« La semaine dernière, Mark Carney, après avoir été élu à la tête du Parti libéral, est devenu le premier ministre du Canada. Et il semble possible qu'il conserve ce poste pendant un moment. Il n'y a pas si longtemps les libéraux semblaient voués à une défaite électorale, mais ils ont connu une hausse spectaculaire dans les sondages :
Intentions de vote au Canada (en %) La raison derrière cette poussée est bien sûr Donald Trump, qui a non seulement imposé des droits de douane au Canada sans aucune justification, mais qui ne cesse de répéter sa demande complètement insensée que le Canada devienne le cinquante-et-unième État des Etats-Unis. Chaque fois que Trump ou ses larbins font cette demande, ils renforcent la position de Carney face à Pierre Poilievre, le chef des conservateurs adepte du Bitcoin et semblable à Trump.
L'une des premières décisions politiques de Carney en tant que Premier ministre a été d'ordonner une révision du projet canadien d'achat d'un nombre important d'avions de chasse F-35 de fabrication américaine. Cela signifie que le Canada rejoint les pays européens qui reconsidèrent également leur dépendance à l'égard des armes américaines.
Cet abandon de la dépendance militaire envers les États-Unis est compréhensible. L'Amérique n'est plus un allié fiable pour les démocraties du monde. En effet, entre le rapprochement de Trump avec Poutine et ses propos d'annexion du Canada et du Groenland, nous ne ressemblons plus du tout à un allié. Les rumeurs selon lesquelles les avions américains seraient équipés d'un "coupe-circuit" qui permettent à Trump de les désactiver à volonté sont probablement fausses, mais un équipement militaire sophistiqué nécessite un important soutien technique, si bien que vous ne voulez pas l'acheter auprès d'un pays en qui vous n'avez pas confiance.
Et cette observation m'a fait réfléchir. Quelle sera l’ampleur du préjudice économique que l'Amérique subira du fait qu'elle est devenue un Etat voyou ? Bien sûr, il y a bien plus que de l’argent qui est en jeu ici. Devenir un pays dont on ne peut pas se fier pour respecter des accords ou l'État de droit a des conséquences aussi bien financières que politiques et diplomatiques. A quel point ces conséquences financières sont-elles importantes ?
Eh bien, j’ai exploré les données disponibles, et l’exposition des États-Unis à la répulsion étrangère semble assez importante.
Commençons avec les ventes en matière de défense. Les ventes américaines d'équipements de défense à des gouvernements étrangers ont fortement augmenté depuis [la reprise de] l'invasion russe de l'Ukraine ; une grande partie de cette augmentation est allée soit à l'Ukraine, soit aux gouvernements européens soutenant l’Ukraine, mais il y a aussi une tendance générale au réarmement, comme nous apprenons que le monde est plus dangereux qu'on ne le pensait et, avant le retour de Trump, ce réarmement représentait une part importante des exportations américaines. En 2024, les exportations militaires américaines s'élevaient à 318,7 milliards de dollars, soit environ 15 % du total des exportations américaines de biens. C’était presque le double de nos exportations agricoles.
De combien ces ventes vont-elles diminuer maintenant que les gouvernements étrangers savent qu'on ne peut pas nous faire confiance ? Le temps de trouver des remplaçants, la réponse est probablement "de beaucoup".
Le matériel militaire n'est pas la seule exportation susceptible de souffrir de notre nouveau statut d'État voyou. Notre déficit dans le commerce en biens est en partie compensé par un excédent dans le commerce de services, mais plusieurs de nos principales exportations de services vont certainement être affectées par le basculement de l'Amérique dans le côté obscur.
