« Lorsque Trump annonce une politique agressive, il lui donne une justification grotesque. Cette fiction absurde est supposée rester dans nos esprits, comme un bouton sur lequel appuyer pour nous faire accepter la violence. Nous aurons du mal à remettre en question les mensonges plus tard si nous les acceptons lorsqu'ils nous sont présentés, parce que cela remettrait en question notre propre sentiment de ne pas être idiots.
C'est la magie du grand mensonge, comme Hitler l'expliquait dans Mein Kampf. Dites un mensonge si énorme, conseillait Hitler, que les gens ne croiront pas que vous les tromperiez à une telle échelle. Son plus grand mensonge était celui d'une conspiration juive internationale : quelque chose qui pouvait toujours être blâmé, quelque chose qui vous exonérait toujours de toute responsabilité. En 1939, Hitler et ses propagandistes ont multiplié les fictions à propos de la Pologne. Ils prétendaient que la Pologne n'existait pas réellement en tant qu'État, mais aussi que la Pologne était l'agresseur et qu’elle avait déclenché la guerre.
Les gros mensonges d'aujourd'hui ? Que le Canada a attaqué les États-Unis en premier en envoyant des quantités massives de fentanyl de l'autre côté de la frontière. Et aussi que le Canada n'existe pas vraiment.
Certes, le fentanyl est un problème sérieux et mortel. Il est dans la troisième vague de la crise des opioïdes aux États-Unis, après l'OxyContin et l'héroïne. Il tue des gens, notamment des jeunes, dans des proportions alarmantes.
Ce dernier quart de siècle, la crise des opioïdes a été un élément essentiel de la vie américaine. Dans certaines régions du pays, notamment certaines que je connais bien, on ne peut évoquer à la légère le sujet des opioïdes avec des inconnus, parce qu’il est probable qu’il y ait récemment eu un décès dans leur famille.
Les opioïdes, y compris le fentanyl, sont un problème essentiellement américain. Nous avons le taux de décès par opioïdes le plus élevé au monde. Nous, Américains, ne sommes pas seulement les consommateurs de fentanyl ; nous sommes aussi la grande majorité des trafiquants. Notre "système de santé" est au cœur de cette consommation et de ce trafic. La crise des opioïdes a commencé avec une stratégie lucrative adoptée par une société américaine, Purdue Pharma. Notre système de santé commercial pousse les patients vers les opioïdes, mais il manque des soins et de l'attention qui sont nécessaires à long terme pour prévenir la dépendance. La vague de dépendance, qui a débuté avec l'OxyContin de Purdue et qui s'est poursuivie avec l'héroïne, a maintenant atteint le fentanyl.
La demande de fentanyl est américaine, notamment au sein même de la Maison-Blanche de Trump. Les personnes qui vivent aux épicentres de la crise d’addiction tendent à voter républicain ; sans eux, Trump ne serait jamais devenu président. Trump et Vance sont sensibles à la question des opioïdes, dans la mesure où ils considèrent la souffrance comme une ressource politique, une source de misère qui peut être dirigée contre un ennemi de leur choix.
Le message de Vance ? Nous devons comprendre nos propres addictions comme une attaque provenant de l’extérieur. Il est important d'en comprendre la psychologie. Un toxicomane aura tendance à blâmer les autres plutôt que lui-même. En politique domestique, nous avons élevé cette irresponsabilité au rang de vérité nationale : quelqu'un d'autre que les Américains doit être tenu pour responsable des addictions de l'Amérique. C'est désormais devenu notre politique étrangère. Nous rejetons la responsabilité de nos problèmes sur autrui et nous nous accrochons à des histoires toujours plus absurdes, comme celle selon laquelle le Canada serait responsable.
