« Ce serait un euphémisme de dire que je n'ai jamais été fan de la façon par laquelle l'Allemagne considère la dette publique. Ici, je m'étais demandé si le mécanisme de frein à l'endettement allemand, bêtement inscrit dans la Constitution du pays, était la pire règle budgétaire qui ait jamais existé. La réponse était : pas tout à fait, mais presque. La principale raison pour laquelle il y a une règle aussi mauvaise est qu'une grande partie des décideurs politiques allemands considèrent que l'objectif principal de la politique budgétaire est le contrôle de la dette publique plutôt que de considérer la dette comme un moyen d'améliorer la politique budgétaire (comme j'en parle ici).Donc, les sérieuses mesures prises par l'Allemagne pour exempter les dépenses de défense (au-delà de 1 % du PIB) de ce mécanisme sont les bienvenues. Il en va de même pour la reconnaissance (enfin !) que l’Allemagne a urgemment besoin de renouveler ses infrastructures via des investissements publics supplémentaires. S'il y a un problème susceptible de faire prendre conscience aux responsables politiques qu'une dette publique significative est parfois nécessaire, c’est bien une guerre. Si l'on regarde les séries chronologiques de la dette publique américaine ou britannique, les grandes fluctuations se sont produites en temps de guerre. Les gouvernements financent généralement les guerres, du moins en partie, en émettant de la dette. Il y a de bonnes raisons économiques et politiques à cela.
Comme je l'ai déjà soutenu ailleurs, le financement par l'emprunt (ou monétaire) fait économiquement sens lorsque la hausse des dépenses est temporaire et que leurs bénéfices de ces dépenses supplémentaires profitent aux générations futures. Le financement par endettement pour des augmentations ponctuelles des dépenses permet de laisser les impôts et, si les dépenses bénéficient aux générations futures, il est logique que celles-ci y contribuent, ce que le paiement des intérêts de la dette ou son remboursement progressif permettent. Les raisons politiques de vouloir minimiser les hausses d'impôts pendant une guerre sont évidentes.
Cependant, comme Keynes l'avait exposé en 1940, même en cas de guerre majeure temporaire, il est justifié d'augmenter les impôts pour prévenir une hausse de l'inflation. Si les ressources productives (le travail et le capital) doivent être utilisées pour produire des armements (et peut-être une partie de la main-d'œuvre réaffectée à l'armée), alors, si l'économie est au "plein emploi", il y aura moins de ressources disponibles pour produire d'autres biens. Si la demande pour ces autres biens ne diminue pas pour compenser la baisse de l'offre, cela sera inflationniste. La demande peut être réduite soit en augmentant les taux d'intérêt pour encourager l'épargne, soit en augmentant les impôts pour réduire les revenus.
Le problème auquel l'Europe fait face est de savoir si elle augmente ses dépenses militaires de manière temporaire ou si cette hausse est permanente. La réponse est probablement les deux. La nécessité à court terme de remplacer ce que les États-Unis ont fourni (là où l'Europe le peut) à l'Ukraine est évidente et idéalement ces dépenses supplémentaires déboucheront sur un accord de paix qui offrira à l'Ukraine la sécurité à long terme dont elle a besoin. A cet égard, les dépenses militaires supplémentaires sont temporaires.
Toutefois, il semble réaliste de penser que l'Europe doit investir davantage dans la défense de manière permanente. Il semble y avoir deux scénarios futurs où ce ne serait pas nécessaire. Le premier est que Poutine soit rapidement remplacé par un dirigeant russe qui n’ait pas d'ambitions expansionnistes et qui ne perçoive pas l'Europe comme une menace. Le second est que la nouvelle administration Trump soit si mauvaise que, lors des élections (si elles se déroulent sans problème), les Républicains subissent une lourde défaite et que le parti reconsidère son attitude vis-à-vis de la Russie. Ce n'est qu'alors que les États-Unis pourraient redevenir le principal défenseur de l'Occident. Aucune de ces deux options ne semble probable, si bien qu’il semble que les dépenses de défense en Europe devront être augmentées de façon permanente.
Ainsi, même si des dépenses déficitaires supplémentaires font sens pour couvrir une partie de la hausse de la production militaire destinée à l'Ukraine, elles ne devraient pas, d'un point de vue économique, couvrir la hausse permanente des dépenses de défense destinée à combler le déficit laissé par les États-Unis. Cependant, augmenter les impôts ou réduire les dépenses publiques pour compenser les dépenses de défense supplémentaires est toujours politiquement difficile. Je ne serais donc pas surpris si les pays européens couvraient l’essentiel de leurs dépenses militaires supplémentaires en augmentant leurs déficits publics à court terme.
Comme le souligne John Springford ici, l'une des raisons pour lesquelles le recours au seul financement par voie de dette pour financer le supplément de dépenses militaires n'est pas soutenable (du moins, les dépenses qui ne sont pas entièrement des importations en provenance de l’extérieur de l’Europe) est que la plupart des pays européens sont actuellement proches de leur capacité de fonctionnement normale. La production de biens pour l'armée devra donc remplacer des biens qui auraient sinon été destinés au secteur privé. Comme je l'ai déjà noté, cela nécessite soit des hausses d'impôts, soit des taux d'intérêt plus élevés. C'est cela, plutôt qu'une quelconque variation du risque, qui est à l'origine de la forte hausse des taux d'intérêt à long terme sur la dette publique européenne après l'annonce par l'Allemagne d'un éventuel assouplissement de son frein à l'endettement. Si les gouvernements tardent à augmenter les impôts, la hausse des dépenses militaires s'accompagnera d'une hausse significative des taux d'intérêt à court terme afin d'éviter une inflation plus élevée. Cela implique à son tour aujourd’hui des taux d'intérêt à long terme plus élevés.
Au Royaume-Uni, en revanche, les dépenses de défense supplémentaires ont jusqu'à présent été financées par des coupes dans l'aide internationale. Des coupes permanentes dans les dépenses publiques pourraient-elles constituer une alternative aux hausses d'impôts pour financer les dépenses militaires (et créer les ressources nécessaires pour ces dernières) ? Le problème de nombreux gouvernements européens est qu'ils se battent sur deux fronts, le second étant politique et c’est la lutte contre le populisme de droite. Pour gagner sur ce second front, c’est une très mauvaise idée de rationner les services publics. Je pense que la plupart des commentateurs traditionnels n'ont pas compris ce point […]. »
Simon Wren-Lewis, « The moves to weaken Germany’s debt brake are welcome, but ultimately higher defense spending should be matched by higher taxes. Public spending cuts will promote right wing populists », in Mainly Macro (blog), 11 mars 2025. Traduit par Martin Anota
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