« […] L’une des choses qui frustrent ceux d’entre nous qui croient que les électeurs ont fait un mauvais choix le mois dernier est que les électeurs américains semblent être plus ou moins les seuls au monde à penser que les Etats-Unis ont une mauvaise économie. D’autres pays regardent nos performances avec envie, voire même avec inquiétude. En effet, la Commission européenne a récemment publié un rapport de Mario Draghi, l’ancien président de la BCE (et l’homme qui a sauvé l’euro), appelant à une action urgente pour combler le fossé.
L'accent est mis en grande partie sur la domination américaine dans les technologies numériques. Il n'est pas difficile de le voir. Jetez un œil à la liste des dix entreprises technologiques ayant la plus forte valorisation boursière à la mi-novembre. À l'exception du géant taïwanais des semi-conducteurs TSMC, toutes sont américaines ; aucune entreprise européenne ne s'en rapproche :
Capitalisation boursière des dix plus grandes sociétés technologiques au monde (en milliards de dollars) Mais il y a une chose amusante à propos de cette liste, qui n’est curieusement pas mentionnée dans le rapport Draghi et dans toutes les autres enquêtes sur la domination technologique américaine que j’ai lues, comme celle d’un article publié la semaine dernière dans le Financial Times. Il est vrai que TSMC mise à part, toutes les grandes entreprises technologiques sont américaines. Mais les Etats-Unis sont un grand pays et pourtant nos géants technologiques viennent tous d’une petite partie de ce grand pays. Six des sociétés de la liste sont basées dans la Silicon Valley – et si Tesla a déplacé son siège social à Austin, c’était dans la Silicon Valley qu’elle a rendu les voitures électriques cool […]. Les deux autres sont basés à Seattle, qui est en quelque sorte un pôle technologique secondaire.
Donc, aujourd’hui, je vais vous proposer une vision hétérodoxe de la domination technologique américaine. Presque tout ce que je lis porte sur des choses comme la réglementation excessive en Europe, une culture financière qui est propice à la prise de risques, etc. Je ne dis pas que rien de cela n’est pertinent. Mais une façon de penser la technologie dans une économie mondiale est de considérer que le développement de toute technologie particulière a tendance à se concentrer géographiquement dans une poignée de clusters, qui doivent être situés quelque part – et lorsqu’il s’agit de technologie numérique, ces clusters, en grande partie pour des raisons historiques, résident aux États-Unis. Pour simplifier à l’extrême, nous ne parlons peut-être pas vraiment d’une domination technologique américaine , mais de la domination de la Silicon Valley .
Dans la mesure où cela est vrai, je pense que cela a des implications importantes. Celles-ci devront faire l'objet d'un autre article, car celui-ci est peut-être déjà trop long. Mais en tout cas, examinons le contexte.
Revenons une génération plus tôt, l’économie américaine, bien qu’énorme et puissante, ne paraissait pas si exceptionnelle. En première approximation, tous les pays avancés semblaient être au même niveau technologique et avaient à peu près la même productivité, c’est-à-dire la même production par heure de travail. L’Europe avait un PIB par tête inférieur à celui des États-Unis, mais c’était parce que les Européens travaillaient moins d’heures, ce qui reflétait en grande partie les politiques obligeant les employeurs à accorder des vacances, alors que les Etats-Unis étaient (et restent) le pays sans vacances. Les Européens avaient moins de choses mais plus de temps et il est possible de penser qu’ils faisaient le bon choix.