Dans son livre, Vance nous parle de sa mère, une infirmière, qui était autrefois une alcoolique et qui était dépendante aux médicaments. Il a choisi de la placer au centre de son message politique. Vance a induit le public en erreur sur l'essentiel du problème de sa mère, en imputant la responsabilité de ses souffrances à d'autres pays ("le poison traversant nos frontières"). Les problèmes de sa mère n'avaient rien à voir avec les drogues provenant d'autres pays.
Contrairement à d'autres politiciens, notamment certains républicains, Vance n'est pas devenu un défenseur de la prévention de la toxicomanie ou du traitement de la dépendance. Il est plutôt devenu un champion du mensonge et de la culpabilisation des autres, des comportements qu'il associe lui-même à l’addiction.
Dans son livre, il nous enseigne que nous devons tous assumer nos responsabilités personnelles et ne pas attendre de l'État qu'il nous aide. Nous devons rejeter le "mouvement culturel" qui nous pousse à blâmer les autres pour nos propres échecs. En tant que vice-président, cependant, il est à la tête de ce "mouvement culturel". Il blâme les autres pays pour nos actions […].
Comme le cas extrême de l’addiction le montre, les mensonges fonctionnent car ils déplacent les responsabilités. Que Vance blâme d'autres pays pour les problèmes de sa mère est un mensonge sans fondement, mais avec un attrait psychologique. Que les Américains blâment d'autres pays pour le fentanyl est aussi un attrayant déplacement de responsabilité.
Certes, d'autres pays sont impliqués. La Chine fabrique les produits de base. Deux cartels de la drogue mexicains jouent un rôle crucial. La drogue est en effet introduite contrebande (généralement par des Américains et presque exclusivement pour des Américains) en grandes quantités du Mexique vers les États-Unis. Bien qu'il soit déraisonnable de créer une fausse distinction entre Mexicains coupables et Américains innocents, il est important de stopper l'approvisionnement, comme l'administration Biden le faisait déjà, avec un certain succès.
L'administration Trump prétend que le Canada mérite des droits de douane en raison du trafic de fentanyl. Vance affirme que le Canada l’"exploite" personnellement en permettant à la drogue de traverser la frontière. Cette assez extraordinaire inclination au grief personnel ouvre la voie à un dangereux délire politique.
Blâmer le Canada relève de la mauvaise foi. Lorsque Trump regroupe le Canada et le Mexique et prétend que le fentanyl "coule" des deux pays, il ment. La quantité de fentanyl qui passe du Canada aux États-Unis représente environ 0,2 % du total, et non 2 %. 0,2 %. La quantité totale introduite en contrebande par la frontière avec le Canada au cours de l’année 2024 tiendrait dans une seule valise. Le Canada n’a même pas été mentionné dans l’évaluation officielle de la menace nationale liée à la drogue de 2024 de la Drug Enforcement Administration. Comme les Canadiens sont souvent trop polis pour le souligner, le véritable problème à la frontière est la contrebande d’armes américaines vers le Canada.
Le Canada a été un ami et un allié fiable des États-Unis. Il est étrange de présenter le Canada comme le vilain d'une histoire américaine. Présenter le Canada comme l'ennemi des États-Unis en ce qui concerne le fentanyl est une théorie du complot, sans fondement empirique, mais qui tient à la nécessité de blâmer autrui pour ce que nous avons fait. C'est une fiction à très grande échelle, qui nécessite la construction d'une réalité alternative complète. Une fois que nous admettons que le "fentanyl canadien" est une théorie du complot, la guerre commerciale des États-Unis avec le Canada prend une toute autre dimension.
Trump et son cabinet entraînent la presse à associer une chose à l'autre : les tarifs douaniers sont à voir avec le fentanyl. Mais c'est n’importe quoi. L'idée selon laquelle le Canada nous envoie du fentanyl et que nous répondons avec des tarifs douaniers implique un tel excès de mensonges qu'il nous faut chercher la vérité ailleurs, et en urgence.
