lundi 27 octobre 2025

La domination budgétaire


« Imaginez que la politique budgétaire domine la politique monétaire. […] Si les déficits de l'autorité budgétaire ne peuvent être financés uniquement par de nouvelles émissions d'obligations, alors l'autorité monétaire est forcée de créer de la monnaie et de tolérer une inflation supplémentaire »

Thomas J. Sargent & Neil Wallace, « Some unpleasant monetarist arithmetic », in Federal Reserve Bank of Minneapolis, Quarterly Review, automne 1981

 

« Notre taux de la Fed est AU MOINS 3 points trop élevé. "Trop Tard" coûte aux États-Unis 360 milliards de dollars par point, PAR AN, en coûts de refinancement. Pas d'inflation, LES ENTREPRISES AFFLUENT EN AMERIQUE, le pays le plus chaud du monde ! BAISSONS LE TAUX !!! »

Donald J. Trump, 9 juillet 2025.

 

« Ces dernières décennies, les banques centrales des économies avancées ont défini leur politique monétaire indépendamment des autorités budgétaires. Leurs objectifs étaient la stabilité des prix et un emploi maximal durable. Aujourd'hui, la plupart d'entre elles annoncent des cibles d'inflation, ajustent les taux d'intérêt pour maintenir l'inflation à un niveau bas et stable et font preuve de responsabilité (accountability) en répondant aux questions du public.

Pourtant, les économistes savent depuis longtemps que les évolutions budgétaires peuvent saper la capacité de la banque centrale à maintenir la stabilité des prix. Dans ce billet, nous abordons le problème de la "domination budgétaire" (fiscal dominance) : lorsque la politique budgétaire exerce des pressions sur la banque centrale pour qu’elle abandonne son objectif de stabilité des prix pour la financer. Les niveaux élevés de dette publique dans de nombreuses économies avancées suggèrent que le risque d'une domination budgétaire croissante (et d'une perte de stabilité des prix) est généralisé, mais nous nous concentrerons sur les États-Unis, où la menace de domination budgétaire apparaît désormais aiguë.

La domination monétaire, la domination budgétaire et le monde entre les deux

La relation entre la politique budgétaire et la politique monétaire varie considérablement d’une juridiction à l’autre et au fil du temps. À un extrême, la dette publique est sur une trajectoire soutenable, si bien que la banque centrale définit la politique monétaire sans se soucier de l'orientation de la politique budgétaire. Cette "domination monétaire" est nécessaire pour maintenir la stabilité des prix, mais elle n'est pas suffisante. Par exemple, malgré l'absence de pressions budgétaires extrêmes, la Réserve fédérale a toléré une inflation à deux chiffres dans les années 1970 et au début des années 1980.

À l’opposé, lorsqu'un gouvernement est incapable de vendre de la dette au public, la banque centrale peut être contrainte de financer directement les dépenses budgétaires, quel que soit le niveau d'inflation. Dans ce cas, les décideurs politiques n'ont d'autre choix que d'émettre de la monnaie sans intérêt pour financer le gouvernement. Le profit qui en résulte (connu sous le nom de "seigneuriage") se substitue aux fonds que le gouvernement ne peut obtenir en empruntant sur les marchés publics. Et cette expansion monétaire alimente l'inflation.

Dans un monde de domination budgétaire extrême, même une banque centrale cherchant à maintenir la stabilité des prix ne peut qu’échouer à le faire. Comme l'ont fameusement démontré Sargent et Wallace, sous certaines hypothèses, l'anticipation d'une création monétaire future (motivée par la nécessité de financer les dépenses publiques futures) conduit à une inflation plus élevée aujourd'hui (cf. la citation introductive). De tels épisodes sont souvent associés aux guerres et aux troubles civils qui conduisent à l'hyperinflation.

Entre les deux pôles de pure domination monétaire et de pure domination budgétaire, se trouve un large éventail de circonstances dans lesquelles un gouvernement peut chercher à faire pression sur une banque centrale pour qu'elle réduise le coût de la dette. Sans surprise, plus le service de la dette et le déficit budgétaire potentiel sont importants, plus les responsables de la politique budgétaire (c'est-à-dire les politiciens) sont incités à exercer une telle pression sur la banque centrale.

