« L’une des énigmes les plus tenaces en science économique est la grande disparité dans répartition de la richesse et de la prospérité entre les régions du monde. Après les débuts de la Révolution industrielle en Grande-Bretagne, la croissance économique s’est rapidement propagée à certaines régions, tandis que d’autres n’ont connu une amélioration significative de leurs niveaux de vie qu’au vingtième siècle et beaucoup ont encore à s’industrialiser.
L’écart de richesse entre les nations les plus riches et les nations plus pauvres est obstinément persistant. Aujourd’hui, le PIB par tête des États-Unis est environ 50 fois plus élevé que celui des pays les plus pauvres du monde, la moitié la plus riche de la population mondiale générant plus de 90 % du revenu mondial. Ces disparités frappantes ont été remarquablement persistantes au cours du temps.
Selon la théorie néoclassique de la croissance, les pays les plus pauvres devraient finir par rattraper les pays les plus riches à mesure qu'ils adoptent de nouvelles technologies et que les capitaux circulent vers les pays où ils peuvent rapporter les rendements les plus élevés. Dans ces modèles, l'histoire n'a pas d'importance, car les économies convergent vers un seul état régulier à long terme. En pratique, les disparités de revenus sont extrêmement persistantes, les pays les plus pauvres ne parvenant pas à réduire l'écart avec les pays les plus riches pendant plusieurs décennies.
Cette année, le prix Nobel en science économique a récompensé trois chercheurs, Daron Acemoglu, professeur du MIT, Simon Johnson, professeur […] à la MIT Sloan School of Management, et James Robinson, professeur d’études sur les conflits mondiaux […] à l’Université de Chicago, dont les recherches révolutionnaires mettent en lumière le rôle central des institutions d’une société dans le façonnement de la prospérité économique à long terme.
Acemoglu, Johnson et Robinson ont montré que les institutions, c’est-à-dire les règles formelles et informelles qui régissent le fonctionnement des sociétés, jouent un rôle critique dans la croissance économique. Les institutions inclusives, qui encouragent une large participation aux activités économiques et politiques, protègent les droits de propriété, promeuvent l’égalité des chances et font respecter l’État de droit, sont essentielles pour la prospérité à long terme. Alors qu’une certaine croissance peut se produire sans inclusivité, ils affirment qu’une croissance industrielle soutenue est bien plus probable lorsque les institutions sont inclusives.
Les institutions peuvent être hautement auto-renforçantes, ce qui a conduit les institutions historiques à avoir un impact fondamental sur la prospérité économique aujourd’hui. Les travaux d’Acemoglu, Johnson et Robinson ont mis les institutions au premier plan, offrant de nouvelles intuitions et suscitant de nombreuses publications sur la façon par laquelle les facteurs institutionnels, historiques et politiques influencent le développement économique.
Le contexte
Acemoglu, Johnson et Robinson ont introduit leur vision influente du développement économique à long terme au début des années 2000, à une époque où il y a eu une frustration grandissante avec le succès limité des politiques de développement du vingtième siècle.
Dans les années 1960 et 1970, les stratégies de développement économique mettaient souvent l’accent sur les initiatives menées par l’État. Alors que ces politiques ont pu réussir dans certains cas, comme le développement des industries lourdes sud-coréennes, elles ont perdu de leur popularité dans les années 1980 en raison de significatives déceptions. Par exemple, les politiques de substitution aux importations en Amérique latine ont échoué à créer des industries mondialement compétitives et elles ont contribué aux crises de la dette des années 1980. Plus généralement, des problèmes tels que la recherche de rentes et les inefficacités bureaucratiques ont conduit à une désillusion vis-à-vis du modèle dirigé par l’État.
En réponse à ces défauts, le consensus de Washington a émergé, conseillant la libéralisation des marchés et des réformes structurelles. Mais à la fin des années 1990 et au début des années 2000, ses limites sont devenues de plus en plus manifestes, comme l'ont souligné des économistes comme Joseph Stiglitz (2002), lauréat du Nobel d'économie en 2001. Dans le même temps, la science économique a connu une transformation, avec les avancées informatiques favorisant l'adoption de méthodes empiriques basées sur les données. Ce paysage changeant a fourni un terrain fertile à la théorie institutionnelle d'Acemoglu, Johnson et Robinson pour refaçonner la réflexion à propos du développement économique.
