vendredi 7 mars 2025

L'antisémitisme dans le Bureau ovale

« La tentative d’humilier Volodymyr Zelensky dans le Bureau ovale il y a une semaine a été un effondrement stratégique américain. Elle a annoncé une nouvelle constellation de puissances désordonnées, obsédées par les ressources naturelles, s’emparant de ce qu’elles peuvent. Dans ce nouveau désastre, il y a quelque chose de vieux et de familier que nous préférerions peut-être ne pas voir : l’antisémitisme. La rencontre à la Maison Blanche était antisémite.

Je suis un historien de l’Holocauste. J’ai été formé par un survivant. Jerzy Jedlicki avait neuf ans lorsque les Allemands ont envahi la Pologne et quatorze lorsqu’il est sorti de sa cachette à Varsovie et déjà un éminent historien polonais lorsque nous nous sommes rencontrés. Il m’a parlé à propos de l’antisémitisme pendant des décennies, de l’éclatement de l’Union soviétique jusqu’à sa mort en 2018. La façon dont j’ai réagi à la scène dans le Bureau ovale et la façon dont j’y ai réfléchi depuis sont liées à mes travaux, mais aussi à lui. […]

Certaines formes de ce qu’il définissait comme de l’antisémitisme étaient liées à ses souvenirs de l’occupation. Les juifs devaient faire preuve de déférence. Les Allemands se moquaient de la façon dont ils s’habillaient. C’était avant qu’ils ne soient envoyés dans le ghetto et assassinés. Les juifs servaient de boucs émissaires, rendus responsables de ce que les Allemands voulaient de toute façon faire.

Certaines caractéristiques de l’antisémitisme tel qu’il l’a décrit sont plus abstraites. Les réalisations juives sont présentées comme illégitimes. Les juifs n’obtiennent le succès, disent les antisémites, que par le mensonge et la propagande. Si un juif est éminent, cela prouve seulement l’existence d’une conspiration juive et donc l’illégitimité de l’institution où ils ont obtenu leur succès. Un juif éminent est toujours, selon l’hypothèse antisémite, motivé par l’argent.

Certains des propos de Jerzy étaient liés à son expérience après la guerre. Les non-juifs nieront le courage et les souffrances des juifs. Ils revendiqueront tout héroïsme et tout martyre comme étant les leurs. Il gardait une photo de sa mère dans un médaillon. C’était important pour lui qu’elle ait été courageuse. Il y avait une légende dans la Pologne communiste, qui survit encore, qui déniait le courage juif et revendiquait toute résistance pour les Polonais non juifs. Et il y eut après la guerre un antisémitisme soviétique, avec un héritage plus large et plus long, qui prétendait que les juifs étaient tous restés à l’arrière pendant que les autres se battaient et mouraient. Les faits n’apportaient pas de défense.

Les éléments qui ont émergé de mes conversations avec Jerzy au fil des ans (la moquerie des apparences juives, la nécessité de la soumission juive, les accusations de malhonnêteté, d’avidité, de lâcheté et de complots) figurent dans la littérature universitaire sur le sujet. Et les études sont très importantes, tout comme les témoignages et l’enseignement dans les écoles. Mais tout cela devrait nous aider à voir l’antisémitisme dans la vraie vie. Certains cas sont se manifestent à une si grande échelle qu’il nous est difficile de les affronter et de les nommer. Comme Orwell l’a noté, il peut être difficile de voir ce qui se trouve juste devant nos yeux.

On a beaucoup parlé des maux de l’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine en février 2022. Son élément antisémite a néanmoins été sous-estimé. Le principal objectif de la Russie derrière cette guerre était un changement de régime fasciste, le renversement d’un président démocratiquement élu en faveur d’une sorte de collaborateur. L’hypothèse est absurde : que les Ukrainiens n’existent pas vraiment en tant que nation et qu’ils préféreraient en fait un Russe. Mais c’était aussi antisémite : il n’est pas naturel qu’un juif puisse occuper une fonction importante. Volodymyr Zelensky, le président ukrainien, est d’origine juive. Des membres de sa famille ont combattu dans l’Armée rouge contre les Allemands. D’autres ont été assassinés pendant l’Holocauste. Bien que sa judéité ne soit pas très pertinente dans la politique ukrainienne, elle est très importante pour les antisémites russes (et d’ailleurs).

