« Les Américains prétendent que leur tentative d’humilier le président ukrainien à la Maison Blanche hier concernait la paix. Si c'était le cas, rien de ce qu’ils ont dit n’a de sens.
La tentative d’agression contre un président en visite concernait la guerre mondiale qu’Elon Musk, Donald Trump et J.D. Vance ont choisie. Si nous prêtons attention à ce que Vance et Trump ont dit hier, nous pourrons saisir la déraison de la politique américaine et le chaos qui s’ensuivra.
Vance a ouvert les hostilités contre Volodymyr Zelensky avec une affirmation à propos des négociations menées avec la Russie, les considérant comme une formule qui mettrait fin comme par magie à la guerre. Zelensky avait déclaré, calmement et correctement, que des négociations avec la Russie avaient déjà été tentées par le passé et qu’elles n’avaient pas fonctionné. Les Russes ont trahi chaque trêve et chaque cessez-le-feu depuis leur première invasion en 2014. Et cette première invasion a bien sûr violé un certain nombre de traités entre l’Ukraine et la Russie, aussi bien que les principes fondamentaux du droit international. Zelensky s’est présenté à la présidence en 2019 comme candidat de la paix, promettant de négocier avec Poutine pour mettre fin à ce qui était alors une guerre qui durait depuis déjà cinq ans. La Russie n’a pas répondu à ces ouvertures, sauf avec du mépris, puis avec l’invasion russe totale de l’Ukraine en février 2022.
Durant et après la réunion d’hier dans le Bureau ovale, les Américains ont suggéré que tout ce qui s’était passé était un cessez-le-feu ukrainien unilatéral et qu’ainsi la fin de la guerre s’ensuivrait automatiquement. Les Américains ont indiqué que Zelensky était trop stupide pour le comprendre. Zelensky a raison de dire qu’un cessez-le-feu devrait être suivi d’efforts pour renforcer l’Ukraine, que sinon la guerre recommencerait tout simplement. L’évidence est de son côté. Même durant la prétendue campagne de paix de Trump ces six dernières semaines, les autorités russes n’ont jamais dit qu’elles mettraient fin à la guerre. Les Russes continuent de commettre chaque jour des crimes de guerre. Hier, la Russie a attaqué des hôpitaux à Kharkiv. Les Russes ont seulement dit qu’ils parleraient aux Américains, ce qui n’est pas la même chose qu’accepter de prendre part à un processus de paix. Du point de vue russe, un cessez-le-feu est une opportunité pour mettre fin au soutien extérieur à l’Ukraine et pour démobiliser l’armée ukrainienne, et ce afin de préparer la prochaine attaque. Même si cela n’était pas évident au vu des déclarations et actions russes, aucun dirigeant ukrainien responsable ne pourrait accepter l’idée des Américains selon laquelle un cessez-le-feu est suffisant, ni prendre les Américains au mot lorsqu’ils disent que tout ira bien par la suite.
Après la confrontation d’hier dans le Bureau ovale, Trump a clairement montré à quel point l’approche américaine n'était pas stratégique. Il a affirmé que le vrai problème était que Zelensky voulait parler de Poutine. La Russie, bien sûr, est l’agresseur. Cela ne fait pas sens d’exiger du pays attaqué qu’il cesse de se défendre et de prétendre que cela suffirait à apporter la paix. Si les États-Unis sous Trump étaient intéressés par la paix en Ukraine, la puissance américaine se serait engagée pour dissuader la Russie de poursuivre la guerre. Il n’y a jamais eu de signe significatif d’une volonté de le faire et certainement pas de nouvelle politique américaine, sous Trump, allant dans ce sens. Au contraire, les États-Unis ont sorti la Russie de son isolement international et ont accepté par avance la plupart des exigences russes. Mais même si cela n’avait pas été le cas, la position américaine aurait été illogique. Tant que la guerre d’agression est en cours, l’agresseur ne peut simplement pas être d’humeur (humored), comme Trump le propose, durant un processus qui vise la paix.
