) en comparaison avec ceux qui continuent de payer de tels salaires par la suite (version forte). La plupart des applications de la "version faible versus la version forte de l’hypothèse du filtre" ne trouvent pas de preuves solides de l’existence du filtre. Une analyse qui utilise des techniques d'évaluation rigoureuses pour comparer les salaires des travailleurs qui ont réussi de peu à leurs examens de fin d'études dans le seconde avec ceux qui ont échoué de peu trouve peu de preuves d'effets de filtre des diplômes [Clark et Martorell, 2014]. En exploitant une réforme universitaire qui a réduit le nombre de cours requis pour obtenir un diplôme mais qui n'a pas modifié la qualité des étudiants entrants ou diplômés, une étude montre que les salaires ont chuté de manière significative, ce qui suggère que le capital humain joue un rôle important dans la détermination des salaires, ce qui va contre le modèle du filtre pur [Arteaga, 2018].

Des tests plus rigoureux de l’hypothèse du filtre cherchent à tirer profit d’"expériences naturelles" telles que les changements dans l’âge de fin de scolarité ou les ouvertures d’universités. Dans l’ensemble, même si certains éléments témoignent de l’existence d’un certain filtre, l’éducation s’avère généralement associée à des salaires plus élevés en raison de la productivité plutôt que du filtre. Ainsi, l’investissement dans l’éducation continue d’être une activité utile à réaliser pour les individus et les sociétés [Card, 2001].

Le débat est en cours sur la validité externe et la causalité des estimations du taux de rendement. Des analyses empiriques plus concluantes seront disponibles une fois que les données sur les salaires gagnés au cours de l’existence par les bénéficiaires des programmes de bons d’éducation (vouchers) seront disponibles, car plusieurs de ces programmes utilisent des loteries pour attribuer des places, donnant ainsi aux chercheurs un accès à des données randomisées. En 1981, le Chili a introduit le choix d'une école à l'échelle nationale en offrant des bons d’éducation à tout étudiant souhaitant fréquenter une "école avec vouchers" (essentiellement, une école privée participant au programme, dont les frais seraient couverts par le bon). Les bénéficiaires des vouchers ont été davantage scolarisés et ont gagnée par la suite un plus haut salaire que les étudiants n'ayant pas reçu de bons. Il a également été estimé que les salaires du secteur formel sont plus élevés pour les bénéficiaires du programme gouvernemental à grande échelle de Colombie, qui a utilisé une loterie pour distribuer des bourses pour fréquenter des écoles du secondaire privées à des enfants provenant de milieux défavorisés. Des facteurs institutionnels ont également été utilisés pour estimer plus précisément les rendements de la scolarité, notamment l'effet de la date de naissance d'un élève. Ceux qui sont contraints de rester à l’école en raison de leur date de naissance, comme cela est spécifié dans la loi quant à la scolarisation obligatoire, obtiennent le même taux de rendement de l’éducation que ceux qui poursuivent volontairement leurs études.

Limites et lacunes

L'un des débats récurrents en économie de l'éducation porte sur la question de savoir dans quelle mesure les rendements de l'éducation sont corrélés à d'autres facteurs, tels que les capacités d'un individu ou s'ils présentent simplement les effets de sélection. Il se pourrait que les personnes généralement plus compétentes choisissent de s’inscrire à un programme d’études ou d’entreprendre des années de scolarité supplémentaires parce qu’elles sont plus compétentes sur le plan scolaire, tireront donc un plus grand avantage de leurs études et auront par la suite plus de chances d’obtenir un emploi mieux rémunéré. Dans un tel cas, il y a autosélection individuelle, ce qui peut créer un biais vers le haut du taux de rendement estimé de la scolarité. En outre, les établissements d'enseignement peuvent proposer une inscription à des étudiants plus capables et plus faciles à enseigner, qui sont plus susceptibles d'exceller dans les programmes respectifs. Là encore, cela tendrait à introduire un biais haussier dans les rendements de la scolarité.

