jeudi 30 octobre 2025

Comment l’Amérique a perdu la guerre commerciale

« Il y a un peu plus de six mois, Donald Trump a choqué le monde en annonçant une hausse massive des droits de douane, à des niveaux jamais vus depuis les années 1930. La plupart de ces droits étaient manifestement illégaux et ont été jugés comme tels par les tribunaux inférieurs (mais nul ne peut prédire la décision que prendra une Cour suprême extrêmement soumise). Depuis, il a reculé sur certains droits de douane, mais en a imposé d'autres, parfois pour des motifs bizarres (une province canadienne aurait diffusé une publicité qui lui déplaisait !) créant ainsi une incertitude constante.

Avec sa popularité en chute libre aux États-Unis (fake news !), Trump semble déterminé à conclure des accords avec le Japon, la Corée du Sud et la Chine lors de son marathon asiatique. Il a absolument besoin de revendiquer des victoires pour pouvoir passer à autre chose. Et même au sein du parti républicain, sa politique tarifaire est en difficulté : 52 sénateurs ont voté contre les droits de douane sur le Brésil et des sénateurs d'États agricoles montrent des signes d’inquiétude quant au moratoire imposé par la Chine sur les achats de soja américain.

Sauf nouveau coup de sang, nous pourrions bien avoir atteint le pic des droits de douane de Trump. Mais ne nous réjouissons pas trop vite. La politique tarifaire chaotique de Trump a infligé trois types de dommages économiques : une hausse des prix pour les producteurs et les consommateurs américains, une incertitude économique et une perte de crédibilité internationale des États-Unis. Même si le pire en termes de prix et d'incertitude est passé, il est clair que les droits de douane de Trump ont infligé des dommages durables à l'économie américaine, aussi bien qu’à l'ordre économique mondial.

Pour comprendre l’ampleur des dommages, commençons par faire l’inventaire des effets réels des droits de douane sur les prix et sur le marché du travail.

Des prix plus élevés

L'inflation s'est accélérée depuis que Donald Trump a lancé son attaque tarifaire. A la fin de l’année dernière, avant le Jour de la Libération (Liberation Day) et tout cela, les prévisionnistes professionnels s'attendaient à ce que l’inflation sous-jacente des prix à la consommation (c’est-à-dire qui excluent l’alimentation et l’énergie) s’élève à 2,4 % sur l'ensemble de l'année 2025. Les dernières données officielles (et probablement les dernières que nous pourrions avoir pendant un certain temps) suggèrent une inflation sous-jacente de 3 %.

Des preuves empiriques plus directes proviennent du Pricing Lab, qui s'appuie sur les prix de détail en ligne (quelque chose dont nous avons besoin tant que le shutdown dure, et peut-être après si Trump manipule les statistiques officielles). J'ai déjà utilisé leurs données. Elles montrent une hausse significative des prix des produits importés, en particulier par rapport à la tendance à la baisse que l’on observait avant le retour de Trump au pouvoir. Dans une nouvelle étude, le Pricing Lab analyse ses données et estime que les droits de douane que Trump a adoptés ont fait augmenter les prix à la consommation de 0,7 %.

C'est significatif, mais c’est inférieur à ce que de nombreux modèles prédisaient. Par exemple, la dernière simulation du modèle du Yale Budget Lab suggère que les droits de douane augmenteront les prix à la consommation de 1,3 %. Que savons-nous des sources de cet écart ?

L'administration Trump voudrait vous faire croire que ce sont les étrangers qui paient les droits de douane. Mais les données montrent clairement que ce n'est pas le cas. Voici les prix (hors droits de douane) que les États-Unis paient pour les biens importés autres que le pétrole, qui fluctuent considérablement pour plusieurs raisons qui ne sont pas liées aux droits de douane :

Les prix auxquels les étrangers vendent des marchandises aux États-Unis sont légèrement supérieurs à ceux d'il y a un an. Pour compenser l'effet des droits de douane sur les prix, ces prix auraient dû baisser de plus de 10 %. En réalité, les étrangers n'ont donc absorbé qu'une part négligeable des droits de douane.

Alors, pourquoi les droits de douane n'ont-ils pas eu un effet plus important sur les prix à la consommation ? J'ai vu plusieurs analystes affirmer que les entreprises américaines freinent leurs hausses de prix, pour absorber les coûts plutôt que de les répercuter sur les consommateurs. Comme cela ne peut continuer à jamais, cela suggère que l’inflation à venir sera bien plus importante.

