« Les essais contrôlés randomisés ont été couramment utilisés dans les études médicales. Lorsque les économistes ont décidé de les adopter pour la politique sociale, le "mouvement randomista" est né. Cela a permis à Esther Duflo, à son époux Abhijit Banerjee et à Michael Kremer de faire progresser leurs recherches expérimentales sur la manière de réduire la pauvreté, des travaux couronnés par l’attribution du "prix Nobel d’économie" en 2019. Lors de sa dernière visite à la LSE, Duflo a rencontré Charlotte Kelloway pour une séance de questions-réponses […].
Charlotte Kelloway : Que s'est-il passé le matin lorsque vous avez appris que vous aviez remporté le prix Nobel ?
Esther Duflo : En fait, c’était au milieu de la nuit parce que nous étions à Boston. Ils nous ont appelés vers trois ou quatre heures du matin. Bien sûr, quand on reçoit un appel d’Europe à trois ou quatre heures du matin, la première inquiétude est : "Oh mon Dieu, que s'est-il passé avec mes parents ?" C’était donc doublement agréable d’entendre les nouvelles qu’ils voulaient donner.
Quand ils m’ont dit : "Nous voulons vous informer que vous avez remporté le prix Nobel", ma première question a été : "avec qui ?" Quand ils m’ont répondu "avec Abhijit Banerjee", j’ai dit : "Je vais lui passer le téléphone". Puis le président de l’Académie des sciences m’a dit : "Maintenant, vous devez vous lever, prendre une douche, prendre une bonne tasse de thé parce qu’à six heures du matin, vous avez une conférence de presse". J’ai dit : "D’accord". Abhijit m’a regardé et m’a dit : "Je vais me rendormir". J'ai dit : "Quoi ? Nous venons de remporter un prix Nobel !". Il m’a dit : "La journée va être longue".
Il s’est rendormi, je me suis levée, j’ai pris une douche, j’ai bu du thé et je me suis préparée pour la conférence de presse. Puis la journée est passée assez vite. Immédiatement après, nous avons été submergés de mails et le MIT [l’université où travaille Esther] a voulu organiser une conférence de presse. J’ai dit : "Oui, je peux faire une conférence de presse, mais pas à l’heure que vous avez indiquée, car ma fille a un petit concert avec sa chorale, donc je dois y aller". Ils ont gentiment changé l’heure de la conférence de presse. Ensuite, nous avons fait la fête.
Kelloway : Pouvez-vous m’en dire un peu plus sur vos recherches ?
Duflo : Pour savoir ce qui fonctionne ou non en matière de politique sociale, nous n’avons pas à nous contenter de conjonctures. Nous pouvons utiliser les mêmes méthodes qu'en science médicale. Lorsque vous examinez une politique en particulier, ce que vous voulez savoir c’est ce qui se serait passé si cette politique n’avait pas été mise en œuvre. Ou, si vous examinez un programme ou une intervention en particulier, vous voulez savoir ce qui se serait passé si le monde avait été différent.
Mais vous n'observerez jamais la même personne avec et sans la politique en question. De la même façon que lorsque vous testez un nouveau médicament, vous n'observez jamais la même personne avec et sans médicament. Pour résoudre ce problème dans la recherche médicale, vous créez des essais contrôlés randomisés. Vous prenez un groupe suffisamment large de personnes, vous sélectionnez au hasard, disons, la moitié d’entre elles et vous leur administrez le nouveau médicament, tandis que l'autre moitié reçoit les soins standard.
Ce n’était pas réalisé aussi souvent, pour ne pas dire jamais réalisé, en ce qui concerne la politique sociale ou en économie du développement jusqu’à ce que Michael Kremer et Abhijit Banerjee commencent à l’expérimenter. Il y a eu quelques exemples d’essais contrôlés randomisés dans le domaine de la politique sociale aux États-Unis, mais ils étaient rares. Il est vraiment important de procéder de cette façon. En l’absence de ces essais contrôlés randomisés, si vous essayez d’examiner l’impact, par exemple, de la fourniture de manuels scolaires à l’école, vous ne savez jamais si les résultats sont différents dans les écoles qui fournissent des manuels et dans celles qui n’en fournissent pas, car les premières sont certainement différentes des secondes pour au moins une autre raison. Les essais contrôlés randomisés résolvent ce problème de données fondamental. Ils constituent un puissant outil qui peut être utilisé dans de très nombreux secteurs et dans de très nombreuses régions géographiques et qui nous permet de tirer des enseignements très solides qui nous permettent d’avancer.
Kelloway : De quelle manière la réception du prix Nobel a-t-il changé votre vie, sur le plan universitaire et autre ?