L’Ukraine, dit Poutine, n’existe pas vraiment. Mais un autre thème de la propagande est que Zelensky n’est pas actuellement le président de l’Ukraine. Ces deux idées bizarres fonctionnent ensemble : l’Ukraine est artificielle et peut exister grâce à la conspiration juive internationale. Le fait qu’un juif dirige le pays confirme (pour les fascistes russes) à la fois l’irréalité de l’Ukraine et la réalité d’une conspiration. Cette perspective russe du régime est implicitement (et parfois explicitement) antisémite. La propagande russe présente Zelensky comme obsédé par l’argent et comme un sous-homme. Zelensky a été élu en 2019 en proposant un programme de paix, mais Poutine n’a pas voulu lui parler, en partie parce qu’il ne pensait pas que Zelensky lui montrait suffisamment de déférence. Le régime russe qui a ordonné l’invasion est lui-même fasciste, quelle que soit la définition du fascisme que vous choisissez.

Vendredi dernier, j'ai commencé à suivre la discussion à la Maison Blanche entre Zelensky, Donald Trump, J.D. Vance et Brian Glenn lorsqu’elle était déjà sur la fin, quand Vance hurlait déjà au président ukrainien : "Vous avez tort !" J'ai observé le ton et le langage corporel et ma première réaction, réflexe, a été de me dire que ce sont des non-juifs qui tentent d'intimider un juif. Trois contre un. Une salle pleine contre une personne. Une scène antisémite.

Et plus j'écoutais ces paroles, plus cette réaction se confirmait. Je ne parlerai pas de la façon dont Zelensky se considère. Ukrainien, bien sûr. Au-delà de cela, je ne sais pas. Ces choses sont complexes et personnelles.

Mais pas pour l'antisémite. 

Tout était là, dans le Bureau ovale, dans les cris et dans les interruptions, dans les bruits et dans les silences. Un homme courageux vu comme juif devait être abattu. Lorsqu’il disait des choses qui étaient tout simplement vraies, on lui criait dessus et on le traitait de propagandiste. On ne reconnaissait pas le courage de Zelensky de rester à Kiev. Les Américains se présentaient comme les vrais héros parce qu’ils avaient fourni des armes. Les souffrances des Ukrainiens n’ont pas été pas évoquées. Une tentative d’y faire référence était cruellement et erronément réduite à une "tournée de propagande" menée par Zelensky. Les Américains se présentaient comme les vraies victimes parce qu’ils avaient payé des armes. Tout, bizarrement, était une question d’argent. Il y a cette étrange notion trumpienne, spécifique à l’Ukraine, selon laquelle l’aide devrait être remboursée comme s’il s’agissait d’un prêt  […]. Zelensky était présenté comme quelqu’un qui prenait notre argent, ne donnait rien en retour, nous escroquait. On s'est également moqué de lui parce qu'il ne savait pas comment s'habiller pour cet endroit, parce qu'il n'y était pas à sa place. On lui a demandé de faire preuve de déférence : "Avez-vous déjà dit merci ?", "Dites quelques mots de reconnaissance". Et il a ensuite été rejeté de la Maison Blanche. Et on lui a ordonné de démissionner de son poste de président de l'Ukraine.

