mercredi 19 mars 2025

Déficit commercial : cessons le jeu des accusations

« Quiconque maîtrisant les bases de l'arithmétique s'accorde à dire que le solde du compte courant des États-Unis (la mesure la plus large de leur déficit commercial) est égale à l'épargne américaine moins l'investissement. C'est là où l'accord s'arrête.

Beaucoup d’économistes suggèrent que la faiblesse de l’épargne américaine, en partie due à un déficit budgétaire fédéral qui a atteint le chiffre exorbitant de 6,4 % du PIB en 2024, pourrait vraisemblablement jouer un rôle dans l’apparition et le maintien d’un déficit commercial américain importants. Les partisans des droits de douane ou d'autres mesures limitant les échanges commerciaux s'y opposent furieusement. Les États-Unis seraient selon eux une victime irréprochable. Les déficits commerciaux américains résulteraient des politiques mercantilistes menées par d'autres pays, imposées à une économie américaine que les précédents dirigeants ont laissée ouverte aux acteurs extérieurs de manière imprudente et insouciante. Pour rétablir l'équilibre commercial, affirment-ils, ce serait le moment de reprendre le contrôle.

Quiconque qui souligne que les États-Unis empruntent à l'étranger parce que leur épargne est inférieure à leurs investissements se voit entendre dire que l'épargne étrangère dépasse du même montant les investissements (une autre conséquence de l'arithmétique). Mais aucune de ces observations ne suffit à déterminer l'origine des déséquilibres mondiaux, parce que les taux d'épargne et d'investissement ont des causes fondamentales plus profondes. Seules celles-ci peuvent être proprement qualifiées de "causes" du déficit américain.

Ces causes potentielles sont nombreuses : certaines proviennent sûrement de l'étranger, mais d'autres sont purement domestiques. Dans un monde où de marchés interconnectés pour le commerce de biens et services et les capitaux, les événements survenant à un endroit donné (qu'il s'agisse de politiques gouvernementales, de désastres naturels ou de chocs d'origine humaine) ont des répercussions à l'étranger. Dans un équilibre mondial, l'offre de fonds étrangers aux États-Unis et la demande américaine pour ces fonds doivent être égales : le déficit américain peut augmenter en raison d'une offre plus élevée, d'une demande plus élevée ou des deux.

Les politiques chinoises qui freinent la consommation domestique et encouragent l'épargne au-delà de l'investissement du pays se propagent certainement via les marchés mondiaux et entraînent des déficits du compte courant plus importants à l'étranger. Elles peuvent faire baisser les taux d'intérêt mondiaux, faire grimper les prix des actifs à l'étranger et pousser les devises étrangères à s’apprécier.

Mais les facteurs américains importent également. Par exemple, le taux d'épargne des ménages américains est passé de niveaux habituellement supérieurs à 10 % durant la période allant de 1960 à 1980 à une moyenne inférieure à 5 % après la pandémie. Des déficits budgétaires fédéraux persistants est une autre cause de la faiblesse du taux d'épargne national. Parce que l'investissement américain n’a pas suivi de tendance à la baisse, un déficit courant important et persistant a émergé.

GRAPHIQUE 1 Epargne nationale brute et investissement domestique selon le pays (en % du PIB)

Le graphique 1 représente les taux d'épargne et d'investissement domestiques des États-Unis (en pourcentage du PIB) en comparaison avec ceux d'autres grands acteurs des marchés financiers mondiaux. Les pays comme les États-Unis, situés au-dessus de la ligne de 45 degrés (où l'investissement excède l'épargne),ont des déficits courants ; les pays situés en dessous de cette ligne ont des excédents.

L'épargne totale aux États-Unis est exceptionnellement faible par rapport aux normes internationales. Si la promotion mercantiliste de l'épargne à l'étranger était la principale cause de la faible épargne et du déficit commercial américains, nous nous attendrions à ce que de nombreuses autres économies avancées aient des taux d'épargne également faibles. Le graphique 1 montre que ce n'est pas le cas.

Certains analystes affirment que la forte épargne de pays comme la Chine "force" les États-Unis à avoir un faible taux d'épargne. Outre les effets des prix des actifs qui incitent les ménages américains à dépenser, ces analystes soutiennent que les déficits budgétaires américains sont une réponse aux entrées de capitaux étrangers qui, autrement, engendreraient du chômage. Ce récit va contre les faits. En 2000, sous la présidence de Bill Clinton, par exemple, les États-Unis ont enregistré un excédent budgétaire fédéral et un taux de chômage d'environ 4 % malgré un déficit commercial équivalent à 3,7 % du PIB, supérieur au déficit de 3,1 % du PIB prévu en 2024.

