« La période des cinq dernières années a été particulière en ce qui concerne l’évolution des inégalités. Cela est dû principalement à l’effet de l’épidémie de Covid-19 et des politiques gouvernementales associées qui s’est fait fortement sentir en 2020 et 2021. En 2022, les choses se sont "normalisées" en rebondissant plus ou moins vers la tendance d’avant la pandémie. Un autre changement a été le retrait de la mondialisation, du moins dans la rhétorique et dans une certaine mesure dans les faits. Cependant, il est encore trop tôt pour que cet effet se manifeste dans les données concernant la répartition des revenus.
Je vais aborder ici les changements intervenus dans les trois plus grandes économies : la Chine, les États-Unis et l’Inde. Les données de nombreux pays sont systématiquement compilées et présentées sur la World Bank Poverty and Inequality Platform, ainsi que par le Luxembourg Income Study (LIS). Ces deux séries sont publiques et relativement faciles d’accès. Nous disposons actuellement de données sur la répartition des revenus pour les années 2021-2023 pour environ 90 pays représentant 85 % du PIB mondial et 75 % de la population mondiale. Il est toutefois encore trop tôt pour tirer des conclusions plus générales sur les inégalités mondiales, car les données de nombreux pays africains manquent, tout comme les microdonnées basées sur les revenus pour la Chine. Je pense que nous disposerons de ces données dans les 6 à 9 prochains mois et que nous serons alors en mesure d’en dire plus sur l’évolution la plus récente des inégalités mondiales.
Maintenant, passons aux trois pays.
Chine. Considérons tout d’abord ce qui est arrivé, selon les données officielles (et assez limitées) publiées par le Bureau national des statistiques, aux revenus ruraux et urbains chinois par quintile de revenu entre 2018 et 2023. Ces données sommaires proviennent de l’enquête nationale réalisée auprès des ménages dont les microdonnées ne sont normalement pas publiées (bien qu’un échantillon de celles-ci, appelé Chinese Household Income Project soit régulièrement fourni au LIS). Le graphique ci-dessous montre les variations cumulées du revenu réel pour les cinq quintiles ruraux et les cinq quintiles urbains. Dans le cas des quintiles urbains (ligne rouge), nous observons généralement une croissance des revenus plus élevée pour les quintiles supérieurs ; le premier quintile urbain a connu la plus faible croissance. Cela était déjà perceptible depuis plusieurs années consécutives et n’est pas une surprise. Il y a deux explications possibles. Premièrement, la partie non qualifiée de la répartition des revenus urbains a été particulièrement touchée par le passage à une économie plus virtuelle durant la pandémie. Une autre explication est que le groupe aux revenus les plus faibles dans les zones urbaines est composé de migrants récemment venus des zones rurales de Chine et que, si nous disposions de données longitudinales, l'augmentation réelle du revenu réel pour eux en tant qu'individus serait plus importante que ce que nous observons lorsque nous comparons le quintile inférieur en tant que tel entre les deux années (c'est-à-dire en comparant des individus très différents). Pour compliquer encore les choses, il n'est pas clair si les enquêtes incluent toujours ou non les migrants même s'ils n'ont pas de hukou, le fameux permis de résidence. La deuxième hypothèse suppose que les enquêtes le font ou du moins le font plus que les années précédentes.
L’indice de Gini urbain a légèrement augmenté d’environ 1 point et se situe désormais à environ 32 points. Ce qui est remarquable en Chine, c’est que les inégalités urbaines restent inférieures à celles des zones rurales. C’est très inhabituel.
Si nous examinons les revenus ruraux entre 2018 et 2023, nous constatons qu’ils ont augmenté de manière plus ou moins égale selon les quintiles, mais surtout que, pour chaque quintile pris individuellement, la croissance a été plus forte dans les zones rurales que dans les zones urbaines. La croissance cumulée sur cinq ans a été d’environ 35 % dans les zones rurales et d’environ 25 %dans les zones urbaines. Ainsi, les politiques dont l’objectif est d’éradiquer la pauvreté rurale absolue et de réduire les inégalités entre les zones urbaines et rurales (qui sont historiquement importantes en Chine) semblent porter leurs fruits. Ces derniers peuvent être constatés dans les données relatives à l'écart de revenu entre zones urbaines et zones rurales : ce ratio n’a cessé de diminuer au cours des dix dernières années (cf. graphique ci-dessous).