Comme toujours avec l’antisémitisme, les faits ne sont pas une défense. Zelensky remercie constamment les Américains, comme on peut facilement le vérifier. Il est le président élu d’un pays qui est une république démocratique sous une constitution. Zelensky a remporté les dernières élections avec 73 % des suffrages et son taux d’approbation est désormais de 68 % ; s’il y avait une nouvelle élection, il la gagnerait. Selon les termes de la constitution, les prochaines élections auront lieu lorsque la guerre sera terminée et que la loi martiale pourra être levée. L’opinion générale en Ukraine, partagée par les opposants de Zelensky au Parlement, est que les élections ne peuvent pas avoir lieu tant que la Russie envahit, contrôle des pans du territoire ukrainien et exerce de la coercition sur les citoyens ukrainiens. Zelensky a été courageux. Il est resté à Kiev alors que tout le monde pensait qu’il fuirait. Il se rend régulièrement au front. La souffrance ukrainienne est malheureusement bien trop réelle, des chambres de torture aux exécutions en passant par les enfants kidnappés et les villes détruites. Il est vrai que les armes antichars que Trump a autorisées pendant son premier mandat ont été très importantes pendant les premières semaines de la guerre. Mais c’est le fait étonnant que l’Ukraine ait réussi à résister qui a conduit à la livraison de nouvelles armes. Les armes fournies à l’Ukraine étaient une aide et l’aide ne suffit pas. Elles constituent une part quasiment invisible du budget américain, l’équivalent d’un centime pour un dollar. La majeure partie de cette aide reste aux États-Unis, relançant des chaînes de montage qui avaient été stoppées. Une grande partie de ce que les États-Unis ont donné à l’Ukraine était des armes obsolètes qui auraient sinon été jetées. Comme tout le monde dans la salle le savait, ce que Zelensky portait était censé exprimer sa solidarité avec un peuple en guerre. Ce n’était pas si différent de ce que portait Churchill à la Maison Blanche en 1942.

Pour conclure que la scène à la Maison Blanche était antisémite, on n’a pas à en savoir plus. Tout est là : le demande de déférence, l’obsession avec l’argent, les accusations de corruption et de malhonnêteté, l’encerclement, les voix fortes, les griefs bizarres, le sentiment sous-jacent qu’une personne juive n’a pas sa place et doit être expulsée. Le contexte était suffisamment évocateur et rien de plus n’est vraiment nécessaire : ces marqueurs historiques de l’antisémitisme, les origines juives de Zelensky et la manière particulière par laquelle il a été traité par des non-juifs. 

Si nous considérons un instant les hommes qui ont tenté de l’humilier, cependant, le tableau ne devient que plus net et plus clair. L’homme qui l’a interrogé sur ses vêtements, Brian Glenn, est un journaliste d’extrême droite qui se passionne pour les théories du complot. On ne sait pas très bien pourquoi il était dans le Bureau ovale, mais il semble connaître Marjorie Taylor-Greene, celle des lasers spatiaux juifs et de la défense déterminée de la propagande russe. L’homme qui exigeait la déférence et parlait de "tournées de propagande", J.D. Vance, venait de rentrer d’Allemagne, où il avait tenu à soutenir publiquement l’extrême droite allemande. Vance présente Zelensky comme un menteur corrompu, sans aucune preuve autre que celles que lui a apportées un internet qui, apparemment, a découvert ses vulnérabilités. L’homme qui a insisté sur le fait que les Américains (et lui-même personnellement) étaient les vrais héros, Donald Trump, a déclaré l’automne dernier aux juifs qu’ils seraient tenus pour responsables s’il perdait les élections, entre autres choses. Et l'homme derrière eux tous, Elon Musk, soutient l'extrême droite dans plusieurs pays, adapte son réseau social pour soutenir les fascistes et est connu dans le monde entier pour son Hitlergrüß. L'idée de Musk selon laquelle Zelensky est un escroc peut difficilement être plus antisémite.

Et qu’ont fait les Américains depuis vendredi dernier ? Ils ont fait de Zelensky un bouc émissaire. Ils ont multiplié les mensonges, ce qui n’a malheureusement de sens que dans une vision du monde antisémite. Ils l’ont accusé, encore et encore, des choses qu’ils voulaient faire de toute façon. C’est en quelque sorte sa faute, plutôt que leur choix, s’ils refusent d’armer l’Ukraine et qu’ils soutiennent la Russie, s’ils refusent à l’Ukraine les renseignements nécessaires et s’ils facilitent ainsi la tâche à la Russie pour tuer des Ukrainiens par des tirs de missiles et des attaques de drones. La désignation de bouc émissaire est antisémite dans sa forme, se reposant sur des notions absurdes selon lesquelles les choix stratégiques américains peuvent et doivent être façonnés par la tenue vestimentaire et le comportement d’un allié. Et elle est antisémite dans son contenu, transférant toute la responsabilité de soi sur la personne juive qui doit assumer la responsabilité de tout. Les Américains continuent d’encercler Zelensky, dans les médias, niant sa légitimité en tant que président, appelant à sa démission. Musk continue d'insulter Zelensky et de demander qu'il soit remplacé et expulsé de son pays.