Dans ces cas "intermédiaires", la banque centrale fait face à un arbitrage entre la satisfaction des besoins budgétaires et le maintien de la stabilité des prix. Par exemple, pour alléger leur fardeau de financement, les autorités budgétaires pourraient faire pression sur la banque centrale pour qu'elle réduise son taux directeur en dessous du niveau compatible avec sa cible d'inflation. À court terme, elles bénéficieraient à la fois du moindre coût des nouvelles émissions de dette et d'une inflation surprise qui abaisse la valeur réelle de l'encours de la dette, ce qui est comparable à un défaut de paiement partiel. À plus long terme, cependant, la baisse des taux d'intérêt entraîne une révision à la hausse des anticipations d'inflation, puis une hausse de l'inflation, entraînant une perte de crédibilité de la banque centrale.

La domination budgétaire dans l'histoire : les cas extrêmes et intermédiaires

L'histoire des hyperinflations montre que la domination budgétaire, même dans sa forme extrême, est fréquente. Dans une hyperinflation, le seul objectif de la banque centrale est de financer le gouvernement. Pourtant, une hyperinflation finit par anéantir les bénéfices que l'État tire de la création monétaire de la banque centrale. L'expérience montre que les hyperinflations ne prennent fin qu'avec la restauration de la stabilité budgétaire, souvent accompagnée de l'introduction d'une nouvelle monnaie pour remplacer l'ancienne, désormais sans valeur et discréditée.

Hanke et Krus ont identifié 58 épisodes d'hyperinflation, définis comme des périodes où les prix augmentent continuellement de plus de 50 % par mois. À la seule exception de l'hyperinflation révolutionnaire en France à la fin du dix-huitième siècle, la liste Hanke-Krus commence en 1920. Il est important de noter que chaque guerre mondiale a créé des turbulences économiques et financières généralisées qui ont ensuite conduit à une vague d'hyperinflation. Le cas de la Hongrie en 1946 (où les prix ont doublé toutes les 15 heures) a été le plus sévère. Pour faire face aux obligations de paiement du gouvernement, la banque centrale hongroise a finalement émis la plus grosse coupure de monnaie jamais enregistrée : un chiffre un suivi de 20 zéros. En comparaison, la tristement célèbre hyperinflation allemande de l'après-Première Guerre mondiale de 1921 à 1923 n'était que la cinquième plus aiguë, avec des prix doublant tous les 3,7 jours. L'hyperinflation du Nicaragua, qui a pris fin en 1991, est la plus longue avec 58 mois ; tandis que celle du Venezuela, qui s’est terminée en 2022, est la plus récente.

Les épisodes de forte inflation (plus timides que ceux d'hyperinflation) reflètent habituellement les pressions exercées par le gouvernement sur la banque centrale pour qu'elle maintienne les taux d'intérêt à un faible niveau afin de réduire le coût de la vente de dette au public. Dans ces épisodes, les actions des autorités budgétaires sapent l'indépendance de la banque centrale et la crédibilité de son engagement en faveur de la stabilité des prix. Autrement dit, il y a des cas entre les deux extrêmes de la domination monétaire et de la domination budgétaire où l'inflation atteint des niveaux à deux chiffres parce que la banque centrale répond aux souhaits du gouvernement de réduire le coût de l’endettement public. Bien que moins destructrices qu'une hyperinflation, nous les considérons néanmoins comme des cas de domination budgétaire.

Prenons deux exemples intermédiaires récents : l’Argentine et la Turquie. Dans les deux cas, les pressions politiques exercées sur la banque centrale pour maintenir les taux d’intérêt à un faible niveau ont entraîné une inflation annuelle de plus de 50 % entre 2022 et 2024. La restauration de la stabilité des prix nécessite d’inverser cette pression. En Argentine, l’inflation a ralenti après la consolidation budgétaire agressive du nouveau gouvernement Milei fin 2023. En Turquie, c’est le resserrement de la politique monétaire au cours des deux dernières années qui a contribué à faire baisser l’inflation. Pourtant, dans les deux pays, l’inflation reste supérieure à 30 % par an. L’une des raisons pourrait être l’impact persistant de l’influence politique sur les perceptions de la crédibilité de la banque centrale.