Néanmoins, à partir de 2000, les États-Unis ont pris de l’avance. Le rapport Draghi commence avec un graphique qui replace cet essor relatif dans une perspective historique, montrant comment il a partiellement inversé la grande convergence de la productivité qui avait suivi la Seconde Guerre mondiale :
Productivité européenne relativement à la productivité américaine (base 100 = productivité américaine) Donc, comment expliquer l’essor américain et le retard de l’Europe ? Ma première idée en lisant le rapport Draghi, qui tente en effet d’expliquer les performances médiocres de l’Europe et de proposer des recommandations pour inverser la tendance, a été : "bonne chance avec ça". Il est notoirement difficile d’expliquer ou de prédire les différences de réussite entre les économies nationales. En 1970, Robert Solow, le père de la théorie moderne de la croissance économique, a écrit de manière quelque peu sarcastique (je l’ai appris du maître) à propos des tentatives d’explication de la croissance atone de la Grande-Bretagne après la guerre :
"Toute discussion entre économistes sur la croissance relativement lente de l'économie britannique par rapport aux économies continentales finit par un feu d'artifice de sociologie d’amateurs. La différence est l'esprit étriqué du travailleur anglais, la lenteur des dirigeants anglais à adopter de nouveaux produits, de nouveaux procédés de production ou de nouvelles idées, le caractère très amateur des pratiques commerciales anglaises, la variété excessive des produits anglais correspondant à une société finement stratifiée ou le style d'éducation anglaise et les attitudes qu'il imprime aux diplômés ou la différence correspond à tout cela dans des proportions indéterminées." ("Science and ideology in economics", The Public Interest, automne 1970).
A ce propos, je suis assez vieux pour me souvenir de l'époque où les boutiques des aéroports étaient remplies de livres avec des guerriers samouraïs en couverture, censés vous enseigner les secrets de du management japonais qui, selon beaucoup à l’époque, ferait du Japon l'économie dominante du monde.
Cela étant dit, cependant, l’explication de l’écart croissant entre les États-Unis et l’UE pourrait nécessiter moins de sociologie amatrice que d’habitude, car cet écart ne concerne qu’une part étonnamment petite de l’économie. Le rapport Draghi présente un graphique décomposant l’écart selon le secteur industriel […]. Draghi l’interprète comme signifiant que la divergence entre les États-Unis et l’UE est entièrement liée à la technologie numérique, non pas à l’ utilisation de cette technologie, mais à sa production :
"En excluant de l'analyse les principaux secteurs des TIC (fabrication d'ordinateurs et d'électronique et activités d'information et de communication), la productivité de l'UE a évolué globalement au même rythme que celle des États-Unis au cours de la période allant de 2000 à 2019. Le désavantage restant en termes de croissance de la productivité par rapport aux États-Unis est considérablement réduit à 0,2 point de pourcentage (0,8 % de croissance de la productivité pour les États-Unis versus 0,6 % pour l'UE). L'écart actuel entre l'UE et les États-Unis peut être considéré comme proche de zéro, comme la croissance de la productivité de l'UE à 27 est de 0,2 à 0,3 point de pourcentage supérieure à celle de la sélection de l'UE à 10 (pour laquelle des données EU KLEMS sont disponibles). Pour la période allant de 2013 à 2019, le rôle des TIC est encore plus frappant, comme la croissance de la productivité de l'UE hors principaux secteurs des TIC a dépassé d'une certaine marge celle des États-Unis."
Tout est donc une question de technologie, même si le rapport reconnaît que "les États-Unis connaissent également une forte croissance de la productivité dans les services professionnels, la finance et l’assurance, ce qui reflète de puissants effets de diffusion des technologies d’information et de communication".
Ce qui m’amène à mon point : la technologie et la finance sont toutes deux très concentrées géographiquement, pour des raisons expliquées il y a plus d’un siècle par Alfred Marshall. Son exemple le plus motivant était l’industrie de la coutellerie à Sheffield, mais la même logique, en particulier la diffusion locale des connaissances, s’applique à la technologie dans la Silicon Valley ou à la finance à Manhattan :
"Lorsqu’un secteur a choisi un lieu où s’implanter, il est susceptible d’y rester longtemps : les avantages que les gens qui exercent le même métier retirent de leur proximité sont si grands. Les mystères du commerce ne sont plus des mystères […]. Le bon travail est apprécié à sa juste valeur, les inventions et les améliorations apportées aux machines, aux procédés et à l’organisation générale de l’entreprise voient leur mérites promptement discutés : si un homme lance une idée nouvelle, elle est reprise par d’autres et combinée avec leurs propres suggestions et elle devient ainsi la source d’autres nouvelles idées."
