« Le changement climatique est le plus grand défi mondial de notre époque. Il pose des risques généralisés et potentiellement très graves pour les sociétés à travers le monde. En 2023, la température moyenne mondiale a atteint un nouveau record, atteignant près de 1,5 °C par rapport à son niveau préindustriel [Copernicus, 2024] et l’été 2024 a été le plus chaud à travers le monde qui ait été enregistré. Cela montre que notre climat évolue rapidement et entraîne des changements qui vont bien au-delà d’une simple hausse des températures. On peut observer une grande variété de risques, qui peuvent entraîner de substantielles pertes économiques. Les exemples de tels risques incluent les dommages aux biens d’équipement provoqués par les inondations, la baisse de la productivité du travail due aux températures élevées et les mauvaises récoltes causées par de sévères sécheresses.
Les conséquences considérables du changement climatique méritent l’attention des institutions financières, notamment des banques centrales et des autorités de supervision, qui cherchent à en savoir plus sur les risques auxquels le secteur financier est exposé [Landau et Brunnermeier, 2020 ; Löyttyniemi, 2021 ; Hartmann et al., 2022 ; Hiebert, 2024]. Le Network for Greening the Financial System a contribué à la compréhension de ces risques en élaborant des scénarios climatiques, qui sont largement utilisés dans les évaluations des risques financiers liés au climat.
Les analyses correspondantes nécessitent en général des estimations des pertes économiques qui sont provoquées lorsque les risques climatiques physiques se matérialisent. Le Network for Greening the Financial System a donc inclus des projections de pertes dans ses scénarios en s'appuyant sur un courant particulier de la littérature visant à quantifier les pertes économiques (généralement exprimées en impacts sur le PIB) pour un ensemble donné de conditions de changement climatique (généralement des niveaux de réchauffement), connu sous le nom de fonctions de dommages [Bilal et Rossi-Hansberg, 2023]. L'économiste William Nordhaus a été le pionnier de l'intégration des estimations des dommages économiques causés par le changement climatique dans la modélisation économique il y a trois décennies [Nordhaus, 1991 ; 1994 ; Gillingham, 2018]. Depuis lors, de nombreuses méthodologies et estimations alternatives ont été proposées.
Les fonctions de dommages climatiques
Les fonctions de dommages climatiques, dans leur sens le plus large, font référence à tout type de recherche qui quantifie l’impact du climat (ou du temps) sur les variables économiques. Par conséquent, certaines de ces études se focalisent sur un seul risque, un seul secteur, un seul canal de transmission ou une seule région. Un sous-ensemble de cette littérature examine l’impact global agrégé du changement climatique sur la production économique. Ces estimations agrégées sont particulièrement pertinentes pour les décideurs politiques et pour le secteur financier, car elles peuvent donner un aperçu des évolutions économiques futures selon diverses trajectoires climatiques.
Les différences entre les estimations de dommages proviennent à la fois des différences dans les hypothèses et des différences dans les méthodologies utilisées. On peut distinguer cinq méthodes de calibrage (l'approche économétrique étant la plus courante ces dernières années) :
- Approche par énumération. Ce type d’étude vise à répertorier tous les canaux possibles via lesquels le changement climatique nuit à l’économie, en quantifiant les impacts à divers niveaux de réchauffement et en additionnant les estimations séparées pour obtenir un agrégat. Cependant, ces études sont souvent critiquées pour être incomplètes et omettre de significatifs impacts [Revesz et al., 2014].
- Les estimations économétriques. Cette approche (en particulier l’utilisation de régressions de panel) a reçu une attention croissante dans la littérature récente. Bien qu’elle offre des résultats empiriques intéressants, elle est souvent critiquée pour ne prendre en compte que la dynamique météorologique à court terme plutôt que le changement climatique à long terme [Dell et al., 2014 ; Tol, 2024].