Il est bien plus plausible de penser, comme l'ancien premier ministre canadien Justin Trudeau l'a déclaré, que les droits de douane sont une étape d'une politique visant à adoucir le Canada pour l’annexer. Cela découle de ce que Trump a lui-même déclaré, à plusieurs reprises en public, et aussi à Trudeau en privé. Trump lui-même est de plus en plus persistant et direct dans son affirmation selon laquelle le Canada devrait devenir le cinquante-et-unième État. Une fois que nous comprenons que les tarifs douaniers n'ont rien à voir avec le fentanyl, nous pouvons nous demander : pourquoi, alors, toute cette rhétorique ?
La politique tarifaire et le délire du fentanyl viennent tous deux d’un autre endroit : le désir d’annexer le Canada.
La propagande autour du fentanyl vise probablement à préparer les Américains à voir le Canada comme un ennemi. La seule façon pour les États-Unis de parvenir à un tel agrandissement territorial serait des menaces amenant les Canadiens à capituler ou de procéder à une véritable invasion du Canada. Alors, associer le Canada à notre crise d’addiction est une propagande utile.
Pourquoi ne pas blâmer les Canadiens pour ce que nous nous infligeons à nous-mêmes ? Et ensuite les punir pour cela ? Et s’ils ne résolvent pas un problème essentiellement américain, ce qu’ils ne peuvent évidemment pas faire, alors laissons les Canadiens être ciblés par de nouveaux mensonges et davantage de haine.
La chanson "Blame Canada" de South Park a toujours été une satire de l'Amérique, mais au moins une satire réconfortante, car elle témoignait de la conscience de soi américaine. Ses deux dernières lignes : "Il faut les blâmer et faire du grabuge/Avant que quelqu'un ne songe à nous blâmer !" C'est ce qui se passe désormais et il faut y faire face.
Faire face. Les démocrates aux Etats-Unis se rassurent parfois à l'idée que des Etats-Unis incluant le Canada aurait plus de chances d'élire des présidents démocrates plutôt que républicains. C'est stupide.
Nous ne devrions pas imaginer une hypothétique Amérique qui, d'une manière ou d'une autre, impliquerait pacifiquement les Canadiens dans ses élections. Nous devons considérer le processus par lequel l'assujettissement du Canada se produirait. Dans un monde où les États-Unis recourraient à la violence ou à la menace de violence pour annexer le Canada, les Canadiens colonisés n'auraient pas le droit de vote. Leur pays serait traité comme une zone militaire hostile, exploitée pour ses ressources. Et dans un monde d'impérialisme en Amérique du Nord, les Américains verraient aussi leurs droits bafoués. Lorsqu'un empire naît, une république s'effondre.
Et, soit dit en passant, il n'est pas du tout clair que les États-Unis gagneraient une telle guerre. Les Américains ont tendance à oublier leur désastreuse histoire d'invasion du Canada. Et de nouveau, il est important de ne pas confondre politesse et faiblesse. J'ai visité un jour une station balnéaire canadienne où tout à la surface n'était que commerce joyeux et plaisir de skier. Et puis, en souterrain, il y avait un endroit pour lancer des haches. À côté de moi se trouvait un père et ses deux filles, d'environ douze et huit ans, qui visaient juste. (C'était un centre de lancer de haches pour tous les âges.) La hache tremblant dans le bois est une réalité suggestive.
La guerre avec le Canada est ce que Trump semble avoir en tête. Le fentanyl n'est pas le seul grand mensonge. Que le Canada n'existe pas vraiment en est un autre. La façon par laquelle cette fiction est formulée est étrangement poutinienne. La rhétorique de Trump à propos du Canada fait étrangement écho à celle des propagandistes russes vis-à-vis de l'Ukraine. L'affirmation selon laquelle le pays n’est pas réel, que son peuple souhaite réellement nous rejoindre, que la frontière est une ligne artificielle, que l'histoire doit mener à l'annexion… Tout cela est familier avec Poutine, tout comme la curieuse ambiguïté de Trump à propos d'un voisin : ce sont nos frères, mais ce sont aussi nos ennemis ; ils nous font des choses terribles et eux non plus n'existent pas vraiment.