Les estimations des rendements de l’éducation basées sur des techniques économétriques avancées qui tiennent compte de différentes caractéristiques aboutissent à un taux de rendement moyen similaire à la moyenne mondiale présentée dans la plupart des études. Ces études plus sélectives se concentrent sur le débat sur la causalité entre la scolarité et les salaires ; ils confirment que l’effet de la capacité et des facteurs associés n’a pas d’impact significatif sur les résultats généraux concernant le rendement de l’éducation. Néanmoins, des travaux supplémentaires sur la causalité s’avèrent nécessaires.

Des analyses plus récentes qui exploitent des données permettant de désagréger les rémunérations selon les années de scolarité achevées ont remis en question la nature linéaire de l’approche fondée sur la fonction des gains. De plus, en raison des avancées technologiques rapides et continues, les données transversales basées sur des observations portant sur de nombreuses années dans le passé peuvent produire des estimations biaisées des rendements de la scolarité. Certains se demandent même s'il est encore possible d'interpréter le coefficient de scolarité comme un taux de rendement [James Heckman et alii, 2006]. Par exemple, certains chercheurs estiment que la littérature qui suit les rendements de la scolarité estimés à partir de l’équation de Mincer et de données transversales suppose que les jeunes travailleurs fondent leurs attentes en matière de salaires futurs sur les expériences actuelles des travailleurs plus âgés. Cependant, si les prix (c'est-à-dire le coût de la scolarité, par exemple les frais de scolarité associés à l'université) changent au fil du temps et que les travailleurs sont capables d'anticiper au moins partiellement ces changements, alors les estimations du rendement des différents niveaux de scolarité basées sur des données transversales peuvent ne pas représenter les taux de rendement ex ante gouvernant les décisions d’investissement dans le capital humain. S’appuyer sur des cohortes passées pour évaluer les décisions d’investissement courantes nécessite plusieurs hypothèses fortes, telles que la stabilité de l’environnement économique et la parfaite certitude des flux futurs de rémunérations. Cela s’avère difficile dans le contexte courant, étant donné que de nouvelles données suggèrent que les structures salariales ont considérablement changé au fil du temps, ce qui rend difficile l’utilisation de coupes transversales pour estimer les salaires tout au long du cycle de vie. Une solution pourrait consister à suivre des cohortes réelles tout au long de leur parcours scolaire et professionnel pour mesurer le schéma de leurs rémunérations afin d’estimer les rendements de l’éducation.

Enfin, les taux de rendement privés sont applicables et utiles à l’échelle mondiale. Mais, pour de nombreuses décisions politiques, il faut évaluer les taux de rendement social plus larges, qui incluent les dépenses publiques du côté des coûts et, entre autres choses, les estimations monétaires des avantages associés à l'investissement d'un individu dans l'éducation et dans l'éducation et la santé de ses enfants (par exemple, les baisses de la fécondité, la santé des conjoints, l’efficacité de la recherche d'emploi, la cohésion sociale, la réduction de la délinquance, etc.). Ces éléments ne sont pas présentés dans cet article, car ils nécessitent plus de données que celles actuellement disponibles pour la plupart des pays et parce qu’ils nécessitent des techniques d’estimation qui vont au-delà des capacités des fonctions de gains du capital humain standards. L’équation de Mincer peut intégrer les coûts sociaux, mais l’inclusion des prestations sociales est plus difficile. Une autre difficulté réside dans l’absence de données sur de nombreuses prestations sociales.

Résumé et conseils politiques

L’éducation reste un investissement positif, significatif et rentable pour les individus. En moyenne, une année d’éducation supplémentaire produit un taux de rendement privé de la scolarité de près de 10 % par an. Il existe peu d’investissements plus rentables que les individus peuvent réaliser en eux-mêmes.

Dans un renversement significatif, que l’on voit désormais à travers le monde, c’est désormais au niveau de l’enseignement supérieur que les rendements de l’éducation sont les plus élevés. Cela a des implications importantes, car cela devrait se traduire par une augmentation de la demande d’enseignement supérieur et exercerait ainsi une pression sur les décideurs politiques pour qu’ils développent l’enseignement universitaire. Cela ne devrait toutefois pas se faire au détriment de l’éducation de base, puisque l’enseignement primaire est un service humain fondamental et que l’accès à l’enseignement primaire (et secondaire) est une condition préalable à l’entrée à l’université.