Et il ne fait aucun doute que les entreprises ont absorbé une partie des coûts liés aux droits de douane. Mais peut-être pas autant que ce que beaucoup ont prétendu, car la hausse des droits de douane a été bien moindre en pratique que sur le papier. […]

Par "droits de douane sur le papier", j’entends le taux moyen que vous prédisez en appliquant les taux annoncés à ce que les Etats-Unis importaient avant les droits de douane. Vous pouvez aussi, comme le fait Budget Lab, estimer comment le droit de douane moyen est affecté par la réorientation de la consommation vers des biens moins taxés ; cela réduit légèrement le nombre, mais pas tant que cela.

Le taux tarifaire en pratique correspond simplement au montant effectif des recettes douanières collectées divisé par la valeur des importations.

Ce qui ressort immédiatement à la lecture de ces chiffres, c'est que les droits de douane en pratique, bien qu'ayant fortement augmenté, n'ont pas progressé autant que les droits de douane sur le papier. Le graphique en haut de ce billet présente mon estimation, où le nombre "en pratique" est basé sur les données de juillet.

Pourquoi les droits de douane ont-ils tardé en pratique ? Le système tarifaire de Trump est extrêmement complexe, avec des taux très différents selon le produit importé et son pays d'origine. Cela offre aux importateurs de nombreuses opportunités pour réduire leur facture en reclassant leurs produits.

Certaines de ces reclassifications sont parfaitement légales. Les importations en provenance du Canada en sont un bon exemple. Même avec les droits de douane de Trump, la plupart des marchandises canadiennes peuvent entrer en franchise de droits si elles sont "conformes à l’ACEUM", c’est-à-dire peuvent être exemptés de droits de douane en vertu de l’accord de libre-échange anciennement connu sous le nom d’ALENA, qui a été rebaptisé durant le premier mandat de Trump, mais qui est en fait resté pratiquement inchangé dans les faits.

En 2024, seulement 38 % des importations américaines en provenance du Canada étaient entrés dans le cadre de l'ACEUM. C’est un chiffre étonnement bas, mais la principale raison tient probablement à la paperasserie administrative : certifier la conformité d'un produit aux règles de libre-échange exige de remplir beaucoup de documents. Pour les plus petits exportateurs, en particulier, cette paperasserie est souvent peu rentable à produire, dans la mesure où les droits de douane étaient faibles même pour les marchandises qui n’étaient pas certifiées comme conformes à l'ACEUM.

Mais aujourd’hui, les droits de douane sont bien plus élevés, et il y a beaucoup plus de documents administratifs à remplir. En juin 2025, 81 % des importations en provenance du Canada étaient exemptes de droits de douane. Ce chiffre révèle un coût caché des droits : les sociétés supportent des coûts administratifs significatifs pour se conformer à un système tarifaire beaucoup plus complexe.

D'autres façons de contourner les droits de douane peuvent être illégales ou, en tout cas, aller à l'encontre des objectifs fixés. Les biens en provenance de pays qui sont sujets à des droits de douane élevés peuvent être blanchis, transbordés via des pays faisant face à des droits de douane plus faibles. Les exportateurs peuvent trouver des façons de réétiqueter ce qu’elles vendent pour bénéficier de taux réduits. Il y a certainement une part de fraude (comment pourrait-il ne pas y en avoir, étant données les incitations ?), mais en tout cas le constat est que, dans les faits, les droits de douane n'ont pas augmenté autant que vous auriez pu le penser. Et je ne vois aucune raison de croire que l’évitement douanier disparaîtra. Ce sera probablement une caractéristique quasi permanente du système.

Croyez-le ou non, c'est en réalité une bonne nouvelle. Cela signifie que la réticence des entreprises à répercuter les droits de douane a probablement joué un rôle plus limité que beaucoup ne le supposaient dans la stabilité des prix. Cela signifie qu’il y aura moins d’inflation future en réserve que ne le craignent beaucoup.