Inégalités de revenu entre les zones urbaines et zones rurales en Chine
Que signifie tout cela pour les inégalités nationales globales ? Elles sont restées remarquablement stables. Si l’on calcule l’indice de Gini à partir des quintiles fournis par le gouvernement, l’indice de Gini national est d’environ 40 (ligne grise sur le graphique ci-dessous). L’indice de Gini présenté officiellement par le gouvernement est d’environ 47 (ligne noire), bien que le chiffre pour 2023 n’ait pas été publié. La différence entre 47 et 40 s’explique par le fait que le chiffre le plus élevé est obtenu à l’aide de microdonnées, alors que, comme je l’ai mentionné, nos calculs se limitent aux cinq quintiles, qui ignorent par définition toute autre variabilité. Les données du China Household Income Project (qui se basent sur des données microéconomiques), représentées par des points sur le graphique, donnent un indice de Gini d’environ 44.
Que peut-on déduire de cette pléthore de Gini de la Chine ? Je pense que nous pouvons conclure que les inégalités en Chine se situent entre 45 et 47 points (comme nous le verrons plus loin, ce qui est nettement plus élevé que les inégalités aux États-Unis) ; qu’elles sont stables depuis une décennie, mais que les inégalités rurales et urbaines, considérées séparément, ont tendance à augmenter. Mais l’écart de revenus moyens entre les deux zones s’est réduit, ce qui a compensé le mouvement en faveur des inégalités dans chacune d’elles prises séparément. Les inégalités globales sont donc restées plus ou moins inchangées. Il est peut-être important de souligner ce dernier point pour comprendre que les inégalités globales sont le composite d’inégalités partielles découpées différemment ; donc même une inégalité globale fixe n’implique pas qu’il n’y a pas eu d’amples changements dans d’autres inégalités.
Indices de Gini rural, urbain et nationaux de la Chine de 2013 à 2023
Inde. Nous passons à présent aux inégalités de revenu en Inde, en utilisant ici les données de consommation fournies par la Banque mondiale. Les données indiennes sont toute une histoire. Aucune donnée approuvée par le gouvernement n'a été fournie depuis 2011 et la Banque mondiale a donc dû utiliser des données basées sur la consommation obtenues à partir d'enquêtes commerciales. (Les résultats de l'enquête nationale officielle pour 2022-23 n'ont pas encore été entièrement publiés.) C'est loin d'être idéal. Pour de nombreuses raisons, les enquêtes commerciales ne sont pas à la hauteur des normes suivies par les enquêtes gouvernementales. Mais nous n'avons rien de mieux. De plus, les données indiennes se terminent en 2021, ce qui est également regrettable, car les effets de la pandémie se faisaient encore sentir à cette époque. La figure ci-dessous donne la courbe d'incidence de la croissance pour les zones rurales et urbaines. C'est la même idée que dans le graphique pour la Chine, sauf qu'ici nous avons accès aux microdonnées et donc la courbe est beaucoup plus détaillée : elle donne les taux de croissance réels pour tous les centiles de consommation.
Que trouvons-nous ? Le quart inférieur de la population rurale a connu une croissance négative entre 2018 et 2021 (ligne bleue). Pour le reste de la population rurale, la croissance a été positive, sauf (peut-être de manière quelque peu surprenante) pour les 5 % les plus riches. Dans l’ensemble, l’indice de Gini rural est resté au même niveau : environ 30-31. Pour la majeure partie de la population urbaine (ligne rouge), la croissance a été négative. Le taux de croissance annualisé moyen dans les zones rurales était d’environ 0 % et dans les zones urbaines de - 2 %. On peut comparer cela aux taux de croissance moyens en Chine : 6,7 % par an dans les zones rurales, 4,1 % par an dans les zones urbaines.
Courbe d’incidence de la croissance pour les zones urbaines et les zones rurales en Inde de 2018 à 2021
Outre les problèmes déjà évoqués concernant les enquêtes en Inde, nous devons tenir compte du fait que ces résultats sont dus aux effets exceptionnellement négatifs de l’épidémie de Covid-19 en 2020. Cette année-là, le PIB par tête indien a diminué de 9 % et ce que nous observons en 2021 est toujours fortement "coloré" par la pandémie. Il est probable que le tableau sera plus clair une fois que nous disposerons des données de 2022 et 2023.