Sous-jacent à tout cela, il y a une hypothèse qui ne peut vraiment être comprise que comme antisémite et anti-ukrainienne : si Zelensky démissionnait, la guerre prendrait fin d’une manière ou d’une autre, car c’est lui, et non Poutine et les Russes, qui en est en quelque sorte l’instigateur. Et c’est profondément et étrangement faux : Zelensky n’est pas un maître conspirateur qui pousse les Ukrainiens à faire quelque chose qu’ils ne feraient pas autrement. […] Les Ukrainiens ont été attaqués et ils se défendent. Leur président n’est, selon ses propres termes, qu’un grain de sable dans le sablier. Si Zelensky était assassiné, une éventualité que les abus américains ont rendue plus probable, l’Ukraine continuerait à se battre.

L’antisémitisme américain se confond désormais avec l’antisémitisme russe et le renforce. L’idée selon laquelle Zelensky n’est pas un vrai président et que son gouvernement n’est donc pas un vrai gouvernement est un trope antisémite russe très spécifique depuis le début. Et l’approbation russe du comportement américain à la Maison Blanche depuis vendredi n’aurait guère pu être plus explicite. Un porte-parole de Poutine s’est dit heureux que les politiques s’alignent. Une porte-parole du ministre russe des Affaires étrangères a comparé les Ukrainiens à des pédophiles et à des voleurs. Le ministre des Affaires étrangères lui-même a déclaré que Zelensky était "à peine humain". Un ancien président russe a qualifié Zelensky de porc et a encensé Trump. La télévision russe a célébré Trump comme un allié de la Russie toute la semaine. Durant ce chœur d’éloges russes, la Maison Blanche a suspendu l’aide militaire et limité l’assistance des services de renseignement à l’Ukraine. Ainsi, les États-Unis aident désormais l’invasion fasciste et légitiment la tentative d’un changement de régime fasciste.

Il est plus difficile dans les années 2020 de nommer les choses par leur nom que, peut-être, au siècle dernier. Les authentiques fascistes traitent désormais les autres de "fascistes" pour rendre le mot insignifiant et ainsi ne pas être vus pour ce qu’ils sont. C’est la pratique russe normale, reprise aujourd’hui par les fascistes américains. Les antisémites peuvent également qualifier les autres d’"antisémites". Lorsque les Russes disent qu’ils ont dû envahir l’Ukraine à cause de l’antisémitisme d’autrui plutôt que du leur, ils essaient simplement de rendre le terme insignifiant. […] Le fait que quelqu’un veuille interdire les manifestations ne signifie pas qu’il s’oppose à l’antisémitisme. L’histoire suggère plutôt le contraire. Un effort concerté est en train d’être fait pour nous amener à penser que l’antisémitisme est quelque chose d’autre que les façons traditionnellement hostiles par lesquelles les non-juifs considèrent et traitent les juifs. Ces abus sémantiques se traduisent par une banalisation de l’antisémitisme, un concept que nous devons tous prendre au sérieux, un phénomène que nous devons tous reconnaître.

En plus d’abuser du terme, les antisémites peuvent réagir en simulant l’indignation lorsqu’on les dénonce. Ils peuvent essayer de se cacher derrière Israël ou en désignant les juifs qui se trouvent à proximité. Ainsi, lorsque vous êtes confronté à des actes qui semblent antisémites, vous devez considérer ce que vous voyez par vous-même. Les implications morales et politiques sont de la plus haute importance. J’ai eu une forte réaction personnelle à cette scène dans le Bureau ovale et je l’ai vérifiée pendant une semaine avec des amis et des collègues, qui m’ont avoué avoir eu la même réaction. J’ai reconsidéré ce que j’avais appris en tant qu’historien. J’ai regardé les définitions des universitaires. Tout, malheureusement, concorde.

