« "Penser globalement, agir localement", disait-on avant. Si c'est vrai, pourquoi est-ce un problème que les États-Unis aient (de nouveau) retiré leur soutien de la coordination internationale contre le changement climatique ? Au milieu du vingtième siècle, les États-Unis émettaient à peu près autant de dioxyde de carbone que tous les autres pays du monde combinés. Aujourd'hui, leur part dans les émissions mondiales est inférieure à 15 %. Il est honteux que l'administration américaine ne prenne pas le changement climatique au sérieux, alors qu'une solide majorité d'Américains s'en préoccupe. Mais même sans les Américains, pourquoi nous autres ne pourrions pas simplement "agir localement" ?
Cette question peut sembler absurde. La position américaine sape l'accord mondial et ce dernier est important car le changement climatique pose un problème d'action collective. Les gaz à effet de serre émis partout dans le monde, par qui que ce soit, se combinent dans l'atmosphère et contribuent au problème général d’un réchauffement mondial. C'est un peu comme partager l'addition d'un restaurant dans un grand groupe. Pourquoi ne pas commander un steak de bœuf Wagyu et un champagne millésimé ? Après tout, tout le monde partage la facture. Le problème est que tout le monde fera de même et que vous paierez pour les extravagances des autres, tout comme ils paieront pour les vôtres.
Trouver une bonne façon de partager l'addition au restaurant est un sujet si complexe que l'écrivain Douglas Adams a estimé que cela méritait d'y consacrer une discipline universitaire, la "bistromathique" (bostromathics). Mais il est encore plus difficile de trouver une bonne façon de coordonner une réponse au changement climatique.
J'ai alors été frappé par une nouvelle étude au titre intriguant : "Does Unilateral Decarbonization Pay For Itself?". L'étude, réalisée par les économistes Adrien Bilal et Diego Känzig, conclut qu'un gouvernement américain totalement désintéressé de la coopération mondiale trouverait néanmoins rentable de réduire les émissions de carbone américaines de plus de 80 %. A peu près le même calcul s'applique à l'UE.
Si Bilal et Känzig ont raison, les accords internationaux pourraient être moins importants qu’ils ne le semblent, parce que les grandes économies ont des raisons égoïstes de se décarboner. La logique derrière cette surprenante conclusion est très simple : Bilal et Känzig estiment que les dommages locaux provoqués par le réchauffement climatique sont énormes. En agissant seuls, les États-Unis ou l'UE ne pourraient peut-être contribuer que modestement à la réduction de ces dommages. Pourtant, ils devraient tout de même agir, car une réduction modeste d'un coût catastrophique est une chose qui en vaut la peine.
Le seul problème avec le raisonnement de Bilal et Känzig est qu'il repose sur leur estimation des coûts du changement climatique. Ces coûts sont incertains, impossibles à connaître avant qu'il ne soit trop tard et ils sont sans cesse contestés. Aux États-Unis, par exemple, l’estimation retenue pour le coût social du carbone était de 43 dollars la tonne sous la présidence d'Obama. La première administration Trump l'a estimée entre 3 et 5 dollars la tonne. Sous l'administration Biden, elle a été portée à 51 dollars, puis à 190 dollars la tonne. Bilal et Känzig l'estiment à 1 367 dollars la tonne. Ceux qui croient que le coût social du carbone est de 3 dollars la tonne ne seront guère touchés par les conclusions des économistes qui estiment qu'il est 450 fois plus élevé.
Un autre raisonnement est toutefois possible. Peut-être devrions-nous renoncer à un régime à base de bœuf Wagyu et de champagne, non pas parce que même notre petite part de l'addition est trop élevée, mais parce qu'il y a des choses plus saines et plus intéressantes à manger et à boire. Ou, dans le cas du changement climatique, peut-être devrions-nous décarboner, non seulement parce qu'il est périlleux de piéger davantage de carbone dans l'atmosphère, mais aussi parce qu'une société sobre en carbone offre incidemment de nombreux avantages.
Certains d'entre eux sont évidents. Avoir un meilleur accès à l'électricité grâce à des énergies éoliennes et solaires toujours moins chères, avec le stockage d'énergie, réduit notre dépendance aux combustibles fossiles importés et notre vulnérabilité aux flambées de prix de ces combustibles, comme celles observées avec la reprise de l’invasion russe de l'Ukraine. Si les gens choisissent de marcher ou de faire du vélo plutôt que de conduire, ils tireront de leur activité physique des bienfaits pour leur santé.
D'autres avantages sont plus surprenants. Les endroits les plus riches et les plus productifs du monde sont des grandes villes, mais ces jungles de béton ont une empreinte environnementale bien plus faible que les banlieues tentaculaires. Les citadins vivent dans des espaces plus compacts, moins gourmands en énergie pour le chauffage et la climatisation, et ils se déplacent en transports en commun, ou grâce au plus efficace des moyens de transport mécanisés : l'ascenseur à contrepoids. Loin d'y voir une privation, nombreux sont ceux qui sont prêts à payer plus cher pour vivre dans un paradis écologique comme Manhattan. (Ne parlons même pas de Venise, une ville dont le charme incomparable tient non seulement à ses magnifiques canaux, mais aussi à l'absence totale de voitures.)
Chris Goodall donne d'autres exemples dans son dernier livre, Possible. Même si les véhicules à essence et à diesel sont beaucoup plus propres qu'autrefois, ils continuent de provoquer des maladies pulmonaires et un nombre significatif de décès prématurés. Les véhicules électriques sont plus silencieux et ne polluent pas l'air. Les plaques de cuisson au gaz polluent la maison avec des toxines nocives. Les plaques à induction ne le font pas et elles sont agréables à utiliser. Il y a plein de technologies dont le premier argument de vente (moins de carbone) n’est qu’un attrait parmi d’autres.
Bien sûr, la lutte pour freiner le changement climatique serait plus facile à mener avec le soutien du gouvernement américain. Mais "agir localement" n'est pas juste un cliché hippy. Il y a beaucoup de choses que nous pouvons faire pour décarboner et beaucoup des bénéfices à le faire sont plus proches de notre domicile que nous pourrions le penser. »
Tim Harford, « The selfish guide to decarbonising », mars 2025. Traduit par Martin Anota
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