Une correction budgétaire américaine entraînerait une dépréciation du dollar et une réduction du déficit commercial ; tout effet négatif résiduel sur l'emploi pourrait être compensé par une baisse des taux d'intérêt par la Réserve fédérale. Les États-Unis ne sont pas dépourvus de moyens d'action. En dehors des récessions, les déficits budgétaires américains intransigeants reflètent principalement un dysfonctionnement budgétaire plutôt qu'un plan résolu pour soutenir l'économie.

GRAPHIQUE 2  Solde du compte courant par pays ou zone en 2023 (en % du PIB mondial)

Bien que la Chine soit de loin le principal praticien des subventions à l'exportation, son excédent est loin d'égaler le déficit américain. Comme le montre le graphique 2, l'excédent de la Chine ne représentait que l’équivalent de 34 % du déficit américain en 2023. Les excédents des pays avancés hors d'Asie, tous très ouverts, étaient approximativement égaux au déficit américain cette année-là. Cela ne signifie pas nécessairement que le déficit américain était principalement "causé" par les excédents des économies avancées, pas plus qu'il n'était principalement "causé" par l'excédent chinois.

Certains analystes vont plus loin. Ils affirment qu'en raison de leurs marchés de capitaux ouverts, les États-Unis sont la cible privilégiée des flux de capitaux en provenance de pays enregistrant des excédents persistants comme la Chine. Par exemple, Michael Pettis, du Carnegie Endowment for International Peace, a écrit :

"Les pays qui enregistrent des excédents commerciaux larges et persistants doivent acquérir des actifs étrangers pour équilibrer ces excédents. Les actifs américains sont particulièrement attractifs à cet effet et les États-Unis offrent un accès quasi illimité à ces actifs. En conséquence, les pays en excédent préfèrent acquérir des actifs aux États-Unis en échange de leurs excédents, ce qui signifie aussi que les États-Unis doivent enregistrer les déficits commerciaux correspondants."

Contrairement à l’affirmation de Pettis, les pays peuvent acquérir des actifs américains sans que les États-Unis enregistrent un déficit de leur compte courant, simplement en payant leurs actifs localisés aux États-Unis avec des actifs non américains plutôt qu'avec leurs exportations.

GRAPHIQUE 3  Part des Etats-Unis dans les actifs externes mondiaux et le PIB mondial (en %)

Outre ce défaut conceptuel, un défi empirique se pose néanmoins. S'il est exact que les pays ont une forte préférence pour les créances sur l'Amérique, alors nous pourrions nous attendre à ce que d’autres pays investissent la plupart de leurs actifs extérieurs aux États-Unis. C'est loin d'être le cas. Le graphique 3 montre la part des actifs étrangers du reste du monde investis aux États-Unis. Cette part a oscillé autour de 19 % au début du siècle avant de grimper pour atteindre près de 25 % à partir de 2014 environ, dans la mesure où le dollar s’est apprécié (augmentant la valeur relative des créances sur les États-Unis) et où le marché boursier américain a surperformé. Globalement, ces parts suivent la part des États-Unis dans le PIB mondial, qui s'élevait en 2023 à 25,8 %.

Quelle que soit la cause du déficit commercial américain, les économistes croient que la fixation de droits de douane dans la fourchette proposée par le président Donald Trump ne l’affectera pas décisivement. Les droits de douane pourraient avoir un certain effet sur l'épargne et l'investissement, mais il est improbable qu'ils modifient grandement l'équilibre épargne-investissement ou l'orientent dans un sens ou dans l'autre.

Trois récents développements macroéconomiques pourraient réduire le déficit américain. Le premier est la prise de conscience de l’Europe qu’il lui est nécessaire d'accroître les dépenses de défense, comme l’illustrent les efforts du nouveau chancelier Friedrich Merz pour assouplir les règles budgétaires strictes de l'Allemagne. Un deuxième est l'annonce par la Chine d’une amélioration de la relance budgétaire en réponse aux droits de douane américains et aux difficultés économiques domestiques. Le troisième serait une récession aux États-Unis, provoquée principalement par l'incertitude économique sans précédent résultant de la mise en œuvre erratique des politiques tarifaires, des expulsions de masse et des licenciements et annulations de contrats à grande échelle par l'administration Trump. Une récession stimulerait probablement l'épargne en comprimant la consommation et elle déprimerait certainement l'investissement. Mais même si une baisse du solde commercial est un objectif louable, ce n'est pas la méthode de réduction du déficit commercial que quiconque souhaite voir. »

Maurice Obstfeld, « Let's stop the trade deficit blame game », PIIE, Realtime Economics (blog), 19 mars 2025. Traduit par Martin Anota 

 

Aller plus loin…

« Les conséquences économiques du second mandat de Trump » 

« Pourquoi il ne faut pas être obnubilé par le déficit commercial » 

« Petite macroéconomie des droits de douane » 

« Quelles ont été les conséquences de la guerre commerciale de Trump pour les Etats-Unis ? »  

« Les insidieux effets de l’incertitude sur l’économie »

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