samedi 12 octobre 2024

Des stocks tampons pour la stabilité des prix ?

« La forte inflation de ces dernières années a amené à reconsidérer les politiques de stabilisation des prix. Ces dernières semaines, par exemple, la vice-présidente Kamala Harris a proposé de nouvelles mesures de contrôle des loyers et de lutte contre les prix abusifs. Parmi les propositions peu orthodoxes de stabilisation des prix qui sont débattues à Washington, il y a celle de créer des stocks tampons de produits de base. L’économiste Isabella Weber de l’Université du Massachusetts à Amherst a récemment soutenu au Peterson Institute que les stocks tampons publics, notamment de produits alimentaires, pourraient stabiliser les prix, réduire la volatilité macroéconomique et réduire la faim dans le monde à notre "époque de situations d’urgence enchevêtrées".

Dans cette proposition, des stocks tampons physiques de produits de base tels que le riz, le maïs, le blé et les huiles seraient "établis dans des endroits géographiques stratégiquement judicieux, gérés par la FAO, par un organisme ad hoc des Nations Unies ou par les gouvernements nationaux qui accepteraient de libérer des stocks selon un accord". Les réserves physiques seraient complétées par des "réserves virtuelles" : les gouvernements participants, sous la direction d'un organisme de coordination et suivant les conseils d'une unité de renseignement mondiale, interviendraient sur les marchés financiers pour contrer les manipulations de prix perçues par les spéculateurs, par exemple par des ventes stratégiques sur les marchés à terme.

L'idée d'un système public de stocks tampons, note Weber, a été largement discutée après la Seconde Guerre mondiale et a été à l'origine d'un "rare accord" entre John Maynard Keynes et Friedrich A. Hayek, deux éminents économistes du vingtième siècle. Cependant, l'accord entre Keynes et Hayek sur ce sujet était limité.

Hayek a imaginé un système de réserve monétaire mondial, dans lequel un panier fixe de produits de base stockables adosserait l'émission et le rachat de devises internationales. L'autorité monétaire achèterait et vendrait passivement des unités du panier de produits de base à un prix fixe, augmentant ou réduisant la masse monétaire en réponse à la demande en liquidité du marché. 

Le système de Hayek visait à stabiliser le niveau général des prix et à assurer une stabilisation automatique par le biais d'un système basé sur des règles. Il est important de noter que l'autorité monétaire ne fixerait pas les prix des produits individuels dans l'unité. Au lieu de cela, les prix des produits individuels dans le panier évolueraient à la hausse ou à la baisse en réponse à l'offre et à la demande sur leurs marchés respectifs ; l'autorité ciblerait le prix du panier global. À cet égard, il ressemble davantage aux régimes de ciblage de l'inflation modernes qui visent à stabiliser les prix globaux, mais pas les prix relatifs.

La proposition de Weber est plus proche de celle de Keynes, qui était en faveur d’une gestion plus active et discrétionnaire des stocks tampons pour stabiliser les prix des produits de base individuels. Cela signifie que dans une bonne année pour le blé et une mauvaise année pour le riz, les prix ne signaleraient pas aux consommateurs qu'ils devraient réduire leur consommation du riz et augmenter celle de blé. De même, une demande croissante des consommateurs pour le blé ne signalerait pas aux producteurs qu'ils devraient réorienter leur consommation vers sa production. La stabilité des prix individuels serait prioritaire sur l'efficacité que Hayek valorise tant dans le système des prix.

Weber, comme Keynes, se demande si les marchés des produits de base présentent cette efficacité. Elle note que les prix des produits de base sont de façon inhérente instables, citant le décalage temporel entre la production et les ventes que Keynes a décrit. Ce décalage temporel a ensuite été incorporé dans les modèles de "toile d’araignée" (cobweb), qui montrent comment les prix des produits de base peuvent osciller sans atteindre l’équilibre en raison de cycles récurrents d’excès d’offre et d’offre insuffisante. Les stocks tampons pourraient atténuer la dynamique de la toile d’araignée en lissant l’offre au fil du temps. Mais Keynes pensait que le secteur privé ne pouvait pas fournir de manière adéquate des stocks tampons de produits de base essentiels, en arguant que "le système concurrentiel abhorre l’existence de stocks, tout comme la nature abhorre le vide". Cette aversion vient du coût et du risque élevés liés à la détention de stocks en raison des frais de stockage, des assurances, de la détérioration et du coût d’opportunité de l’immobilisation du capital.

