vendredi 31 octobre 2025

Les guerres tarifaires et le déficit commercial américain

« L'administration Trump a soutenu, notamment dans un décret présidentiel d'avril 2025, que les partenaires commerciaux des États-Unis avaient utilisé des droits de douane et des barrières non tarifaires et que ceux-ci s’étaient traduits par des déficits commerciaux importants et persistants pour les Etats-Unis. Cet argument a été l'une des principales justifications de l'administration pour relever significativement les droits de douane, annulant ainsi plusieurs décennies de libéralisation du commerce américain et provoquant des mesures de rétorsion de la part de certains autres pays. Cependant, de nombreuses études ont conclu que les politiques commerciales étrangères n'ont pas contribué de manière significative au déficit commercial américain. De même, de récents travaux suggèrent que les récentes hausses de droits de douane n'auront qu'un impact limité sur le déficit commercial américain et que celle-ci se fera au prix d'une significative détérioration des perspectives économiques américaines et mondiales.

Les États-Unis enregistrent d'importants déficits commerciaux depuis plusieurs décennies. Comme le montre le graphique, les exportations et les importations américaines (de biens et de services) ont significativement augmenté depuis les années 1970, mais la hausse plus rapide des importations a engendré des déficits commerciaux globaux substantiels, qui se sont élevés en moyenne à l’équivalent de 3,5 % du PIB depuis 2000. Ce déficit était partiellement compensé par le passé par les entrées nettes de revenus (ces derniers correspondent aux revenus perçus par les Américains sur leurs actifs étrangers moins les revenus perçus par les étrangers sur les actifs américains qu'ils détiennent). Cependant, ces flux nets sont devenus négatifs ces dernières années, ce qui a porté le déficit du compte courant (qui représente la somme du compte commercial et des entrées nettes de revenus) à près de 4 % du PIB, soit le troisième taux le plus élevé parmi les pays de l'OCDE. Et comme les déficits du compte courant doivent avoir pour contrepartie des emprunts à l'étranger, la dette nette des États-Unis envers le reste du monde n'a cessé de croître pour atteindre 82 % du PIB fin 2024. 

Le déficit commercial américain est souvent considéré par les économistes comme résultant de forces macroéconomiques fondamentales, en particulier celles qui déterminent l'épargne et l'investissement [Obstfeld, 2025]. C’est parce que le solde du compte courant d'un pays est égal, par définition, à la différence entre l'épargne et l'investissement domestiques dans les comptes nationaux de ce pays. A partir de ce cadre d'analyse, on déduit que la baisse prolongée du taux d'épargne des ménages, qui a commencé dans les années 1980, constitue un facteur clé expliquant l'ampleur et la persistance du déficit commercial américain. Le taux d’épargne est passé d'une moyenne de 12,25 % dans les années 1970 à une moyenne d'environ 5,75 % seulement entre 2000 et 2025. Cette baisse, et la hausse correspondante de la consommation, notamment de produits importés, sont attribuées au boom des prix des actifs américains et à la plus grande disponibilité du crédit [Carroll et alii, 2019]. Il est aussi généralement admis que les déficits budgétaires, qui constituent une forme de désépargne nationale, ont également contribué au déficit du compte courant. Les déficits budgétaires du gouvernement américain ont fortement augmenté à partir des années 1970, en raison à la fois de la baisse des taux d'imposition fédéraux et de l'augmentation des dépenses consacrées à la santé et aux autres programmes sociaux. De nouvelles hausses de dépenses et des réductions d'impôts sont intervenues dans le sillage de la crise financière mondiale de 2008 et la pandémie mondiale de 2020, portant le déficit à une moyenne supérieure à 6 % du PIB entre 2010 et 2023. Le FMI [2025] a récemment conclu que l'important déficit budgétaire des États-Unis, relativement à celui du reste du monde, a creusé le déficit commercial américain de 0,6 point de PIB en 2024. Enfin, le déficit du compte courant a également été alimenté par des booms de l’investissement, comme celui des années 1990 (jusqu'à l'éclatement de la bulle internet en 2000) et celui des années 2000 (jusqu'à l'effondrement du marché immobilier américain). Les politiques monétaires expansionnistes mises en œuvre durant ces périodes sont généralement considérées comme ayant contribué à ces booms de l’investissement, tout en contribuant à réduire le taux d'épargne des ménages. 