Duflo : Le poète Seamus Heaney a décrit sa réception du Nobel comme une avalanche bénigne, injustifiée, inattendue et qui a tout emporté dans son passage. Pour ma part, je ne sais pas vraiment. Il est difficile de faire la distinction entre le prix Nobel et la pandémie de Covid-19, car nous avons reçu le prix à l'automne 2019 et la pandémie est arrivée au tout début de l’année 2020. Il y a un avant et un après le prix qui coïncident avec l'avant et l'après la pandémie.
À bien des égards, le travail quotidien reste le même. Nous sommes encore assez jeunes et actifs et nous devons poursuivre notre projet de recherche. Nous devons enseigner aux étudiants et nous aimons le faire. Le quotidien ne change pas vraiment. À d’autres égards, bien sûr, oui, car nous faisions déjà partie d’un mouvement [le "mouvement randomista"]. Remporter le prix Nobel n’est pas seulement pour nous, mais pour un mouvement entier. Nous nous sentons responsables de le partager, pas seulement en termes de reconnaissance, mais aussi en termes de tout ce qui permet au mouvement de croître plus rapidement.
Cela nous donne la responsabilité de présenter notre travail, de le partager et de veiller à ce qu’il ait un impact politique. En même temps, cela nous fournit également plus d’outils. Les gens sont plus enclins à nous écouter et l’accès est facilité, ce qui nous permet également de nous appuyer dessus pour assurer que le mouvement progresse.
Kelloway : Y a-t-il des inconvénients à gagner un prix Nobel ?
Duflo : Vous ne pouvez pas vraiment vous plaindre. C'est vraiment fantastique, tout d'abord parce que cela démontre la puissance de notre mouvement. C'était inattendu parce que nous étions si jeunes et que l’on ne remporte généralement pas un prix Nobel si tôt dans sa carrière. Cela montre à quel point ce mouvement est fort. De plus, dans la mesure où nous pouvons aider, nous pouvons l’utiliser pour aider de nouvelles politiques qui vont aider les pauvres, chose pour laquelle nous avons choisi l'économie et ce pourquoi nous nous levons le matin. Alors, il n'y a vraiment aucune raison de se plaindre.
Bien sûr, vous pouvez vous plaindre quand même, même s’il n’y a aucune raison de le faire. Si je n'ai qu'une seule plainte, c'est que cela crée un nombre énorme d'exigences contradictoires sur mon temps. Cela représente presque 20 % de mon travail simplement pour gérer ce que je dois faire à un moment donné, car il y a tellement de choses que j'aimerais faire, des gens auxquels je voudrais porter mon attention et j'ai le sentiment qu'ils font quelque chose de bien et que je devrais les soutenir en étant présente.
Mais il n’y a que 24 heures dans une journée. Cela ne me dérange pas d’être occupée, ce n’est pas le problème. Mais cela me dérange de devoir dire non tout le temps et d’essayer de décider à qui dire non, même si j’ai envie de participer et d’aider. Je pense que c’est le seul inconvénient. Mais comparez cela au mégaphone que cela nous donne et aux opportunités que cela vous donne pour la recherche et l’action politique…
Kelloway : À 46 ans, vous êtes la plus jeune personne à avoir remporté le prix Nobel d’économie. Avez-vous des conseils à donner aux autres jeunes universitaires qui souhaitent contribuer à changer le monde ?
Duflo : Je suis la plus jeune à avoir remporté ce prix, mais je n'étais pas si jeune que cela. Je ne sais pas si je suis bien placée pour donner des conseils aux jeunes universitaires. Mais je pense que la clé (et cela va sembler très banal mais je vais le dire quand même), c'est qu'il faut vraiment faire ce qui vous semble important et faisable sans vous soucier des implications plus larges, de savoir si cela vous fera gagner ou non un prix Nobel ou même si cela vous suffira pour finir votre thèse.
Ce que je vois chez beaucoup de doctorants, en particulier, est qu'ils craignent que leurs idées ne soient pas assez bonnes ou pas assez ambitieuses. Je suis vraiment passée d'une petite idée à une autre. Ce n'est qu'avec le temps qu'on prend conscience que certaines de ces idées ont plus d'écho qu'on ne le pensait. Peut-être que le collectif, toutes ces idées prises ensemble, ainsi que d'autres personnes travaillant dans le même domaine, ont créé quelque chose de très différent, de très puissant.
Je pense qu'il est très difficile en tant qu’individu de comprendre l'importance de ce que vous faites. Vous devez juste vous dire que c'est important pour les autres si c'est important pour vous et le faire sans trop vous demander : quelle est la vision ? où est-ce que cela me mène ? D'une certaine manière, je ne suis pas quelqu'un qui avait une large vision et pourtant une vision a émergé de l'effort collectif. »
Charlotte Kelloway, « Nobel laureate Esther Duflo: "We don’t have to use guesswork to know what works in social policy" », LSE, Business Review, 9 octobre 2024. Traduit par Martin Anota
mercredi 9 octobre 2024
Esther Duflo : « Nous n’avons pas à nous contenter de conjectures pour savoir ce qui fonctionne en matière de politique sociale »
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