Les chercheurs ont proposé diverses explications aux défauts des politiques de développement du vingtième siècle. Certains ont affirmé que le problème était le nombre écrasant d’initiatives lancées sans approche scientifique pour déterminer ce qui fonctionnait et ce qui ne fonctionnait pas. Cela a conduit à une pression en faveur d’une élaboration des politiques fondée sur des données empiriques, illustré par le Nobel d’économie 2019, décerné à Abhijit Banerjee, Esther Duflo et Michael Kremer [Bandiera, 2019]. D’autres, comme Jeffrey Sachs, pensaient que les pays riches n’avaient tout simplement pas fourni assez d’aide étrangère aux pays les plus pauvres, désavantagés par la géographie, les laissant en difficulté sans que ce soit de leur faute.
Acemoglu, Johnson et Robinson ont offert une perspective alternative en se focalisant sur les échecs politiques comme un facteur clé de la stagnation économique. Alors que les échecs rencontrés par les politiques étaient étudiés depuis longtemps, leurs travaux ont déplacé la focale en présentant de nouvelles analyses empiriques suggérant que les expériences historiques façonnent les institutions politiques, qui à leur tour entraînent de vastes disparités économiques entre les pays riches et les pays pauvres. Leurs travaux ont souligné à quel point les facteurs historiques auto-renforçants dans la formation jouaient un rôle critique dans la trajectoire économique d'un pays, ce qui fait qu’il est plus compliqué de changer cette trajectoire via des politiques de développement. Les travaux ont donné lieu à une vaste nouvelle littérature en économie politique, en développement économique et en histoire économique.
Les origines des institutions
Est-ce que des institutions fortes sont le moteur de la prospérité ou bien les pays riches ont-ils simplement les ressources nécessaires pour se doter de meilleures institutions ? Pour répondre à cette question, nous devons comprendre comment différentes institutions émergent, perdurent et évoluent au fil du temps. Pour tester l’importance des institutions, Acemoglu, Johnson et Robinson (2001) ont développé une nouvelle théorie sur les origines coloniales des institutions et l’ont reliée à des données historiques pour estimer l’impact des institutions entre les pays.
Ils ont affirmé que la façon par laquelle les colonisateurs ont refaçonné les sociétés colonisées a eu des effets durables. Dans les endroits où les Européens ont pu s’installer, comme l’Amérique du Nord, ils ont mis en place des institutions (comme des droits de propriété sécurisés) qui ont promu la croissance économique à long terme. Mais dans les régions où les Européens n’ont pas pu s’installer en raison de maladies, ils ont mis en place des institutions extractives visant à maximiser la richesse à court terme. Ces systèmes d’exploitation ont persisté, entravant la croissance à long terme.
Une étude connexe [Acemoglu, Johnson et Robinson, 2002] a introduit l’idée d’un "revers de fortune" (reversal of fortune). Elle a montré que les régions qui étaient les plus riches il y a 500 ans sont les plus pauvres aujourd’hui, et vice versa. Pour expliquer cette intrigante corrélation, les auteurs affirment que les colons ont imposé des institutions extractives dans les sociétés les plus prospères et les plus densément peuplées et que ces institutions extractives ont freiné le développement industriel.
J'ai découvert ces études lorsque j’étais étudiante, quand on m'a demandé de critiquer l'article sur les "origines coloniales" pour un cours. Intriguée, je me suis rendue au bureau de James Robinson pour discuter de cet article. Beaucoup de gens ne seraient pas très enthousiastes à l'idée de discuter des critiques de leur travail, mais pour sa part il s’est montré très enthousiaste, y voyant une occasion de réfléchir à propos de ce que ce travail présentait comme les directions les plus prometteuses pour la recherche.
Nous avons discuté des avantages et des limites de l’utilisation de données transnationales, et de la difficulté qu'il y a à explorer en profondeur les mécanismes historiques, car il est impossible de recueillir des données détaillées couvrant des centaines d’années pour de nombreux pays. Il a suggéré que tester l’importance des institutions historiques à l’aide de données microéconomiques était la prochaine étape et constituerait un excellent sujet pour une thèse ou un mémoire. J’ai accepté avec enthousiasme son offre et j’ai ensuite terminé mon doctorat sous la supervision de Daron Acemoglu au MIT.