- Les modèles d’équilibre général calculable (computable general equilibrium, CGE). Ces modèles fonctionnent de manière très similaire à l’approche par énumération. Ils commencent par identifier de multiples chocs climatiques, tels que les baisses de rendement des récoltes et les impacts sur la santé humaine, et ils les intègrent dans un modèle CGE. Cette méthode permet de capturer des dynamiques plus complexes et des interactions entre les chocs. Comme l’approche par énumération, les méthodes basées sur les modèles CGE souffrent de l’omission d’impacts importants du changement climatique [Howard et Sterner, 2017].
- Les enquêtes auprès d’experts. Dans cette approche, les estimations des dommages sont construites sur la base des anticipations de nombreux experts (généralement des climatologues et des économistes). Bien qu’elle combine plusieurs perspectives, la subjectivité de cette approche préoccupe [Oppenheimer et al., 2016].
- Les méta-études. Ces études combinent des estimations tirées d’études antérieures pour produire une estimation centrale de la littérature et des méthodologies. Cependant, elles intègrent les dernières connaissances avec un certain retard, si bien qu’elles risquent de se baser sur des résultats obsolètes dans un domaine qui évolue rapidement.
Ce que nous ne savons pas encore : la linéarité, les effets de croissance ou de niveau et l'obtention d'une mesure exhaustive du risque climatique et de son impact économique
Outre la diversité des méthodes de calibrage, les chercheurs ne partagent pas les mêmes opinions en ce qui concerne les hypothèses et les résultats.
Linéarité
Premièrement, il y a une incertitude entourant la forme linéaire (ou non-linéaire) des fonctions de dommages. L’évolution des dommages climatiques à des niveaux de réchauffement croissants n’est pas bien connue en raison de la disponibilité limitée des données historiques. Par exemple, on pourrait supposer qu’il existe une relation linéaire entre le réchauffement climatique et les pertes de production. Sur la base de cette hypothèse, les dommages provoqués par le passage de 1 °C à 2 °C de réchauffement climatique sont égaux à ceux provoqués par le passage de 2 °C à 3 °C. Or, de nombreux chercheurs estiment que les impacts du changement climatique sont susceptibles de présenter une dynamique non linéaire, comme des points de basculement (par exemple avec la fonte des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique occidental) après que certains seuils de réchauffement aient été franchis, ce qui pourrait entraîner des dommages catastrophiques et irréversibles. Cela impliquerait que les pertes provoquées par des niveaux de réchauffement élevés sont bien plus élevées que celles qui sont actuellement observées.
Dans les premières études, comme celles présentées par Nordhaus, la relation était supposée quadratique, conduisant à des dommages relativement modestes à des niveaux de réchauffement très élevés ; par exemple, les estimations de la fonction de dommages réalisées par Nordhaus (2017) prévoient des pertes d'environ 8,5 % à un niveau de réchauffement de 6 °C. Au fil du temps, les chercheurs ont proposé d’utiliser des polynômes d'ordre supérieur ou même des relations exponentielles [Weitzman, 2012], qui génèrent des résultats similaires aux niveaux de réchauffement actuels, mais des dommages beaucoup plus élevés, voire catastrophiques, à des niveaux de réchauffement exceptionnellement élevés (cf. graphique 1).
GRAPHIQUE 1 Projections de pertes selon des fonctions de dommages de diverses formes
Effets de croissance ou de niveau
Deuxièmement, il y a un débat en cours quant à savoir si les chocs liés au changement climatique ont des effets de niveau ou des effets de croissance sur la production économique [Newell et al., 2021]. Si l’on suppose qu’il y a des effets de croissance purs, un changement permanent du climat provoque une altération perpétuelle du taux de croissance d’une économie. Dans le cas d’effets de niveau purs, un choc climatique se traduit seulement par une baisse ponctuelle de la production économique. Après, l’économie revient à son taux de croissance d’avant le choc. L’hypothèse choisie affecte grandement les projections de pertes sur des horizons temporels longs (cf. graphique 2). Par exemple, Burke et al. (2015), qui ont décelé des effets de croissance, prévoient des dommages beaucoup plus élevés que ceux prévus en supposant qu’il y aura seulement des effets de niveau instantanés, comme avec Kalkuhl et Wenz (2020).