Les forces macroéconomiques étrangères ont également eu un impact sur le déficit commercial américain, puisque ce dernier a pour contrepartie l’existence d'importants excédents ailleurs dans le monde. En 2005, Ben Bernanke, alors vice-président de la Réserve fédérale, affirmait que le déficit américain était dû à l'épargne excessive des économies de marché émergentes (dont la Chine), que l’on a souvent qualifiée d’"excès d’épargne mondiale" (Global Saving Glut). Cependant, ces déséquilibres se sont atténués au cours des deux dernières décennies et, selon une récente évaluation du FMI [2025], ces forces ne sont plus considérées que comme seulement "modérément" importantes. On estime également que la demande de dollars par les banques centrales étrangères pour leurs réserves et par le secteur privé comme valeur refuge renforce sa valeur, ce qui augmente le prix des produits exportés par les Etats-Unis et diminue le prix des biens importés aux États-Unis (comme l'a soutenu Stephen Miran, actuel gouverneur de la Réserve fédérale). Toutefois, une récente analyse du FMI ne suggère pas que le rôle du dollar comme actif de réserve ait significativement aggravé le déficit commercial, probablement parce que le rythme de croissance des réserves mondiales a ralenti après 2010 et que la part du dollar américain dans ces réserves a également diminué.

Il y a un large consensus parmi les économistes selon lequel les droits de douane (et autres politiques commerciales) n’ont pas joué un rôle majeur dans l’ampleur et la persistance du déficit commercial américain. Les taux des droits de douane des États-Unis étaient élevés avant la Seconde Guerre mondiale, notamment dans les années 1930 (voir graphique). Mais ces taux ont diminué après la guerre et ont baissé significativement depuis les années 1970. Cela s’est produit dans un contexte de réductions concomitantes des droits de douane par d’autres pays, dans le cadre d’accords commerciaux internationaux qui étaient activement promus par les États-Unis (par exemple, des initiatives multilatérales telles que l’OMC et des accords commerciaux régionaux comme l’Accord de libre-échange États-Unis-Mexique-Canada). Une récente étude de la Réserve fédérale de Dallas ne décèle aucune corrélation apparente entre le montant des soldes commerciaux et les taux tarifaires effectifs pour un large échantillon de pays [Martínez García et Yi, 2025], un résultat cohérent avec ceux d’autres études [Furceri et alii, 2019].

Dans ce contexte, la plupart des analystes ont conclu que les récents droits de douane américains n'auront qu'un impact modeste sur le déficit commercial des États-Unis. Une raison importante est que la compétitivité à l'exportation s’en trouverait réduite, dans la mesure où une part significative de ces droits de douane concerne des produits tels que l'acier, l'aluminium, le cuivre, le bois, les semi-conducteurs, etc., qui sont des intrants clés pour les exportateurs américains. Le FMI [2025] a estimé que si les droits de douane étaient effectivement appliqués aux niveaux récemment annoncés (en incluant les mesures de représailles prises par la Chine), cela ne réduirait le déficit du compte courant américain que de moins de 0,5 point de PIB d'ici 2030.

De plus, la hausse des droits de douane se ferait probablement au détriment de la croissance et des revenus américains. Par exemple, le FMI [2025] a estimé que l'impact de la guerre tarifaire se traduirait par une baisse du PIB américain d'environ 1 % par rapport à son niveau de référence sur trois ans, cette perte pouvant atteindre 1,3 % par an à plus long terme. À  plus court terme, les pertes de production résultent de l'impact des droits de douane sur l'inflation et l'investissement et, à plus long terme, de l'impact négatif sur la productivité américaine, dans la mesure où les capitaux et les autres ressources se réalloueraient vers des secteurs pour lesquels les États-Unis présentent un désavantage comparatif. Une analyse plus récente du FMI souligne en outre que l'incertitude entourant les politiques commerciales est susceptible de peser davantage sur l'activité économique en sapant la confiance des entreprises et des consommateurs. Ce résultat concorde avec les conclusions d'autres études [Jeon et alii, 2025 ; Budget Lab, 2025 ; Kawasaki, 2025]. Une autre conséquence est que le coût des droits de douane pèse de manière disproportionnée sur les populations les plus pauvres, en augmentant le prix des biens importés, des biens qui représentent une part importante de leur consommation [Budget Lab, 2025].

En conclusion

De nombreuses analyses et expériences concrètes suggèrent que les hausses de droits de douane de l'administration américaine ne réduiraient que modestement le déficit commercial des États-Unis, principalement parce que les droits de douane ne s'attaquent guère aux causes les plus profondes de ce déficit : les importants déficits budgétaires américains et le niveau élevé de la consommation des ménages américains. Toute amélioration du solde commercial américain qui pourrait être obtenue via les droits de douane se ferait probablement au détriment de l'emploi et des revenus, tant au niveau domestique qu'international. Ces effets adverses sur les perspectives de croissance des États-Unis seraient exacerbés si les récents droits de douane et politiques de l’administration Trump érodaient la confiance mondiale dans le dollar et la demande mondiale d'actifs américains. »

Christopher Towe, « Tariff wars and the United States trade deficit », EconoFact, 30 octobre 2025. Traduit par Martin Anota


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