Ces travaux ont eu un impact profond. Les articles portant sur les "origines coloniales" et sur le "revers de fortune" ont collectivement recueilli plus de 25.000 citations, alimentant de nombreuses recherches sur la façon par laquelle les institutions façonnent le développement. Tout aussi important est le mentorat qu’ils ont fourni à de nombreux étudiants, collègues et collaborateurs, laissant un héritage durable et très influent dans la discipline.
Contextes supplémentaires
Acemoglu, Johnson et Robinson ont appliqué leur théorie institutionnelle de long terme à un large éventail de contextes. Dans un article de 2005, ils ont étudié pourquoi la croissance économique moderne a commencé en Grande-Bretagne plutôt qu'ailleurs en Europe. Ils ont constaté que la croissance économique entre 1500 et 1850 a été concentrée dans les régions ayant accès au commerce atlantique et au colonialisme. Mais cet accès à lui seul n'était pas suffisant. Les avantages économiques les plus significatifs se sont produits dans les régions où le pouvoir de la monarchie était limité, ce qui a permis aux marchands de prospérer et de faire pression pour des changements institutionnels qui allaient dans leurs intérêts.
Dans leur ouvrage Why Nations Fail, Acemoglu et Robinson ont adopté une approche encore plus large. Bien que la focale soit placée sur la prospérité économique moderne, ils étendent leur analyse à la Révolution néolithique, lorsque les sociétés humaines ont fait la transition de la chasse et de la cueillette vers l’agriculture. Ils avancent l’hypothèse que des institutions telles que les droits de propriété ont joué un rôle clé pour expliquer pourquoi l’agriculture a émergé dans certaines sociétés, une hypothèse soutenue par des données archéologiques montrant de vastes colonies sédentaires avant l’adoption de l’agriculture.
Avec leurs co-auteurs, les nouveaux lauréats ont estimé empiriquement l’importance des institutions pour le développement dans divers contextes, notamment l’impact des réformes institutionnelles durant la Révolution française dans des régions qui constituent aujourd’hui l’Allemagne [Acemoglu, Cantoni, Johnson et Robinson, 2011], les impacts durables de l’exposition à l’Holocauste en Russie [Acemoglu, Hassan et Robinson, 2011] et l’impact de la concurrence accrue parmi les chefs locaux dans la Sierra Leone de l’époque coloniale sur les améliorations à long terme de la santé et de l’alphabétisation [Acemoglu, Reed et Robinson, 2014].
La persistance et l’évolution des institutions
Pour comprendre le rôle des institutions dans la prospérité à long terme, il est essentiel d’examiner pourquoi elles persistent et évoluent. Acemoglu et Robinson se sont focalisés sur la durabilité des autocraties et des démocraties, ainsi que sur les transitions entre elles. Leur approche innovante fusionne les théories des sciences politiques sur la réforme démocratique avec la théorie des jeux, créant un modèle dynamique qui explique comment les institutions changent et perdurent. Ce cadre est devenu un outil fondamental pour analyser les réformes politiques et institutionnelles.
Dans de nombreuses sociétés, l’extension du droit de vote a été historiquement suivie par l’introduction de programmes de redistribution d’Etat-providence [Acemoglu et Robinson, 2000]. Mais pourquoi les élites dirigeantes renonceraient-elles volontairement à leur monopole du pouvoir politique ?
Acemoglu et Robinson affirment qu’il s’agissait d’une mesure stratégique pour éviter les coûts plus élevés d’une éventuelle révolution face aux troubles sociaux. Les seuls transferts économiques ne sont pas crédibles pour apaiser les troubles, car les non-élites, confrontées à des problèmes d’action collective, savent que leur capacité à faire pression sur les élites est temporaire et que les concessions économiques pourraient donc être annulées dans le futur. Le changement institutionnel, au contraire, modifie la répartition du pouvoir politique, servant comme un engagement plus durable à poursuivre la redistribution et à résoudre le problème de crédibilité.
Acemoglu et Robinson (2001) ont ensuite élargi ce cadre en explorant les raisons pour lesquelles certaines sociétés oscillent entre autocratie et démocratie au lieu de connaître un changement permanent. Dans The Economic Origins of Dictatorship & Democracy (2006), ils ont davantage développé leur analyse formelle de la manière par laquelle les démocraties se créent et se consolident. En 2008, ils ont étudié les "démocraties capturées" (captured democracies), où les régimes démocratiques adoptent les institutions économiques privilégiées par les élites, même si ces dernières constituent une minorité politique.
