mardi 1 octobre 2024

Ce que les populistes ne comprennent pas à propos des tarifs douaniers

« La défense superficielle et sélective des propositions de politique commerciale de Donald Trump qu’offre Oren Cass dans The Atlantic déforme ce que les économistes savent à propos des droits de douane. Certes, les idées spécifiques de Trump (notamment les droits de douane minimum sur toutes les importations et l’utilisation des tarifs douaniers à des fins commerciales et de politique étrangère) sont sans précédent. Pourtant, dans le cadre du projet de Trump, les coûts bien documentés des tarifs douaniers éclipseront les avantages bien spéculatifs que Cass brandit.

La principale critique de Cass est que les économistes "ne prennent en compte que les coûts des tarifs douaniers et non les avantages". Cass imagine des avantages potentiels des tarifs douaniers qu’il qualifie d’"externalités". Selon lui, ils incluent notamment l’amorce d’une renaissance de l’industrie manufacturière américaine, conduisant à une hausse des salaires pour la classe moyenne et à des familles et des communautés plus stables. Il affirme que cette résurgence de l’industrie manufacturière favorisera la recherche, le développement et l’innovation, ce qui entraînera des gains de productivité dans l’ensemble de l’économie.

Si de tels objectifs sont louables, une évaluation des droits de douane en tant qu’outil doit répondre à trois questions :

  • Quel est le coût des tarifs douaniers ?
  • Produiraient-ils les avantages souhaités ?
  • D’autres outils politiques seraient-ils plus efficaces pour atteindre ces objectifs que les tarifs douaniers ?

Pour le dire brièvement, nos réponses sont :

  • Elevé.
  • De façon négligeable ou non
  • Oui.

En nourrissant l’illusion que Trump peut remédier aux graves problèmes sociaux que connaissent les Etats-Unis d’un coup de baguette magique des tarifs douaniers, Cass décourage les économistes et les décideurs politiques dans leur dure tâche de concevoir et mettre en œuvre des solutions pratiques.

Prenons à tour de rôle chacune des trois questions précédentes.

Les coûts des tarifs douaniers. Les droits de douane sont une taxe sur les importations et ils augmenteront les prix pour les ménages et, surtout, pour les entreprises qui dépendent des intrants importés pour produire. Non seulement les prix des produits importés augmenteront, mais aussi ceux des biens produits dans le pays. Pour le dire simplement, le protectionnisme réduit les gains à l’échange : nous choisissons de payer plus que nécessaire pour certains biens (les importations et leurs substituts nationaux) au lieu de nous concentrer sur les biens que nous produisons plus efficacement que les étrangers.

Les sceptiques affirment que les effets inflationnistes des hausses de droits de douane adoptés par l’administration Trump en 2018 n’étaient pas visibles dans les données. Cependant, les droits de douane que Trump propose maintenant s’appliqueront à 10 fois plus d’importations que lors de sa dernière série (environ 3,1 billions de dollars sur la base des données de 2023), ce qui leur donnera un impact beaucoup plus important sur les prix tout en réduisant les possibilités de passer à des substituts non tarifés. En outre, le taux d’inflation américain a augmenté en 2018, ce qui a conduit la Réserve fédérale à relever ses taux d’intérêt. Des études minutieuses des droits de douane de Trump réalisées au niveau des produits (comme celles présentées ici, ici et ici) indiquent que non seulement les prix des biens soumis à des droits de douane ont augmenté, mais aussi qu’ils ont augmenté du montant des droits de douane. En d’autres termes, ce sont les ménages et les entreprises américaines qui ont supporté le fardeau entier ; rien n’a été transféré aux exportateurs étrangers.