États-Unis. Enfin, comment se sont comportées les inégalités aux États-Unis ? Nous disposons ici de données annuelles détaillées et cohérentes jusqu’à l’année 2022 incluse. Elles proviennent des données harmonisées du LIS et elles se basent sur le recensement américain, réalisé chaque année. Les résultats sont assez spectaculaires. Considérons d’abord la courbe d'incidence de la croissance de 2019 à 2020 (la ligne bleue dans le graphique ci-dessous). Il a une pente décroissante tout au long de la période : l’évolution des revenus au cours de la première année de la Covid a été extraordinairement favorable aux pauvres. Il s’agit de l’évolution la plus favorable pour les pauvres en une seule année au cours du dernier demi-siècle, voire plus. Cela tient au plan de relance qui était extrêmement large (ce qui signifie que sous diverses formes, il a aidé toutes sortes de personnes : des chômeurs chroniques aux chômeurs temporaires, des étudiants aux propriétaires de petites entreprises, et même de larges segments de la classe moyenne). Je suppose qu’il a fourni des revenus supplémentaires aux deux tiers inférieurs de la distribution des revenus aux États-Unis. Et en effet, on peut remarquer que le revenu réel en 2020 a augmenté pour tout le monde sauf pour le décile supérieur.
La ligne noire (2018-22) couvre toute la période de quatre ans entière. Son histoire est totalement différente. Les politiques anti-Covid de 2020 n’ont pas été répétées. On voit ici que la croissance cumulée sur quatre ans a été d'environ 9 %, pratiquement la même pour l'ensemble de la population, à l'exception du bas de la répartition et du 1 % supérieur dont la croissance a été moindre (4 %).
Variation du revenu disponible par tête réel aux Etats-Unis entre 2018 et 2022 (en %)
Ces changements de politique plutôt brusques se sont reflétés dans ce qui est arrivé à l’indice de Gini aux États-Unis. L’évolution la plus extraordinaire a de nouveau eu lieu en 2020. Les inégalités de revenu primaire, qui mesurent les inégalités avant transferts gouvernementaux et impôts directs, a augmenté de 1,5 point. Ce n’est pas surprenant : l’effet de la pandémie sur les salariés aurait été négatif en l’absence de l’intervention gouvernementale et la forte augmentation des inégalités de revenu primaire montre en effet quel est le véritable effet de la pandémie sans l’État-providence. Mais l’État-providence est intervenu fortement en 2020 et l’indice de Gini du revenu disponible a été réduit de 1,5 point. Il s’agit, comme je l’ai mentionné, d’une réduction aux proportions historiques.
Pour mieux l’apprécier, notez qu’une augmentation de 1,5 point de Gini des inégalités de revenu primaire et une diminution de 1,5 point de Gini des inégalités de revenu disponible signifient que l’effet de la relance a été de réduire l’indice de Gini de 3 points. C’est tout à fait sans précédent et lorsque j’ai examiné les données américaines des cinquante dernières années, je n’ai pas constaté une seule année avec un changement en faveur des pauvres qui ait été aussi important. Si vous voulez énerver vos amis progressistes, vous pouvez leur dire que les politiques les plus réductrices d’inégalités ce dernier demi-siècle ont eu lieu au cours de la dernière année de l’administration Trump.
En 2022, tout était revenu à la "normale". L’indice de Gini du revenu primaire était de 55, c’est-à-dire exactement du même niveau qu’en 2018 et 2019, et l’indice de Gini du revenu disponible était de 41, soit exactement au même niveau qu’en 2018 et 2019. Était-ce une tempête dans un verre d’eau ? Dans un certain sens oui, car elle n’a laissé aucun effet marqué à long terme sur la distribution des revenus aux États-Unis. Les programmes étaient tous temporaires ; ils n’ont pas créé d’outils ou d’institutions durables pour la réduction de la pauvreté ou l’amélioration de la distribution des revenus (ce n’était d’ailleurs pas leur objectif). D’un autre côté, on peut y voir la preuve de l’énorme pouvoir dont dispose un État-providence riche : il peut, par décret, changer la distribution de 3 points en un an. Trois années consécutives de tels changements effaceraient un quart des inégalités de revenu aux États-Unis. La leçon à en tirer est donc peut-être que l’État est très puissant, lorsqu’il veut utiliser ce pouvoir.
Y a-t-il une conclusion générale ? Les effets de l’épidémie de Covid-19 ont été perceptibles dans les trois pays, mais aussi temporaires. En 2022, les États-Unis et la Chine sont revenus à leurs tendances « normales », qui dans les deux cas se traduisent par une inégalité globale globalement stable et c’est probablement aussi le cas de l’Inde. Fondamentalement, la pandémie n’a rien changé. »
Branko Milanovic, « Changes in income distributions in China, India and the United States, 2018-23. The effects of covid and the return to “normalcy” », Global Inequality 3.0 and More, 19 octobre 2024. Traduit par Martin Anota
aller plus loin…
« Comment la Grande Récession a refaçonné la répartition mondiale des revenus »
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