Les avantages naturels jouent généralement un rôle mineur dans la pérennisation des pôles industriels. Si le sol et le climat étaient ce qui comptait, la vallée de Santa Clara continuerait à produire des abricotiers. Au contraire, les pôles industriels sont souvent le résultat d'avantages naturels qui n'ont plus de pertinence depuis longtemps, comme la position de New York comme terminus du transport maritime via le canal Érié. En fait, ils sont souvent le fruit d’accidents fortuits : Seattle est ce qu'elle est parce que Bill Gates y a grandi. L'université de Stanford a joué un rôle important dans l'essor de la Silicon Valley, mais on ne sait pas si elle serait devenue ce qu'elle est si deux gars nommés Hewlett et Packard n'avaient pas créé une entreprise dans un garage.
Et voilà le problème : les pôles industriels soutenus par les effets de débordement (spillovers) informationnels et d'autres forces peuvent servir les marchés mondiaux, pas seulement la demande domestique. Prenons l'exemple du commerce mondial de services financiers […]. Quelqu'un pense-t-il que le rôle démesuré de la Grande-Bretagne reflète, par exemple, des caractéristiques particulières de la culture britannique qui font des Britanniques de bons banquiers ? Bien sûr que non. La Grande-Bretagne vend beaucoup de services financiers en raison des effets de débordement créés par la concentration bancaire à Londres, une concentration établie lorsque Londres était la capitale d'un empire mondial, mais qui persiste grâce à la dynamique des externalités positives localisées (pardonnez le jargon, mais à à ce stage, ce que je veux dire devrait être évident).
Ce que je suggère, c'est que l'avantage technologique des États-Unis pourrait ressembler considérablement à l'avantage bancaire de la Grande-Bretagne. En d'autres termes, il pourrait avoir moins à voir avec les institutions, la culture et la politique qu'au fait que, pour des raisons historiques, les principaux pôles technologiques au monde se trouvent aux États-Unis et y restent pour les raisons marshalliennes habituelles.
Même des choses qui s’apparentent à de majeures différences institutionnelles majeures peuvent résulter d’une concentration géographique. Les Européens déplorent l’absence d’un secteur du capital-risque bien développé, prêt à prendre des risques en matière d’innovation. En effet, il n’y a pas d’équivalent européen de Sand Hill Road, célèbre pour ses sociétés de capital-risque. Mais Sand Hill Road n’est pas seulement un état d’esprit ; c’est un lieu réel et il doit son existence en grande partie aux opportunités offertes par la Silicon Valley. Les capital-risqueurs sont prêts à prendre des risques sur la technologie américaine parce que la proximité géographique leur permet de mieux juger quels risques valent la peine d’être pris. Autrement dit, les mystères du commerce ne sont pas des mystères mais sont, pour ainsi dire, dans l’air.
Et la productivité élevée des États-Unis a beaucoup à voir avec la forte productivité des pôles technologiques et financiers. Le BEA vient juste de publier des estimations du PIB par comté et par zone métropolitaine ; celles-ci peuvent être combinées avec les données du BLS pour produire des estimations de la production par travailleur dans certaines régions. Comme vous pouvez l’imaginer, le PIB par travailleur est beaucoup plus élevé dans les pôles technologiques et financiers que dans le reste du pays :
Ces clusters à forte productivité jouent probablement un rôle important dans la productivité moyenne élevée des États-Unis.
A présent, deux autres grandes questions se posent ici. Premièrement, dans quelle mesure la productivité élevée de quelques clusters géographiques se diffuse-t-elle au reste de l’économie ? Deuxièmement, l’Europe peut-elle réduire ces avantages américains ?
La réponse aux deux questions est : je ne sais pas. Mais je travaille dessus. »
Paul Krugman, « Why does U.S. technology rule? », 12 décembre 2024. Traduit par Martin Anota
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