De récentes études ont tenté d’identifier un terrain d’entente entre les deux approches, par exemple en supposant que les pertes affectent la production (plutôt que la croissance) sur plusieurs années, mais pas à perpétuité. Par exemple, Kotz et al. (2024) ont étendu la prémisse d’effets de niveau en incorporant des effets retardés en plus des effets instantanés. Ainsi, ils pourraient prendre en compte les pertes jusqu’à dix ans après le choc initial, mais sans supposer un changement permanent du taux de croissance. Une conclusion similaire a été obtenue par Kahn et al. (2021) en utilisant une approche différente.
GRAPHIQUE 2 Effets de niveau versus effets de croissance suite à un choc climatique permanent ponctuel
Obtenir une mesure exhaustive du risque climatique et de son impact économique
Troisièmement, les approches divergent quant aux variables liées au climat qu’il faut sélectionner pour mesurer le risque climatique. Le changement climatique est principalement associé à la hausse des températures, qui sont utilisées par la plupart des fonctions de dommages pour calibrer les pertes. Cependant, se fier uniquement aux niveaux de réchauffement pourrait rendre incomplètes les estimations de dommages. En conséquence, certaines études cherchent à incorporer d’autres variables climatiques, telles que les changements dans les précipitations ou la variabilité des températures [Kotz et al., 2024].
La spécification géospatiale des variables climatiques est un autre aspect sur lequel il n’existe pas de consensus dans la littérature. Alors que plusieurs fonctions de dommages reposent sur des chocs de température locaux, il y a certains éléments empiriques qui indiquent que cette approche peut conduire à une sous-estimation des pertes. Par exemple, Bilal et Känzig (2024) plaident en faveur de l’utilisation de chocs de température mondiaux, qui représentent selon eux de manière plus complète les risques liés au changement climatique en raison d’une plus forte corrélation avec les événements météorologiques extrêmes tels que les sécheresses et les cyclones.
En outre, certains risques liés au climat sont exclus de la plupart des fonctions de dommages, tels que les risques socio-économiques induits par le climat (par exemple, la migration, les conflits armés, la mortalité). Les avancées récentes dans les modèles d'évaluation spatiale intégrée dynamique (S-IAM) permettent de prendre en compte les frictions spatiales comme les barrières migratoires, les coûts liés aux échanges ou les infrastructures physiques pour obtenir une évaluation plus précise des impacts économiques du changement climatique (pour en savoir plus, cf. Desmet et Rossi-Hansberg [2024]). Enfin, la plupart des fonctions de dommages ne tiennent pas explicitement compte de l'adaptation, qui pourrait se traduire par un impact plus lissé sur la production économique (voir par exemple Barreca et al. [2016] pour une discussion sur les effets de l'adaptation).
Conclusion
Il est crucial de quantifier les pertes économiques potentielles provoquées par un changement climatique soutenu pour que la planification et la prise de décision soient efficaces. C’est également très important pour les évaluations de la stabilité financière. Les économistes et les climatologues ont fait de grandes avancées ces dernières années pour améliorer leurs méthodes d’estimation de ces pertes. Bien qu’une vision non biaisée de l’impact économique du changement climatique soit nécessaire de toute urgence, les résultats varient considérablement en fonction de la méthodologie et des hypothèses appliquées. Un dialogue ouvert reste essentiel pour améliorer notre compréhension du changement climatique et des dommages qu’il peut causer.
Le Network for Greening the Financial System soutient activement ces discussions. Une prochaine colonne fera le point sur cette littérature en termes d'impacts quantitatifs et discutera de l'intégration des fonctions de dommages dans les scénarios climatiques du Réseau. »
Senne Aerts, Livio Stracca & Agnieszka Trzcinska, « Measuring economic losses caused by climate change », 2 octobre 2024. Traduit par Martin Anota
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