La question est de savoir si un gouvernement national ou une agence internationale peut faire mieux. Si les stocks tampons réalisent un rendement négatif ou sont particulièrement risqués, alors finalement ce sont les contribuables qui en supportent le coût et le risque. En outre, l’éviction du stockage privé pourrait limiter d’importantes innovations futures dans les technologies de stockage, ainsi que dans les chaînes d’approvisionnement et les transports, qui pourraient accroître ce rendement au fil du temps. Weber suggère que l’aspect "réserves virtuelles" du plan n’entraînerait "aucune dépense budgétaire immédiate", mais qu’il impliquerait certainement de nouveaux passifs pour les gouvernements participants qui pourraient peser sur les finances futures. La lutte contre la faim est un objectif important, mais pourrait-il être plus efficacement atteint via des programmes budgétaires plus directs et plus transparents ?

Keynes affirme aussi que les stocks tampons publics sont nécessaires en raison de la façon par laquelle la spéculation tend à exacerber les fluctuations des prix des produits de base. Selon lui, les spéculateurs sont plus susceptibles d’acheter sur un marché en hausse et de vendre sur un marché en baisse, amplifiant plutôt qu’atténuant les fluctuations des prix. Cette question est débattue au moins depuis qu’Adam Smith, en 1776, a décrit le rôle des "anticipateurs" sur les marchés du maïs, qui achetaient en période d’abondance, dans l’espoir de revendre avec un bénéfice dans le futur. Pour Smith, ces spéculateurs jouaient un rôle social sous-estimé en prenant des risques pour uniformiser l’offre (et les prix) de maïs au fil du temps. Ce rôle, pensait-il, était mieux joué par les négociants en maïs, qui possédaient le savoir requis, plutôt que par le gouvernement. Les analyses empiriques réalisées depuis lors sont  mitigées, mais dans l’ensemble elles semblent suggérer que l’activité spéculative, en particulier sur les marchés à terme, peut réduire la volatilité des prix.

Aucun système mondial de stocks tampons n’a été adopté dans la période d’après-guerre en raison des difficultés de coordination et de coopération internationales. De même, comme Weber le note, lorsque les stocks tampons de produits de base sont revenus à l’ordre du jour international dans les années 1970, les progrès ont été entravés par "les négociations autour de la question de savoir qui devrait contribuer au financement des stocks, dans quelles fourchettes les prix devraient être stabilisés, sur la taille des stocks requis et donc sur le coût". Même si un système coordonné au niveau international pouvait voir le jour, des intérêts concurrents pourraient conduire à des problèmes de gouvernance majeurs, en particulier pendant les épisodes de crise.

Même les systèmes nationaux, dont certains existent déjà, ne sont pas exempts de problèmes. Par exemple, en Inde, des inefficacités et une corruption généralisée ont limité le rôle du système de distribution publique dans l’amélioration de la sécurité alimentaire et la réduction de la mortalité infantile, malgré divers efforts de réforme. Aux États-Unis, la réserve stratégique de pétrole, créée dans les années 1970, est aujourd’hui dotée d’une infrastructure vieillissante, coûteuse à entretenir et à réparer. Son efficacité à livrer le pétrole sur le marché en temps de crise et donc à stabiliser les prix est limitée. Plus inquiétant encore, la réserve stratégique de pétrole est souvent critiquée pour être utilisée comme outil politique. La politisation des libérations de réserves compromet l’objectif initial de la réserve, c’est-à-dire servir de ressource stratégique d’urgence.

Si des stocks tampons similaires étaient créés ou étendus pour d’autres produits de base, les groupes d’intérêt constitueraient un obstacle majeur à une stabilisation efficace des prix et menaceraient la légitimité de l’ensemble du système aux yeux du public. Comme je l’ai décrit dans mon livre Shock Values: Prices and Inflation in American Democracy (University of Chicago Press, 2024), des dynamiques similaires ont fini par saper les efforts de contrôle des prix pendant la Seconde Guerre mondiale et la Guerre de Corée.

Dernier avertissement : même si les stocks tampons publics peuvent promouvoir la stabilité des prix face aux chocs d’offre à court terme, ils ne peuvent pas faire face de façon soutenable aux variations de prix qui reflètent des changements structurels à plus long terme. Pourtant, une fois un tel système en place, les décideurs politiques peuvent être tentés de s’y appuyer excessivement, au détriment d’une réforme réglementaire, budgétaire et monétaire plus efficace. Sans une politique monétaire saine, aucun stock tampon ne peut empêcher l’inflation. »

Carola Binder, « Buffer stocks for price stability? », Brookings, 11 octobre 2024. Traduit par Martin Anota