Maintenir les prix stables

Historiquement, les épisodes de prix stables nécessitent une domination monétaire sans ambiguïté et un minimum de rigueur budgétaire. Par le passé, les monnaies métalliques contribuaient à discipliner le comportement budgétaire (du moins en l'absence de guerre), car d'importants déficits budgétaires ne pouvaient généralement être engendrés que par des dévaluations politiquement humiliantes. Lorsque l'étalon-or a pris fin en 1973, les dettes publiques dans les économies avancées étaient faibles. Cela a permis aux banques centrales d'instaurer un ciblage de l'inflation et d'établir un historique durable de stabilité des prix.

Cependant, le ciblage de l'inflation n'a pas empêché l'accumulation insoutenable de la dette publique qui présente désormais un risque. Jusqu'à présent, pandémie mise à part, les banques centrales des économies avancées ont généralement réussi à maintenir l'inflation à un faible niveau. Même au Japon, où la dette publique nette dépasse 130 % du PIB, l'inflation des prix à la consommation a été en moyenne inférieure à 0,4 % par an au cours des 25 dernières années. Aujourd'hui, cependant, la hausse de l'inflation et des taux d'intérêt au Japon accroît le coût du service de la dette, renforçant ainsi l'incitation à la domination budgétaire : à 1,6 %, le rendement à 10 ans du Japon est près de deux points de pourcentage au-dessus de son plus bas niveau de 2019 et à son plus haut niveau depuis 2008.

Histoire et perspectives : la domination budgétaire aux États-Unis

Mis à part le Japon, le plus grand risque de domination budgétaire parmi les économies avancées aujourd'hui est aux États-Unis, avec la hausse rapide du coût de financement de la dette fédérale américaine. Deux facteurs contribuent à cette flambée des coûts : (1) l'accumulation de la dette publique elle-même et (2) la hausse des taux d'intérêt sur cette dette dans le sillage de la pandémie.

Premièrement, des déficits durablement larges entraînent une hausse marquée de la dette détenue par le public. Comme le montre le graphique suivant, la dette publique (en pourcentage du PIB) a bondi à deux reprises au cours des vingt dernières années : d'abord en raison de la crise financière de 2008-2009, puis avec la pandémie de Covid-19. Le Congressional Budget Office anticipe une hausse continue, avec un nouveau record de ratio d'endettement prévu pour 2028.

Deuxièmement, à mesure que la dette fédérale augmente, les paiements nécessaires pour compenser les détenteurs de titres du Trésor augmentent également. En conséquence, le service de la dette américaine en pourcentage du PIB est désormais à un niveau rarement observé au cours des soixante dernières années (cf. la ligne rouge dans le graphique suivant).

Pour avoir une idée de la sensibilité accrue du service de la dette fédérale américaine aux taux d'intérêt du marché, notez que lors des précédents épisodes de service de la dette très élevé (à partir de 1985 environ et pendant plus d’une décennie) le rendement moyen de la dette fédérale (représenté par le rendement des bons du Trésor à cinq ans, représenté par les barres grises) était le double du niveau actuel. Aujourd'hui, avec des niveaux de dette publique plus élevés, un rendement relativement faible par rapport aux normes historiques est suffisant pour générer des coûts de service de la dette élevés. Autrement dit, une hausse soutenue d'un point de pourcentage du rendement moyen ajoute désormais plus de 1 % du PIB au coût annuel du financement fédéral : c'est plus du double de ce qu'une hausse équivalente du rendement ajoutait au milieu des années 1980.

Le plus grand risque de domination budgétaire aujourd'hui provient peut-être de la menace extrême qui pèse sur l'indépendance de la banque centrale américaine. La Réserve fédérale a officiellement obtenu son indépendance avec le Banking Act de 1935 (cf. Richardson et Wilcox). Peu après, cependant, la Seconde Guerre mondiale a ouvert une période de domination budgétaire. Pour faciliter les déficits publics massifs nécessaires pour financer la guerre, la Fed a acheté suffisamment de titres du Trésor pour garantir que les taux d'intérêt à long terme (et donc les coûts de financement du gouvernement) restent bas. Le contrôle des prix a contenu l'inflation durant la guerre, mais il n'a pas empêché une vague d'inflation à deux chiffres après. Ce n'est qu'en 1951 que le Treasury-Fed Accord a restauré l'autorité de la banque centrale pour fixer les taux d'intérêt de façon indépendante, ce qui mit fin à cet épisode de domination budgétaire (cf. Hetzel et Leach).