Pourquoi les élites n’accueillent-elles pas toujours favorablement les technologies économiquement bénéfiques et ne taxent-elles pas simplement leurs rendements ? Dans une étude de 2006, Acemoglu et Robinson ont formalisé la manière par laquelle les élites peuvent considérer la croissance économique comme une arme à double tranchant qui pourrait augmenter la probabilité de démocratisation ou de révolution en donnant du pouvoir à de nouveaux segments de la société. Enfin, dans un article de 2019, Acemoglu, Naidu, Restrepo et Robinson ont examiné empiriquement si la démocratie favorise la croissance économique, offrant des informations précieuses à propos du lien entre gouvernance et prospérité.
La vue d'ensemble
Acemoglu, Johnson et Robinson ont présenté des théories révolutionnaires sur les institutions, étayées par des analyses empiriques. L’un des principes clés de la science économique moderne est d’utiliser la théorie pour guider la recherche empirique. Les théories simplifient le monde complexe en faisant abstraction de plusieurs détails pour se focaliser sur des mécanismes spécifiques. Comme l’a écrit Jorge Luis Borges : "penser, c’est oublier les différences, faire abstraction, généraliser". Le véritable test d’une théorie est de savoir si elle peut encore fournir de précieuses intuitions, même avec les nombreuses simplifications nécessaires.
Cette approche, essentielle en science économique, contraste avec celle des historiens, qui se focalisent en général sur des régions et des périodes spécifiques, afin d’expliquer autant de variations que possible. Bien que cela ait conduit à certaines critiques de l’hypothèse des institutions coloniales, ces approches peuvent se révéler complémentaires. Explorer où les grandes théories économiques s’alignent sur les récits historiques détaillés nous aide à déduire si les idées générales ont un pouvoir explicatif. Il est tout aussi important d’identifier où ils divergent : quelles complexités la théorie a-t-elle fait abstraction et qu’il est essentiel de réintégrer dans l’analyse ?
Cette interaction entre théorie économique et histoire aide à orienter et à élargir des études plus détaillées, ce qui approfondit notre compréhension. Les théories développées par Acemoglu, Johnson et Robinson sur la persistance et le changement institutionnels ont enrichi leurs propres recherches empiriques et posé les jalons pour une abondante littérature, refaçonnant la façon par laquelle les économistes pensent les disparités économiques mondiales. »
Melissa Dell, « Institutions & prosperity: The 2024 Nobel laureates », 29 octobre 2024. Traduit par Martin Anota
References
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Acemoglu, D., S. Johnson & J. A. Robinson (2001), « The colonial origins of comparative development: An empirical investigation », American Economic Review, vol. 91, n° 5.
Acemoglu, D., S. Johnson & J. A. Robinson (2002), « Reversal of fortune: Geography & institutions in the making of the modern world income distribution », Quarterly Journal of Economics, vol. 117, n° 4.
Acemoglu, D., S. Johnson & J. A. Robinson (2005), « The rise of Europe: Atlantic trade, institutional change, & economic growth », American Economic Review, vol. 95, n° 3.
Acemoglu, D., S. Naidu, P. Restrepo & J. A. Robinson (2019), « Democracy does cause growth », Journal of Political Economy, vol. 127, n° 1.
Acemoglu, D., T. Reed & J. A. Robinson (2014), « Chiefs: Economic development & elite control of civil society in Sierra Leone », Journal of Political Economy, vol. 122, n° 2.
Acemoglu, D., & J. A. Robinson (2000), « Why did the West extend the franchise? Democracy, inequality, & growth in historical perspective », Quarterly Journal of Economics, vol. 115, n° 4.
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Acemoglu, D., & J. A. Robinson (2006), « Economic backwardness in political perspective », American Political Science Review, vol. 100, n° 1.
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Acemoglu, D., & J. A. Robinson (2013), Why Nations Fail: The origins of power, prosperity, & poverty, Crown Currency. Traduction française, Prospérité, Puissance et Pauvreté: Pourquoi certains pays réussissent mieux que d'autres.
Bandiera, O. (2019), « Alleviating poverty with experimental research: The 2019 Nobel laureates », VoxEU.org, 21 octobre.
Stiglitz, J. (2002), Globalization & its Discontents, WW Norton & Company. Traduction française, La Grande Désillusion.
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