L’un de ces services est l'éducation. De nombreux étrangers viennent étudier en Amérique, attirés par la qualité de nos universités. En 2023, la dernière année pour laquelle des données sont disponibles, ils y ont dépensé plus de 50 milliards de dollars. Mais si vous étiez un étranger envisageant d'étudier aux États-Unis l'année prochaine, ne craindriez-vous pas d'être arrêté et expulsé pour avoir exprimé ce que l'administration actuelle considère comme des opinions anti-américaines ? Moi, je le serais. Nous pouvons donc nous attendre à un coup dur pour l'enseignement supérieur, qui, bien que nous le voyons rarement ainsi, est un produit d'exportation majeur des États-Unis.
Les voyages personnels (essentiellement le tourisme) ont représenté un montant encore plus important, dépassant les 100 milliards de dollars. Mais vous pouvez être sûr que nous verrons beaucoup moins de Canadiens cette année et l'année prochaine. Et les Canadiens ne seront pas les seuls à revoir leurs projets. […]
Ces dernières semaines, plusieurs touristes européens ont été arrêtés par le Service de l’Immigration et des Douanes alors qu'ils tentaient d'entrer aux États-Unis, les vacances qu’ils avaient prévu d’avoir se transformant en longues périodes de détention. Les experts disent que ces arrestations sont une apparente escalade dans l’application du droit, alors que la répression de l'immigration menée par le président Donald Trump fait rage.
Comme beaucoup de gens qui voyagent régulièrement, j'évite les pays dirigés par des régimes autoritaires qui arrêtent parfois des visiteurs sur la base d'accusations inventées de toutes pièces [...]. L'Amérique est-elle désormais l'un de ces pays ? Je crains qu'elle puisse le devenir, ce qui ne sera pas bon pour le tourisme. Et je ne suis pas le seul à avoir ces craintes. […]
Enfin, pensez à la dette extérieure des États-Unis qui, si l'on inclut les obligations détenues par le reste du monde et les prêts étrangers, s'élève à plus de 18.000 milliards de dollars. Je ne pense pas que nous soyons vulnérables à une crise de la dette de type grec ou alors il faudrait que la politique s'aggrave vraiment davantage pour nous mettre dans une telle situation. Mais même une hausse modeste des coûts d'emprunt, provoquée par une politique incohérente et des discussions à propos de la conversion forcée de la dette à court terme en dette à long terme, augmenterait significativement le coût du service de cette dette.
Juste pour être clair, je suis bien plus préoccupé par la menace que Trump fait peser sur la démocratie que par ses mauvaises politiques économiques. Et même en termes purement économiques, les dommages auto-infligés avec les droits de douane et les expulsions, ainsi que les représailles explicites de l'étranger, sont probablement plus importants que les coûts provoqués par la perte de confiance des pays étrangers. Pourtant, ces coûts sont réels.
Une façon d'y penser est de dire que Trump fait à l'Amérique ce qu'Elon Musk fait à Tesla : détruire une marque de valeur par son comportement erratique et sa répugnante idéologie. Ai-je mentionné que les ventes de Tesla en Europe semblent s'effondrer ?
Certes, il y a des différences entre une entreprise privée et un pays. Je ne pense pas que les gens visitant les showrooms de Tesla soient susceptibles d'être arrêtés au hasard, ni que Musk détruise votre voiture si vous dites quelque chose qui ne lui plaît pas (bien que, pour être honnête, je n'en suis pas entièrement certain, en particulier depuis que Musk semble diriger une grande partie du gouvernement). D’un autre côté, Tesla dépend beaucoup plus de la bonne volonté des acheteurs que les États-Unis dans leur ensemble.
Pourtant, la conviction de Trump selon laquelle l'Amérique détient toutes les cartes, que le reste du monde a besoin d'accéder à nos marchés, mais que nous n’ayons pas besoin d’eux, est totalement erronée. Nous perdons rapidement la confiance du monde et une partie de ce coût sera financier. »
Paul Krugman, « Making sweatshops great again. Destroying America's brand. Losing the world's trust, and a lot of money too », Krugman Wonks Out (blog), 17 mars 2025. Traduit par Martin Anota
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