« Sur la Septième Avenue de Manhattan, près de l'angle de la 39ème Rue, il y a une statue plus grande que nature d’un ouvrier du textile : un homme portant une calotte, penché sur une machine à coudre. La statue est un hommage à l'histoire du lieu : elle se dresse au cœur de ce qu'on appelle encore le "Garment District". Après tout, en 1950, l'industrie textile new-yorkaise employait 340.000 personnes.
Cette industrie a désormais disparu, non seulement du centre de Manhattan, mais aussi dans le reste des États-Unis. Elle s’est délocalisée dans des pays à bas salaires comme la Chine et, de plus en plus, le Bangladesh :
Nombre de salariés dans l’industrie textile aux Etats-Unis (en milliers) Personne de sérieux ne déplore la délocalisation des emplois dans le secteur du textile. La production de vêtements est une industrie à faible technologie qui, même à son apogée, employait principalement des immigrés qui, malgré le fait qu’elle ait été représentée par un syndicat puissant, percevaient de faibles salaires et faisaient souvent face à des conditions de travail difficiles. Pour un pays pauvre comme le Bangladesh, les emplois dans le secteur de l'habillement représentent revanche un progrès considérable par rapport aux alternatives. Mais les travailleurs américains ont de meilleures choses, mieux rémunérées, à accomplir.
Comme je l'ai dit, personne de sérieux ne souhaite le retour de l'industrie textile. Mais l'équipe économique de Donald Trump n'est pas composée de personnes sérieuses. La semaine dernière, Howard Lutnick, le secrétaire au Commerce, a déclaré sur CNBC que les droits de douane imposés par Trump conduiraient à une relocalisation de la production américaine de t-shirts, de baskets et de serviettes […].
Ses hôtes ont commencé à rire, mais rien ne laisse penser que lui ou son patron aient compris la plaisanterie. Et leur nostalgie pour les industries du passé semble s'accompagner d'une surprenante hostilité envers les industries du futur.
La vision trumpiste du commerce international commence et se termine en gros avec l'idée que chaque fois que les Américains achètent quelque chose fabriqué à l'étranger, même si c’est beaucoup moins cher d'importer un bien plutôt que d'essayer de le faire produire par une entreprise domestique, c'est une victoire pour les étrangers et une perte pour l'Amérique.
Il a instauré des droits de douane élevés sur l'aluminium canadien, qui est bon marché parce que sa fusion consomme beaucoup d'électricité et que le Canada dispose d'une abondante énergie hydroélectrique. Et l'aluminium est important pour l'industrie manufacturière américaine. Pourtant, Trump pense que le Canada exploite les Américains en leur offrant un intrant industriel clé à un bon prix.
Mais revenons aux t-shirts et aux baskets. Nous ne devrions surtout pas en fabriquer pour nous-mêmes. Mais que devrions-nous fabriquer à la place ?
Un puriste du libre-échange répondrait : qu’importe ce que décide le marché, laissons les entreprises privées déterminer ce qui est rentable de produire en Amérique. Et même sans être un puriste du libre-échange, vous admettrez que les gouvernements n'ont pas la réputation de choisir les meilleurs.
Pourtant, comme de nombreux économistes, j’en suis venu à la conclusion que nous devrions nous engager dans une politique industrielle limitée, en utilisant des subventions et d’autres outils pour promouvoir certaines industries du futur, en particulier celles impliquant des technologies de pointe.
Il y a deux raisons principales pour lesquelles une politique industrielle limitée est de retour à la mode.
La première est qu’il est devenu de plus en plus évident qu'il y a d'importants effets de diffusion (spillovers) positifs entre les entreprises technologiques. La Silicon Valley est bien plus que la somme des entreprises individuelles implantées au sud de San Francisco ; c'est une sorte d'écosystème industriel de services partagés, de vivier de travailleurs qualifiés et d’échange de savoirs. Si nous voulons que l'Amérique soit compétitive dans le secteur des hautes technologies, nous avons besoin de politiques gouvernementales qui encouragent la formation de ces écosystèmes industriels.
L'autre raison, plus sombre, pour laquelle nous avons besoin d'une politique industrielle est d'ordre géopolitique. Autour de 2010 environ, peu de gens s'inquiétaient de savoir quelle était la part de la production mondiale de semi-conducteurs avancés (aujourd'hui essentiels à presque tout) concentrée à Taïwan. Nous savons aujourd'hui que l'ère des guerres à grande échelle n'est pas révolue et qu'il est dangereux de dépendre, pour des produits cruciaux, de clusters industriels facilement menacés par de potentiels adversaires.
Ces réalisations sont à l’origine de l’un des deux principaux textes législatifs de politique industrielle de l’administration Biden, le CHIPS and Science Act de 2022, conçu pour encourager la production de semi-conducteurs et étendre l’écosystème plus large entourant cette production.
Contrairement à l’Inflation Reduction Act, qui visait à utiliser la politique industrielle pour lutter contre le changement climatique, la loi CHIPS bénéficiait d'un substantiel soutien bipartisan ; même en cette période d’intense esprit de parti, un nombre significatif de Républicains étaient enclins à soutenir un effort visant à préserver l'avance technologique américaine tout en se prémunissant contre un éventuel chantage chinois. Les subventions accordées par la loi ont déjà produit de substantiels résultats, avec davantage d’usines de semi-conducteurs s’ouvrant sur le sol des Etats-Unis.
Mais lors de son discours devant le Congrès la semaine dernière, Trump a dévié vers une demande pour que le Congrès abroge cette loi, qu'il a qualifiée d’"horrible, horrible chose". Il n’est pas clair de savoir ce qu'il a contre cette loi, même si, selon le New York Times, de nombreuses entreprises de semi-conducteurs attribuent son hostilité à une simple "animosité personnelle" envers l'ancien président Biden. Et compte tenu du comportement de l'administration Musk/Trump, les entreprises ne craignent pas seulement une annulation de futurs contrats ; elles craignent aussi que le gouvernement ne renie les contrats déjà signés, voire ne cherche à récupérer l'argent déjà dépensé. Comme vous pouvez l’imaginer, tout cela aura un effet paralysant sur le développement de technologies américaines, même si Trump ne parvient pas à faire abroger la loi.
Alors, qu’obtenez-vous en combinant les remarques de Lutnick et la diatribe de Trump ? Vous obtenez l'image d'une administration qui veut utiliser les droits de douane pour relocaliser les industries à bas salaires et à faible technologie du passé, tout en étouffant les politiques favorisant les industries du futur. Apparemment, ils imaginent une Amérique qui produit des baskets, mais pas de semi-conducteurs. »
Paul Krugman, « Does Trump want us to manufacture sneakers, not semiconductors? », 13 mars 2025. Traduit par Martin Anota
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