Dans l’émotion qui régnait à la Maison Blanche, cependant, il était évident que la situation était psychologique plutôt que stratégique. En présence de Zelensky, Trump a confessé sa sympathie pour Poutine. A ses yeux, Poutine et lui "avaient traversé beaucoup de choses ensemble". Le grief affiché ici était si important que tout le monde ne pouvait pas saisir ce que Trump voulait dire. Trump a dit qu’il avait été victime d’un "canular" (hoax), parce que les gens pensaient que Poutine aidait ses campagnes présidentielles. Mais Trump a affirmé, de manière assez extraordinaire, que Poutine était aussi la victime de ce "canular". Et en effet, selon Trump, cette expérience qui a rapproché les deux hommes. Cela jette un peu de lumière sur l’une des conversations régulières entre Poutine et Trump ces dernières années. Cela reflète toutefois un engagement émotionnel basé sur une irréalité soigneusement organisée. Bien sûr, il n’y a pas eu de canular. Poutine a soutenu Trump dans ses trois campagnes présidentielles, jusqu’aux menaces à la bombe russes contre des districts à prédominance démocrate le jour de la dernière élection. Mais le lien émotionnel entre les deux hommes, comme Trump l’a révélé, est réel. Pour Trump, la blessure imaginaire infligée à l’ego de son ami Poutine était la réalité pertinente ; les blessures réelles que les Russes réels ont infligées aux Ukrainiens réels ne le sont pas.
À la Maison Blanche, Zelensky a demandé à Vance s’il était déjà allé en Ukraine, ce qui est une question raisonnable. Vance a fait l’une de ses déclarations ex cathedra habituelles. Il parle de la guerre avec beaucoup d’assurance, en disant aux experts en sécurité et aux Ukrainiens qu’il a "raison" et qu’ils ont "tort". En effet, l’un des moments les plus marquants d’hier a été lorsque Vance a crié à Zelensky que ce dernier avait "tort". Vance fait des jugements sur la base de chiffres, sans aucune connaissance de la réalité ou du fonctionnement du champ de bataille. Il ignore aussi le facteur humain, en traitant la guerre comme un problème de maths dans lequel les grands nombres gagnent toujours, ce qui, du point de vue historique, est une erreur. Est-ce que le camp numériquement le plus fort a gagné la guerre d’indépendance ? Depuis 1945, la norme a été que le petit pays colonisé batte le grand pays colonisateur. L’analyse de Vance échappe aussi à toute responsabilité, comme si cela n’avait pas d’importance de savoir dans quel camp sont les États-Unis. Son arrogance mène au chemin qu’il a emprunté : le pays qu’il considère personnellement comme le plus fort devrait gagner la guerre, parce que c’est ce qu’il pense. Si ce n’était pas le cas, la puissance américaine devrait être ajoutée au camp qui, croit-il, devrait gagner : la Russie. Ses actions d’hier ont certainement contribué à cet objectif.
La réponse de Vance à la question de Zelensky est également révélatrice. Vance estime qu’il vaut mieux chercher sur Internet plutôt que d’apprendre les choses en personne. Il part de l’idée étrange que Zelensky est responsable de son échec à se rendre en Ukraine, car Zelensky aurait emmené des gens faire des "tournées de propagande" (propaganda tours). C’est illogique. Il est vrai que les gouvernements ukrainiens accompagnent les visiteurs étrangers sur les lieux de massacres, en particulier Boucha. Ces visites ont sans aucun doute un effet sur les gens. Mais le massacre de Boucha a bel et bien eu lieu. Lorsque Vance attache le mot "propagande" au fait de s’y rendre, il se rapproche douloureusement de la déclaration russe selon laquelle le massacre n’a pas eu lieu du tout et que les signes de celui-ci ont été mis en scène. Parce que Boucha est une banlieue de Kiev, et donc relativement accessible aux délégations étrangères, elle sert d’exemple représentatif de ce qui est, malheureusement, de nombreux cas similaires de massacres de civils. Et ce crime de guerre, le massacre de civils, représente à son tour de nombreux autres crimes de guerre, comme la torture, le viol et l’enlèvement d’enfants. Si Vance avait décidé de se rendre en Ukraine, il aurait pu se rendre à Bucha avec ou sans Ukrainiens, selon son choix. Il aurait aussi pu parler à des gens à Kiev ou même s’aventurer au-delà, dans d’autres villes. Il aurait pu parler à des soldats et à des officiers des forces armées ukrainiennes. Rien ne l’en empêchait. Il était, après tout, un sénateur des États-Unis, puis le vice-président des États-Unis. Il aurait pu organiser le voyage comme il le voulait et d’autres auraient fait le nécessaire pour lui.