La rhétorique impérialiste doit être perçue pour ce qu'elle est, c’est-à-dire une préparation non seulement à une guerre commerciale, mais aussi à la guerre elle-même. Et, il va sans dire, une guerre désastreuse, à tous les égards, pour chacun. (Sauf Poutine et Xi, peut-être : le conflit américano-canadien est une façon pour Trump de leur servir le monde sur un plateau.)
Que quelqu'un vous traite poliment et parle votre langue ne signifie pas qu'il souhaite que vous l’envahissiez. C'était une erreur russe à propos des Ukrainiens. Avant l'invasion russe, la culture populaire ukrainienne était bilingue et polie. En général, les gens s'adaptaient simplement à la langue qui leur semblait la plus confortable pour une autre personne. Les Russes en visite pouvaient donc entendre des Ukrainiens parler leur langue et pouvaient ensuite supposer avec arrogance que c'était parce que les Ukrainiens étaient en fait Russes et qu’ils voulaient faire partie de la Russie. Je crains que les Américains, ou du moins certains Américains à la Maison Blanche, ne soient en train de commettre une erreur similaire.
Le Canada a aussi une culture publique polie, moins bilingue en pratique que celle de l'Ukraine, mais qui, contrairement à celle de l’Ukraine, possède une deuxième langue officielle. Les Canadiens, que leur langue maternelle soit le français ou l'anglais, parlent naturellement anglais avec les Américains monolingues. C'est une simple courtoisie, mais cela empêche les Américains de percevoir les différences avec le Canada, notamment le fait que la langue officielle de sa plus grande province est le français et que le pays tout entier possède deux langues officielles. Les responsables canadiens utilisent les deux, du moins au début de leurs discours. Ils doivent débattre entre eux dans les deux langues. […]
Les Canadiens tendent à être (ou tendaient à être) patients avec nous. Les Canadiens connaissent bien les Américains et tendent (ou tendaient à être) à nous voir sous notre meilleur jour. Tout cela est tout à leur honneur ; rien de tout cela ne signifie qu’ils souhaitent devenir le cinquante-et-unième État (une expression si stupide que cela me fait mal aux doigts de la taper). Le Canada est un pays très intéressant et très différent, avec une histoire très différente. Les Canadiens ont des institutions très différentes et vivent des vies très différentes (et plus longues). Les Canadiens ont un profond sens de qui ils sont ; quiconque qui suggère le contraire n’a tout simplement pas pris le temps de venir dans ce pays ou de l’écouter avec attention.
L'idée selon laquelle le Canada n'existe pas est un exemple des mensonges complaisants que les impérialistes se racontent avant de se lancer dans des guerres d'agression vouées à l'échec. L'association spécifique du Canada avec le fentanyl est un gros mensonge qui permet aux Américains de rejeter la responsabilité sur un ennemi désigné et de s'engager dans un monde de délires géopolitiques. Quiconque qui joue avec l'idée que le Canada n'existe pas ou répète les calomnies liées au fentanyl est un belliciste et prépare le terrain pour une catastrophe nord-américaine.
Les gros mensonges sont puissants, mais ils sont aussi vulnérables, du moins avant que la guerre ne commence. Les guerres commencent avec les mots et nous devons prendre les mots au sérieux, au moment où ils importent le plus, en l’occurrence maintenant. Lorsque nous aurons vu la vérité sur la destination où tout cela est censé nous mener, nous pourrons l'empêcher : en dénonçant les gros menteurs et en disant les petites vérités. »
Timothy Snyder, « Blame Canada. Our warmongering, drugged-out conspiracy theory », Thinking About… (blog), 16 mars 2025. Traduit par Martin Anota
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