Même si les femmes peuvent être moins bien payées que les hommes (bien que l’écart selon le genre semble diminuer), un investissement dans l’éducation à tous les niveaux est plus rentable pour les femmes que pour les hommes. L’implication politique de ce constat est évidente. Les pays doivent poursuivre leurs efforts pour investir dans l'éducation des filles et s’assurer à ce que celles-ci achèvent leurs cycles d’enseignements primaire et secondaire. Parce que les gains de l’éducation universitaire sont si élevés, les efforts visant à amener les femmes à l’université représentent une bonne option d’investissement, conduisant à des gains d’efficacité globaux et réduisant encore davantage l’écart de rémunérations entre les sexes.

Les rendements de l’éducation n’ont diminué que modestement sur une longue période, malgré de massifs investissements à l’échelle mondiale dans l’éducation, ce qui signifie que l’éducation continue d’être un investissement rentable. Les décideurs politiques feraient donc bien d’investir dans l’éducation de base, de continuer à améliorer la qualité de l’enseignement et de mettre en œuvre des politiques sensées pour élargir les possibilités d’éducation dans le supérieur. Par exemple, les rendements élevés de l’enseignement supérieur inciteront les individus à demander ce niveau de scolarité. En même temps, les rendements privés élevés suggèrent des opportunités de modèles de financement de partage des coûts et innovants. Ainsi, les gouvernements peuvent imposer des frais de scolarité et soutenir ceux pour qui ces frais sont inabordables avec des prêts étudiants [Avery et alii, 2012]. Il serait peut-être même préférable d'utiliser les ressources futures, en l’occurrence les revenus futurs des diplômés, pour financer la poursuite de leurs études [Chapman, 2006]. Cela équivaudrait à des programmes de prêts conditionnés au revenu qui basent les paiements futurs sur les revenus des diplômés. Ces types de prêts signifient que ceux qui gagnent plus rembourseront leur prêt plus rapidement. Ceux qui ont des difficultés à trouver un emploi bien rémunéré peuvent rembourser leurs prêts pour des montants moindres, sur une période plus longue, voire même à obtenir une annulation totale de leurs dettes.

L’équation de Mincer a clairement contribué à faire progresser les domaines de l’économie du travail et de l’économie de l’éducation. Elle a amélioré la compréhension des déterminants des rémunérations, du taux de rendement de la scolarité, de la demande d'éducation, des impacts de la discrimination et de l'importance de l'expérience sur le marché du travail et de la formation en cours d'emploi. En outre, l’équation de Mincer est désormais utilisée dans d’autres domaines tels que la sociologie et l’anthropologie. L’équation de Mincer est donc un outil véritablement utile pour un large groupe de chercheurs et de décideurs politiques ; elle devrait être largement utilisée pour déterminer les estimations du rendement de l’éducation et continuera à contribuer à l’avenir à de nombreux autres domaines politiques pertinents. »

Harry Anthony Patrinos, « Estimating the return to schooling using the Mincer equation », IZA, World of Labor, n° 278, août 2024. Traduit par Martin Anota 

 

Références

Arteaga, C. (2018), « The effect of human capital on earnings: Evidence from a reform at Colombia's top university », Journal of Public Economics, vol. 157.

Avery, C., Turner, S. (2012), « Student loans: Do college students borrow too much - Or not enough? », Journal of Economic Perspectives, vol. 26, n° 1.

Card, D. (1999), « The causal effect of education on earnings », in Ashenfelter, O., & D. Card. (dir.), Handbook of Labor Economics 3A, Elsevier.

Card, D. (2001), « Estimating the return to schooling: Progress on some persistent econometric problems », Econometrica, vol. 69, n° 5.

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Aller plus loin…

« Les études rapportent-elles vraiment ? » 

« Le diplôme rapporte… surtout lors des récessions » 

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