Il y a une raison pour laquelle Vance n’ira pas en Ukraine. Il est en ligne. L’année dernière, à la Conférence sur la sécurité de Munich, il a refusé de rencontrer Zelensky, sous prétexte qu’il savait déjà tout ce qu’il devait savoir. Puis, il a passé du temps sur Internet dans sa chambre d’hôtel et il a publié des messages sur certaines préoccupations d’adolescents. Cette année, à la Conférence sur la sécurité de Munich, il a été annoncé que Vance ne verrait Zelensky que si les Ukrainiens signaient d’abord un accord cédant une grande partie de l’économie ukrainienne aux États-Unis sans rien en échange. Lorsqu’il a rencontré Zelensky, il l’a fait entouré d’autres personnes. À la Maison Blanche, hier, il a exprimé la même peur d’affronter quelque chose de réel. Crier à un invité "vous avez tort, vous avez tort" n’est pas un signe de confiance ou de sagesse. Vance prend la voie prudente de rejeter les autres plutôt que d’admettre qu’il pourrait avoir quelque chose à apprendre. Vance a déclaré à la Maison Blanche que les "histoires qu’il voit" (seeing stories) sont plus importantes que de se rendre en Ukraine. Il vaut mieux recueillir des informations, comme il l'a dit, auprès de ses propres "sources", celles qui confirment ce qu'il pense déjà, plutôt que de s'engager réellement auprès d'un autre pays ou de sa population. Les "sources" de Vance l'ont conduit à répéter des affirmations qui provenaient très spécifiquement de la propagande russe et qui ont été documentées comme telles, par exemple l’affirmation totalement fausse selon laquelle l'aide américaine financerait des yachts. Vance a contribué à répandre ce mensonge.
Peut-être parce qu’il sentait la gêne de sa position, Vance a alors crié à Zelensky qu’il devait remercier le président Trump. Zelensky remercie de manière obsessionnelle les dirigeants américains et étrangers pour leur soutien à l’Ukraine. Il l’a fait également lors de cette visite aux États-Unis. Ce que Vance semblait vouloir dire, c’est que Zelensky devait exprimer ses remerciements à ce moment précis, à cet endroit précis, chaque fois que Vance le voulait, en fait juste au moment où Vance lui criait dessus et parce que Vance lui criait dessus. Vance exigeait de Zelensky qu'il remercie Trump pour l’aide que l’administration Biden a donnée à l’Ukraine et que les gens de Trump menaçaient de lui retirer et qu’à ce moment-là ils avaient presque certainement déjà décidé de retirer. La politique de Trump vis-à-vis de l’Ukraine, jusqu’à hier, était quelque chose comme ceci : rencontrer la Russie sans l’Ukraine ; céder à chaque demande russe importante avant toute concession russe et sans demander l’avis des Ukrainiens ; prétendre que la Russie et l’Ukraine étaient conjointement responsables de la guerre ; qualifier Zelensky de dictateur sans condamner Poutine ; exagérer considérablement l'ampleur de l'aide américaine ; réclamer des ressources ukrainiennes en compensation de cette aide. Dans ce contexte, l'exigence compulsive d'une gratitude incessante sur demande n'est pas seulement déraisonnable : elle se transforme en besoin de l'agresseur d'être présenté par la victime comme le grand bienfaiteur.
Même les moqueries de la presse sur les vêtements de Zelensky, peut-être le summum du grotesque d’hier, révèlent également une déconnexion avec ce qui se passe réellement dans le monde. L’idée implicite est que les gens qui portent des costumes et des cravates sont les vrais héros, parce que l’héroïsme consiste, d’une certaine manière, à toujours savoir s’adapter à la structure du pouvoir et à s’y fondre. Mais dans l’histoire, il arrive des moments où des choses inattendues surviennent et où les comportements, notamment symboliques, doivent être ajustés. Zelensky a décidé il y a trois ans de ne pas porter de costume, non pas, comme on l’a suggéré de manière insultante hier, parce qu’il n’en possède pas, et non pas, comme on l’a suggéré de manière ridicule, parce qu’il ne comprend pas le protocole. Il y a trois ans, il a décidé de s’habiller comme il se doit pour exprimer sa solidarité avec un peuple en guerre, son propre peuple en guerre. C’est, franchement, quelque chose que les Américains devraient déjà savoir, plutôt qu’un sujet approprié pour une question à la Maison Blanche, encore moins une question moqueuse. Mais c’est la moquerie elle-même qui révèle l’illogisme américain, ou pire. Certains Américains veulent croire que la chose la plus importante est la conformité, que se moquer des différences humaines manifeste du courage. Autrefois, on savait mieux. Lorsque Benjamin Franklin est allé demander du soutien aux Français pendant la guerre d'indépendance, il portait une casquette en peau de raton laveur, ce qui n'était pas comme il fallait. Lorsque Winston Churchill s'est rendu à la Maison Blanche pendant la Seconde Guerre mondiale, il portait une tenue de guerre qui n'était pas sans rappeler celle que portait Zelensky hier.