Les avantages des droits de douane. Les tarifs douaniers ont également un piètre bilan en ce qui concerne la renaissance industrielle à laquelle Cass aspire. Au contraire, les tarifs douaniers de Trump en 2018-2019 ont nui à l’emploi dans le secteur manufacturier. Les exportateurs américains confrontés à des représailles ont moins vendu à l’étranger et certains se sont sentis obligés de baisser leurs prix en conséquence. Les tarifs douaniers sur les biens intermédiaires ont également nui à la compétitivité des exportations américaines.

Ces effets négatifs seraient encore plus importants dans le cadre des tarifs universels proposés par Trump, qui toucheraient un plus large éventail d’intrants de production. Étant donné que de nombreuses industries manufacturières que Trump espère ressusciter produisent précisément ces intrants, il serait contraire aux objectifs de sa politique de protéger les entreprises américaines en exemptant de tarifs douaniers les importations de biens intermédiaires. Ainsi, l’avantage important et méconnu que Cass tire des tarifs douaniers de Trump, à savoir leur supposée augmentation de l’emploi dans le secteur manufacturier, a peu de chances de se concrétiser.

Les économistes savent depuis longtemps que non seulement les tarifs douaniers sur les importations réduisent la demande d’importations, mais aussi qu’ils découragent les exportations. Cet effet se produit parce que, à mesure que davantage de ressources nationales sont utilisées pour produire des biens qui étaient auparavant importés, ces ressources sont détournées des secteurs d’exportation. L’économie américaine ne peut produire que dans une certaine mesure avec sa main-d’œuvre et son stock de capital actuels ; de plus, réduire la main-d’œuvre, comme Trump cherche à le faire en expulsant les immigrés sans papiers, ne ferait qu’exacerber cette contrainte. Si la production américaine de biens (qui étaient jusqu’à présent importés) augmente mais que celle des biens d’exportation diminue, rien ne garantit que l’emploi global dans l’industrie manufacturier augmentera en définitive. Ce processus fonctionne également en sens inverse quand le commerce se développe. Une étude suggère que l’augmentation des importations américaines entre 1995 et 2011 a été associée à la perte de 1,4 million d’emplois dans le secteur manufacturier, mais que l’augmentation des ventes américains à l’exportation a conduit à la création de 2 millions d’emplois manufacturiers.

Cass croit que l’expérience des pays asiatiques en développement et de l’Amérique d’avant la Première Guerre mondiale démontre l’importance des tarifs douaniers pour stimuler l’industrie manufacturière. Cependant, ces économies étaient toutes essentiellement agraires, avec une importante réserve de main-d’œuvre rurale disponible pour être allouée dans l’industrie manufacturière, ce qui n’est guère un modèle pour les États-Unis d’aujourd’hui. Même Alexander Hamilton, premier secrétaire au Trésor américain et fervent défenseur des politiques visant à promouvoir l’industrie manufacturière américaine, préférait des tarifs douaniers relativement bas.

Cassis mentionne un autre élément du côté des avantages des tarifs douaniers : les recettes. Contrairement à ce qu’il affirme, les économistes ne partent pas du principe que "les recettes douanières disparaissent tout simplement". Mais il a raison de dire que ce qui arrive à ces recettes est important. Les droits de douane sont des impôts régressifs, plus coûteux pour les ménages des classes moyennes et des classes populaires. Une administration Trump utiliserait-elle les recettes douanières supplémentaires pour dédommager ces ménages ? Pour le dire simplement, non. Au lieu de cela, Trump a suggéré un éventail toujours plus large de réductions d’impôts régressives, notamment des réductions de l’impôt sur les sociétés, l’extension des réductions d’impôt sur le revenu du Tax Cuts and Jobs Act, l’exonération fiscale des prestations de sécurité sociale et le rétablissement de la déduction complète des impôts d’État et locaux. Bien que Trump insiste sur le fait qu’il y aura assez de recettes douanières pour faire tout cela et établir un fonds souverain, les estimations plausibles des recettes douanières sont bien inférieures et laissent peu de marge pour compenser les ménages les plus pauvres.