Les réactions négatives à la scène du Bureau ovale peuvent bien sûr prendre d’autres formes. L’élément antisémite de la confrontation, bien qu’important, n’était pas la seule dynamique. Les Ukrainiens et les Européens ont, à juste titre, vu dans la tentative d’humilier Zelensky comme une invitation à entamer des discussions sur un ordre de sécurité qui tienne compte d’une Amérique peu fiable. […] Lundi, trente anciens opposants anticommunistes polonais ont signé une lettre adressée à Donald Trump. Ils ont exprimé leur répugnance face à la manière par laquelle Zelensky a été traité à la Maison Blanche. Ils ont souligné qu’aucune monnaie ne peut être équivalente à celle du sang versé pour la liberté. Ils ont comparé l’atmosphère dans le Bureau ovale lors de cette confrontation de vendredi à celle d’un interrogatoire communiste ou d’un procès communiste, au cours duquel la personne qui avait pris le risque de faire bien se voyait dire qu’elle n’avait aucune carte à jouer, que la force faisait le bien.

Mon directeur de thèse, Jerzy Jedlicki, a été un dissident. Les communistes polonais l’ont placé dans un camp d’internement. Peut-être que Jerzy, s’il était encore parmi nous, aurait signé cette lettre. Dans la mesure où j’ai étudié et écrit sur la terreur communiste, je peux saisir le point de vue des dissidents ; et compte tenu de leurs propres expériences personnelles avec les interrogatoires et la terreur communiste, c’est un point de vue qui doit être pris au sérieux. Ce qu’ils n’ont pas dit, en revanche, c’est que les techniques d’interrogatoire communistes des années 1970 et 1980 étaient antisémites : les personnes d’origine juive étaient présentées comme des étrangers à la nation et étaient soumises à des abus particuliers. Plusieurs interrogateurs encerclaient le dissident et parlaient entre eux à propos de ses supposées trahisons […] juives. Encerclement, intimidation, dénigrement.

Et donc, je ne peux pas échapper à cette première réaction réflexive face à cette scène dans le Bureau ovale : voici une personne d'origine juive traitée d'une manière très particulière et familière par des non-juifs. Je comprends la comparaison des dissidents avec un interrogatoire ou un procès et je peux imaginer la cellule ou la salle d'audience. Mais ce qui m'a frappé a été le cercle de non-juifs brutaux, comme en Europe dans les années 1930 et dans d'autres endroits et à d'autres époques, au moment particulier où la foule sentait que le pouvoir basculait.

Mais est-ce le cas ? En écrivant à propos de l’antisémitisme ici je soulève évidemment un point de vue moral. Je nous demande, à nous Américains, de réfléchir sérieusement à ce que nous sommes en train de faire, à la guerre criminelle que mène la Russie contre l’Ukraine, une guerre dont nous devenons désormais complices. Le fait que la guerre menée par la Russie soit antisémite est l’un de ses nombreux maux ; prendre le parti de la Russie dans cette guerre est une erreur pour de nombreuses raisons, notamment celle-là. À un moment où l’antisémitisme est un problème croissant à travers le monde, j’aimerais que nous puissions en voir les exemples évidents, en particulier lorsque nous, Américains, sommes étroitement impliqués dedans. Il y a une certaine stupidité mafieuse dans le cercle croissant des voix américaines appelant Zelensky à quitter le pouvoir et je pense que cela a un nom et une histoire. J’aimerais que nous nous souvenions de cette histoire et que nous nous souvenions que ce nom peut s’appliquer à nous.

En écrivant sur l’antisémitisme, je fais aussi une déclaration politique. L’antisémite croit vraiment que le juif doit s’incliner, que le juif ne peut pas se battre, qu’un État dirigé par un juif doit s’effondrer. C’était l’une des erreurs de Poutine il y a [trois] ans. Et maintenant, je pense que c’est aussi celle de Trump et d’Elon Musk. L’Amérique a bien sûr le pouvoir de nuire à l’Ukraine. Tout comme la Russie. La combinaison des politiques américaine et russe est en train de tuer des Ukrainiens. Les coûts de l’axe russo-américain émergent seront terribles pour l’Ukraine. Mais l’Ukraine ne s’effondrera pas immédiatement et la population ukrainienne ne se retournera pas contre Zelensky. Je ne peux pas ce qu’il fera personnellement, ni n’essaierai de le prédire : c’est mon propos.