De même, Trump a tourné en dérision le courage humain lorsqu’il a demandé que Zelensky reconnaisse que l’Ukraine se serait immédiatement effondrée sans les armes américaines. Cela fait des Américains des héros et des Ukrainiens ceux qui doivent remercier les Américains sur demande. Il est vrai, bien sûr, que les armes américaines ont été très importantes et que les Ukrainiens vont maintenant souffrir de la décision de Trump de déplacer la puissance américaine du côté russe de la guerre. Mais toutes les armes qui avaient été livrées jusqu’en février 2022, par la première administration Trump et l’administration Biden, étaient manifestement insuffisantes contre le genre d’invasion terrestre à grande échelle que la Russie a lancée. Les Ukrainiens ont obtenu des armes après février 2022 précisément parce qu’ils ont résisté.
Presque tous les Américains croyaient lorsque l’invasion complète a commencé que l’Ukraine s’effondrerait immédiatement sous la puissance russe et que Zelensky quitterait le pays. Mais il ne l’a pas fait. Son courage physique en restant à Kiev, un écho au courage physique dont ont fait preuve des millions d’Ukrainiens, a changé la situation générale. Parce que les Ukrainiens ont résisté, les armes occidentales ont commencé à affluer. Le courage des Ukrainiens a rendu possible une politique américaine et européenne visant à contenir l’agression russe. Ce même Zelensky, l’homme qui a eu le courage de rester et de diriger son pays alors que les Russes approchaient de la capitale et que les escadrons d’assassinat étaient déjà là, a fait l’objet hier d’une tentative d’humiliation en public de la part des Américains. Il ne fait aucun doute que les Ukrainiens devraient exprimer leurs remerciements aux Américains. Comme ils le font. Mais il est pour le moins illogique que les Américains ne remercient pas les Ukrainiens ou qu’ils traitent leur courageux président comme un objet de mépris. Le rituel coercitif de gratitude cache aux Américains la réalité fondamentale de ce qui s’est passé ces trois dernières années.
Durant cette guerre, l’Ukraine a permis aux États-Unis d’obtenir des gains stratégiques qu’ils n’auraient pas pu obtenir par eux-mêmes. La résistance ukrainienne a donné de l’espoir aux gens défendant les démocraties à travers le monde. Les soldats ukrainiens défendaient le principe fondamental du droit international, à savoir que les États sont souverains et que les frontières ne doivent pas être changées avec une agression. L’Ukraine a en effet rempli toute la mission de l’OTAN, en absorbant à elle seule une attaque russe à grande échelle. Elle a découragé l’agression chinoise contre Taiwan en montrant à quel point les opérations offensives peuvent être difficiles. Elle a ralenti la propagation des armes nucléaires en prouvant qu’une puissance conventionnelle peut résister à une puissance nucléaire dans une guerre conventionnelle. Tout au long de la guerre, la Russie a menacé d’utiliser des armes nucléaires contre l’Ukraine et les Ukrainiens ont résisté au bluff nucléaire. Si on les laisse être vaincus, les armes nucléaires se répandront à travers le monde, à la fois chez ceux qui souhaitent les utiliser pour bluffer et chez ceux qui en auront besoin pour résister au bluff.
Hier, Vance et Trump ont répété la propagande bien familière de la Russie. On trouve un exemple dans la déclaration de Trump selon laquelle ce sont les Ukrainiens qui, en résistant à la Russie, risquaient de provoquer une "troisième guerre mondiale". La vérité est à l'exact opposé. En abandonnant l’Ukraine, Trump risque une terrible escalade et, en fait, une guerre mondiale. Tout ce que l’Ukraine a fait ces trois dernières années peut être inversé. Maintenant que l’administration Trump a choisi de jeter la puissance américaine du côté de la Russie, cette dernière pourrait en effet gagner la guerre. (Cela a toujours été la seule chance de la Russie, comme les Russes eux-mêmes le savent bien et l’ont ouvertement dit.) Dans ce scénario de victoire russe soutenue par les Américains, inauguré hier par les choix américains dans la capitale américaine, les pertes horribles s’étendent bien au-delà de l’Ukraine. Zelensky a très judicieusement souligné que les conséquences de la guerre pourraient s’étendre aux Américains. C’était, dans un sens, trop modeste : la résistance ukrainienne a jusqu’à présent épargné aux Américains de telles conséquences. Il l’a dit très gentiment et on lui a crié dessus pour cela, ce qui est en soi assez révélateur. Les Américains ont conscience de ce qu’ils déchaînent sur le monde en s’alliant à la Russie et ils ont fait du bruit pour le camoufler.