L’incertitude et le gel du marché du travail

Les droits de douane imposés par Trump étaient censés relancer l'industrie américaine. Ce n’est manifestement pas le cas, jusqu'à présent : l'emploi dans le secteur manufacturier est en baisse, en partie parce que certains des droits de douane de Trump, en particulier sur l'acier et l'aluminium, ont substantiellement augmenté les coûts pour les producteurs :

En revanche, les droits de douane n'ont pas provoqué de licenciements massifs, même si plusieurs grands employeurs, notamment Amazon, UPS et Target, ont annoncé d'importants plans de licenciement ces derniers jours.

La chose la plus frappante concernant le marché du travail, cependant, n'est pas la perte massive d'emplois. C'est plutôt la façon par laquelle le marché a gelé, avec de très faibles taux d’embauches. J'en ai parlé la semaine dernière. Cette économie de non-embauches a considérablement compliqué la vie des jeunes qui entrent sur le marché du travail, ainsi que celle de ceux qui ont perdu leur emploi, quelle qu'en soit la raison. Elle réduit aussi fortement le pouvoir de négociation des travailleurs. Un nouveau rapport du JPMorgan Chase Institute constate que la progression des salaires a fortement ralenti pour tous, les jeunes travailleurs connaissant la plus faible croissance des salaires depuis 2011. Dans un contexte d'inflation en hausse, c'est un sérieux coup pour les travailleurs américains.

Et l'incertitude créée par la politique tarifaire colérique est probablement la plus grosse raison du gel du marché du travail.

Mais de nouveau, le plus dur de l'incertitude est peut-être derrière nous. La tournée de Trump en Asie devrait apporter une certaine stabilité dans le tableau tarifaire, les États-Unis réduisant certains des droits de douane extrêmement élevés qu'ils ont imposés ou menacés d'imposer, tandis que les pays asiatiques font de vagues promesses d'investir aux États-Unis et d'acheter davantage de produits américains. Le contenu de ces accords sera moins important qu'une potentielle réduction de l'incertitude.

Des dommages durables aux États-Unis et à l'ordre mondial

Je m'attends à ce que Trump proclame bientôt sa victoire après avoir reculé sur les droits de douane et présenté des chiffres d'investissement fallacieux. Il clamera avoir gagné la guerre commerciale. Eh bien, il se trompe.

Le principal bénéfice de ces accords (à supposer qu'ils se concrétisent et durent un certain temps) est que les États-Unis cesseront de se tirer une balle dans le pied. Les consommateurs, les producteurs et les travailleurs américains ont été les principales victimes des droits de douane de Trump. Nous aurions pu remporter la victoire en évitant de nous taper dessus dès le départ.

De plus, ces accords ne peuvent réparer les dégâts plus profonds qui ont été infligés par six mois de folie tarifaire : le dommage incalculable à la crédibilité des États-Unis et, avec lui, à l’ordre économique mondial.

Premièrement, tout (j’ai bien dit tout) ce que Trump a fait en matière de commerce a, en plus de son illégalité, été une violation des accords commerciaux que les États-Unis ont conclu avec d'autres pays. Nous sortons donc de cette guerre commerciale en tant que pays auquel on ne peut plus faire confiance pour tenir ses promesses.

Deuxièmement, si l'on regarde la confrontation avec la Chine en particulier, le résultat final apparaît comme une démonstration de la faiblesse des États-Unis et de la force de la Chine. La Chine pourrait bien faire quelques concessions homéopathiques, promettant d'acheter du soja ou autre chose. Mais la réalité (qui est évidente pour tous, sauf peut-être pour certains électeurs américains) est que Trump a menacé d'imposer des droits de douane extrêmement élevés à la Chine, mais a reculé lorsque celle-ci a commencé à réduire ses exportations de terres rares et d'autres intrants industriels. La Chine avait l'avantage et elle en a profité.

En réalité, j'affirmerais que la Chine est en train de remporter clairement son conflit géopolitique avec les États-Unis. L'Amérique pouvait autrefois compter sur le soutien de ses alliés démocratiques. Elle s'est aliénée ces derniers et s'est forgée une réputation de pays qui renie arbitrairement ses accords. L'Amérique disposait d'un pouvoir de négociation économique sans égal. Aujourd'hui, le monde sait que la Chine en possède davantage.

J'aborderai plus en détail ces préoccupations dans un futur billet. »

Paul Krugman« How we lost the trade war », 30 octobre 2025. Traduit par Martin Anota


« Les insidieux effets de l’incertitude sur l’économie »  

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