Les droits de douane peuvent également entraîner un dysfonctionnement politique qui limite les recettes qu’ils génèrent. Non seulement ils peuvent souvent être perçus sans examen du Congrès, mais ils créent aussi un régime qui nourrit le lobbying. En conséquence, les recettes douanières seront dissipées comme les entreprises demanderont des exemptions et la politique sera un facteur majeur dans la disposition des fonds. Trump a dépensé 28 milliards de dollars en aide aux agriculteurs lors de sa dernière guerre commerciale pour les dédommager pour les mesures de représailles adoptées par la Chine. Les consommateurs n’ont pas eu cette chance.

Y a-t-il de meilleurs outils ? La mondialisation n’est pas le seul facteur qui a perturbé les marchés du travail et les communautés américaines au cours des trois dernières décennies, mais les économistes sous-estiment souvent les difficultés associées à l’indemnisation de ceux lésées par ces perturbations.

Cependant, le problème sous-jacent de la sécurité des travailleurs est bien plus vaste que la préservation des emplois dans le secteur manufacturier et les droits de douane sont un outil inefficace et inefficient pour atteindre cet objectif. Après tout, le déclin net des emplois dans le secteur manufacturier masque une rotation massive des emplois dans notre économie et une grande partie de celle-ci est d’origine domestique. Par exemple, les fermetures d’usines dans l’Indiana ou en Californie, ainsi que les ouvertures d’usines en Alabama ou en Géorgie, ne seront pas compensées par des droits de douane, pas plus que les perturbations dues au changement technologique. Ces perturbations peuvent provoquer de la détresse, mais elles ne seront pas affectées par les droits de douane, qui pénaliseront au contraire les consommateurs et réalloueront l’activité vers des producteurs inefficaces. Ce qui est nécessaire, c’est une refonte du filet de sécurité sociale américain et un renforcement des fondamentaux américains, notamment des investissements publics dans les infrastructures, la recherche et les individus.

Si l’on considère qu’il est souhaitable de créer des emplois dans le secteur manufacturier, d’autres outils sont plus efficaces que les droits de douane. Par exemple, les subventions directes évitent l’effet secondaire d’une hausse des prix pour les consommateurs. On pourrait également modifier les éléments du code fiscal américain qui incitent les entreprises américaines à produire à l’étranger plutôt qu’aux États-Unis.

La promotion de la recherche et de l’innovation implique une véritable externalité : des retombées positives sur la productivité dans toute l’économie. En pourcentage du PIB, les dépenses privées en recherche-développement (R&D) aux États-Unis ont augmenté régulièrement depuis 2006, mais l’investissement public dans la R&D fondamentale est désormais inférieur à 1 %, soit environ la moitié du pic atteint à la fin des années 1960. Les subventions directes à la R&D et les investissements publics sont de mise et sont de bien meilleurs moyens de stimuler l’innovation que des barrières commerciales coûteuses et inefficaces.

Nous ne nions pas que les tarifs douaniers puissent être appropriés dans certaines circonstances. Par exemple, des droits compensateurs adoptés en réaction aux subventions d’un partenaire commercial ou des mesures de sauvegarde donnant aux secteurs plus de temps pour s’adapter peuvent être appropriés s’ils sont appliqués d’une façon qui soit conforme aux règles de l’Organisation mondiale du commerce.

En revanche, les tarifs douaniers proposés par Trump, fondés sur l’idée que "les États-Unis se sont faits arnaquer pendant des années" par le monde entier, vont bien au-delà de tout objectif économiquement défendable. Le chant des sirènes de telles solutions de charlatans doit être rejeté ; les États-Unis devraient plutôt s’atteler à la tâche difficile qu’est la création une économie plus juste et plus résiliente. »

Kimberly Clausing & Maurice Obstfeld, « What populists don't understand about tariffs (but economists do) », PIIE, Realtime Economics (blog), 1er octobre 2024. Traduit par Martin Anota  


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