Dans le monde de l’antisémite, tout est connu d’avance : le juif n’est qu’un imposteur, préoccupé uniquement par l’argent, sujet à l’exclusion, intimidé par la force. Aussi tôt qu’il sera humilié et éliminé, tout le reste reprendra sa place. Considérez les sourires narquois dans le Bureau ovale vendredi dernier : l’antisémite pense qu’il a tout compris. Mais dans le monde réel où nous vivons, les juifs sont humains, dangereux et beaux comme le reste d’entre nous. Les États-Unis n’ont jamais élu de président juif et peut-être qu’ils ne le feront jamais. Mais l’Ukraine l’a fait ; et ce président représente son peuple, confronté à des défis que ceux qui se moquent de lui ne comprendront jamais. Ces Américains ont choisi d’ajouter leur propre mal à celui auquel il doit faire face. Mais cela ne signifie pas qu’ils contrôleront ce qui va se passer ensuite.

En 1936, avant la guerre, Wanda, la mère de Jerzy, a traduit un livre intitulé Oil Rules the World. Nous semblons revenir sans réfléchir à une époque où les ressources naturelles exigent la violence. La politique étrangère américaine semble désormais se concentrer sur les richesses minières : au Groenland, au Canada et en Ukraine, où la pression sur Zelensky est liée à la volonté américaine de contrôler les minerais ukrainiens. C’est inquiétant pour plusieurs raisons.

Dans l’imaginaire antisémite, tout est à prendre. J’ai souvent parlé avec Jerzy Jedlicki de Mein Kampf, de la question de savoir si et comment il fallait le censurer, qui le lit au vingt-et-unième siècle. Notre monde, tel qu’Hitler le décrivait dans Mein Kampf, n’est qu’une mince couche de terre, définie par la fertilité de la couche arable et l’abondance des minéraux qui se trouvent en dessous. Seuls les juifs, pensait-il, sont un obstacle à sa conquête par les plus forts. Derrière toutes les calomnies à propos des mensonges, du vol et des complots il y avait la véritable peur d’Hitler : les juifs, pensait-il, étaient la seule source de valeurs humaines, la raison pour laquelle nous pouvions penser qu’il y avait quelque chose dans le monde en dehors du pouvoir et de la cupidité des puissants, quelque chose au-delà d’une guerre sans fin pour la couche arable et les minéraux. Pour éteindre la vertu, il fallait se moquer du juif, puis le marginaliser, puis l’assassiner. Et cela, bien sûr, fonctionnait comme politique dans l’Allemagne nazie ; non pas parce que le postulat était vrai, mais parce que les Allemands ont suivi le mouvement, tuant leur propre vertu sur le chemin. "Plus jamais" signifie prêter attention aux petites agressions qui en impliquent de plus grandes à venir.

La guerre déclenchée par Hitler, la Seconde Guerre mondiale, visait à éliminer les juifs et voler des ressources. Il visait avant tout le sol fertile de l’Ukraine et la richesse minière du Caucase : ce qu’il appelait le "Lebensraum", l’espace vital. Pour obtenir l’Ukraine, les Allemands devaient traverser la Pologne, où ils créèrent des ghettos, comme celui de Varsovie où Wanda n’est pas allée, puis les usines de la mort, comme Treblinka, où les juifs de Varsovie furent assassinés. Jerzy a échappé au gazage de Treblinka ; des décennies plus tard, il a essayé de m’aider à voir et à réfléchir. Il a essayé de m’aider à avoir un œil d’historien sur le présent et peut-être y est-il parvenu, un peu. Je suis sûr d’une chose : nos yeux doivent être ouverts à ce que nous ne voulons pas voir. »

Timothy Snyder, « Antisemitism in the Oval Office. A confrontation seen with a historian's eye », Thinking About… (blog), 7 mars 2025. Traduit par Martin Anota 

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