Aujourd'hui, les développements budgétaires menacent à nouveau l'indépendance de la Réserve fédérale. Un indicateur de cette domination budgétaire croissante est la pression politique pour abaisser les taux d'intérêt en dessous du niveau que la plupart des banquiers centraux américains jugent compatible avec l'atteinte de leur objectif d’inflation à 2 %. Plus précisément, une majorité du comité fédéral de l'open market s’attend à ce que les taux directeurs, actuellement compris entre 4 et 4,25 %, resteront supérieurs à 3 % jusqu'en 2028 […].

Pourtant, tout en déclarant que l'économie était solide, le président Trump a appelé cet été la Fed à réduire ses taux d'intérêt d'au moins trois points de pourcentage (cf. la citation introductive). Il se disait préoccupé par le coût élevé du service de la dette fédérale ("360 milliards de dollars par point – PAR AN"). De même, la dernière personne nommée à la Fed par le président, son ancien et futur directeur du Council of Economic Advisors (CEA), Stephen Miran, a également appelé à de fortes baisses des taux d'intérêt cette année.

Depuis son retour au pouvoir en janvier, le président Trump a intensifié les tentatives pour faire pression sur la Fed. Il a appelé à plusieurs reprises son président Jerome Powell à démissionner et aurait envisagé de le révoquer […]. En août, il a cherché à révoquer la gouverneure Lisa Cook "pour motif valable", mais elle reste en poste dans l'attente d'une décision de la Cour suprême […]. La nomination de Stephen Miran en septembre pour prendre une place vacante au Conseil des gouverneurs suggère une préférence pour des changements plus profonds à la Fed : avant sa nomination à la présidence du CEA, Miran avait proposé de réformer la banque centrale pour permettre au président de révoquer les gouverneurs "à sa guise", plutôt que "pour motif valable" […]. Rendre les gouverneurs de la Fed dépendants du bon vouloir du président des Etats-Unis détruirait un fondement clé de l'indépendance de la Réserve fédérale, rendant la banque centrale beaucoup plus vulnérable aux pressions politiques.

Dans les circonstances actuelles, le président Trump pourrait à tout moment nommer le successeur de Powell, dont le mandat de président expire en mai 2026 (et celui de gouverneur en janvier 2028). Si Powell démissionne de son poste de gouverneur à l'issue de son mandat de président, le président Trump aura la possibilité de nommer son quatrième gouverneur par les sept gouverneurs du Conseil. Comme nous l'avons récemment souligné, le Conseil influence la nomination des présidents des banques centrales régionales, ce qui lui permet de déterminer la composition du comité fédéral d'open market (FOMC) qui définit la politique monétaire.

Curieusement, malgré ces déclarations et actions transparentes de l'exécutif favorisant  une plus grande domination budgétaire, et malgré la trajectoire insoutenable de la politique budgétaire américaine, le coût marginal de financement de la dette américaine a significativement diminué cette année. Au moment où nous écrivons ces lignes, le rendement à 10 ans est légèrement inférieur à 4 %, en baisse d'environ 75 points de base depuis janvier ; tandis que le rendement à deux ans (actuellement à 3,48 %) a baissé de plus de 90 points de base sur la même période. Même les anticipations d'inflation à long terme du marché ont légèrement diminué cette année.

Pourtant, l'expérience nous enseigne qu'une véritable domination budgétaire (dans laquelle la Réserve fédérale privilégie les besoins budgétaires à la stabilité des prix) serait incohérente avec l'évolution favorable des marchés des bons du Trésor. Les participants au marché doutent peut-être que le président mette à exécution ses menaces pour faire pression sur la Fed afin qu'elle abaisse son taux directeur si l'inflation reste significativement supérieure à 2 %. Pourtant, s'il passe effectivement à l’acte, et si la Fed se montre incapable ou indésireuse de résister, la perte de crédibilité de la banque centrale qui en résulterait pourrait entraîner une inflation américaine bien supérieure à celle qui est actuellement anticipée par les participants au marché obligataire. Autrement dit, outre ses avantages limités à court terme, la domination budgétaire en tant qu'option politique est vouée à l'échec. »

Stephen G. Cecchetti & Kermit L. Schoenholtz, « Fiscal dominance: A primer », in Money & Banking (blog), 26 octobre 2025. Traduit par Martin Anota

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