L'expansion de la puissance russe en Ukraine signifierait davantage de meurtres, davantage de viols, davantage de tortures, davantage d'enlèvements d'enfants en Ukraine. Mais cela signifierait aussi que tous les gains stratégiques se transformeraient en pertes stratégiques. La Russie, plutôt que d'être empêchée par l'Ukraine de se battre dans d'autres guerres, serait encouragée à en déclencher de nouvelles. La Chine, plutôt que de voir une coalition efficace pour stopper l'agression, serait encouragée à déclencher des guerres. L’aval des Américains pour les guerres d'agression mènerait au chaos mondial. Et tous ceux qui le peuvent fabriqueraient des armes nucléaires. C'est un vrai scénario pour une troisième guerre mondiale, écrit par ceux-là même qui ont écrit le scénario de l'agression qui s’est déroulée hier à la Maison Blanche.
Si l'on part de l’hypothèse que les Etats-Unis étaient engagés dans un processus de paix, alors ce que les Américains ont fait hier ne fait pas sens. Il en va de même si l'on part de l’hypothèse que les dirigeants américains actuels se préoccupent de la paix en général ou se soucient des intérêts américains en tant que tels. Mais il n'est pas difficile de voir une autre logique dans laquelle l'agression d'hier prend tout son sens.
Ce serait celle-ci : la politique de Musk-Trump a toujours été de construire une alliance avec la Russie. L’idée d’un processus de paix concernant l’Ukraine n’était qu’un prétexte pour nouer des relations avec la Russie. Cela serait cohérent avec tous les faits disponibles au public. Rendre l’Ukraine responsable de l’échec d’un processus qui n’a jamais existé devient alors le prétexte pour étendre la relation des Etats-Unis avec la Russie. L'administration Trump […] a grimpé sur le dos d’un peuple ensanglanté mais plein d’espoir pour atteindre l’homme qui ordonnait ses souffrances. Crier sur le président ukrainien était très probablement le climax théâtral d’une manœuvre poutinienne à l’œuvre depuis le début.
Cela, bien sûr, peut sembler illogique, et même à un niveau plus élevé. Le système d’alliances américain actuel repose sur quatre-vingts années de confiance et sur un réseau de relations fiables, notamment d’amitiés. Soutenir la Russie contre l’Ukraine revient à échanger ces alliances contre une alliance avec la Russie. La Russie s’engage principalement avec les États-Unis en tentant constamment de déstabiliser la société américaine, par exemple en menant une cyberguerre incessante. (Il est révélateur qu’hier on ait également appris que les États-Unis avaient baissé leur garde contre les cyberattaques russes.) La télévision russe est remplie de fantasmes de destruction des États-Unis. Pourquoi transformer des amis en rivaux et prétendre qu’un rival est un ami ? Les économies des alliés actuels des États-Unis sont au moins vingt fois plus importantes que l’économie russe. Et le commerce russe n’a jamais été très important pour les États-Unis. Pourquoi mener des guerres commerciales avec des amis prospères en échange d’un accès à un marché essentiellement sans intérêt ? La réponse pourrait être que l’alliance avec la Russie est préférée pour des raisons qui n’ont rien à voir avec les intérêts américains.
A la Maison Blanche, hier, ceux qui voulaient être vus comme forts ont tenté d’intimider ceux qu’ils considéraient comme faibles. Le courage humain dans la défense de la liberté a été rabaissé au service du régime fasciste russe. Le pouvoir de l’État américain est passé de la défense de la victime au soutien de l’agresseur. Tout cela s’est déroulé dans un climat de déraison, dans lequel les gens réels et leurs épreuves ont été mis de côté, au profit d’un monde dans lequel celui qui attaque a toujours raison. Le savoir sur la guerre a été remplacé par des clichés trouvés sur Internet, intériorisés à un tel point qu’ils ressemblent à du savoir, un sentiment qui doit se renforcer lorsque l’on crie sur ceux qui ont réellement vécu une vie en-dehors des réseaux sociaux. L’amitié entre Donald Trump et Vladimir Poutine, un lien masculin d’insécurité né de choses qui ne sont jamais survenues, est devenue plus importante que la vie des Ukrainiens ou la stature de l’Amérique.
Il y avait une logique dans ce qui s’est passé hier, mais c'est celle qu’il y a à abandonner toute raison, à céder à toute pulsion, à trahir toute décence et à embrasser le pire en soi pour faire ressortir le pire du monde. Peut-être que Musk, Trump et Vance se sentiront personnellement mieux au milieu du déclin américain, de la violence russe et du chaos mondial. Peut-être qu’ils en tireront un profit. Ce n’est pas une grande consolation pour le reste d’entre nous. »
Timothy Snyder, « The war Trump chooses », Thinking About… (blog), 1er mars 2025. Traduit par Martin Anota
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