« La mondialisation se poursuit : les prédictions généralisées de sa mort se révèlent largement prématurées.
Mais il n’y a rien à célébrer. La mondialisation actuelle résulte en grande partie de phénomènes "malsains", notamment la persistance de jeux de prix de transfert liés à l’évasion fiscale des multinationales et une économie chinoise qui a perdu ses moteurs de croissance domestiques et qui dépend désormais excessivement de ses exportations : la croissance du volume d’exportations selon les données chinoises pour cette année, jusqu’à présent, est d’environ 12 %, alors que le commerce mondial a progressé plutôt de 1 %.
Au lieu de refléter une expansion équilibrée du commerce international, à travers laquelle chaque partie se spécialiserait dans ce qu'elle fait le mieux et qui permettrait à chacun de produire et de consommer davantage, la mondialisation actuelle est en grande partie malsaine. C'est du moins la thèse que je développe dans mon nouveau document de travail […].
Pourquoi la mondialisation a-t-elle été si résiliente ? Eh bien, en partie parce que les droits de douane sont restés bas (cela pourrait changer après janvier, selon le résultat de l’élection présidentielle aux Etats-Unis), même si le discours politique s’est déplacé contre une poursuite de l’intégration (Trump pourrait changer cela ; il a dit qu’il aimait les droits de douane). L’augmentation des droits de douane sur les produits électroniques fabriqués en Chine n’a pas beaucoup d’effet sur le commerce mondial si les droits de douane sur les biens assemblés au Vietnam, en Thaïlande et à Taiwan sont toujours nuls.
Il n’y a pas de test de contenu chinois pour les produits électroniques importés. Les droits de douane chinois en tant que tels (ou l’échec des États-Unis à ratifier le Partenariat trans-Pacifique) sont des changements davantage politiques qu’économiques. Les États-Unis importent toujours énormément d’Asie et ils enregistrent d’importants déficits commerciaux qui, au niveau agrégé, compensent l’excédent de l’Asie.
Mais la mondialisation a persisté aussi parce que les réformes de Trump-Ryan du système fiscal des entreprises américaines, mises en œuvre par le biais du Tax Cuts and Jobs Act (TCJA), n’ont pas mis fin aux incitations fiscales pour les entreprises américaines à délocaliser leur production et leurs bénéfices.
C’est pourquoi les mesures de la "mondialisation" pour l’industrie pharmaceutique sont toujours en hausse : les importations américaines de produits pharmaceutiques ont plus que doublé depuis l’approbation du TCJA et, sans surprise, les bénéfices offshore des sociétés pharmaceutiques américaines ont également grimpé en flèche.
Les sociétés pharmaceutiques américaines (les six premières, du moins) n’ont pas payé d’impôt fédéral sur le revenu aux États-Unis en 2023, malgré un chiffre d’affaires mondial de plus de 70 milliards de dollars, et elles n’ont payé qu’environ 2 milliards de dollars d’impôts en 2022 sur plus de 100 milliards de dollars de bénéfices liés à la pandémie. Leur facture fiscale américaine a diminué après l’entrée en vigueur du TCJA, ce qui n’était sans doute pas l’objectif visé. Les grosses sociétés pharmaceutiques américaines paient un peu d’impôt en dehors des États-Unis, mais leur taux d’imposition effectif global reste bien inférieur à 21 %.
Les sociétés pharmaceutiques ne sont pas les seules dans ce cas. Le code fiscal américain a par exemple encouragé les fabricants américains d'équipements en semi-conducteurs à produire (et à payer des impôts) dans des pays comme la Malaisie et Singapour plutôt qu'aux États-Unis. Cela ressemble à un but contre son propre camp.
Mais, paradoxalement, la principale raison expliquant pourquoi le monde ne se démondialise pas est la Chine. Le choc chinois initial, avec la faible reprise économique aux États-Unis et en Europe suite à la crise financière mondiale, a surtout contribué à dégrader la politique du commerce.
Excédent de biens manufacturés chinois (en % du PIB) Mais la croissance récente du commerce mondial est en fait tirée par la Chine. Les gens n'y croient pas, mais les chiffres le montrent clairement : les exportations sont en hausse en pourcentage du PIB chinois ; l'excédent commercial (sur une base douanière) est en hausse en pourcentage du PIB chinois ; l’excédent commercial est en hausse en pourcentage du PIB mondial ; l'excédent manufacturier est en forte hausse en pourcentage du PIB des partenaires commerciaux de la Chine.
Le solde des biens manufacturés (en % du PIB mondial) Pour le dire simplement, la Chine connaît de nouveau une croissance grâce à ses exportations et non pas grâce à sa demande intérieure, alors que sa propre économie est tirée vers le bas par une crise immobilière au ralenti. L'augmentation de l'excédent chinois est fondamentalement le résultat d'une économie chinoise qui consomme trop peu et qui dépend soit des exportations, soit des investissements pour sa croissance. Cependant, comme les politiques industrielles (sectorielles) chinoises aident les entreprises chinoises à se tourner vers de nouveaux secteurs manufacturiers, l'impact mondial des déséquilibres internes de la Chine ne fait que s'amplifier. Jay Shambaugh, du Trésor américain, parle de la production et des investissements chinois dans des capacités qui ne sont pas entravées par la demande mondiale.
Une économie chinoise déséquilibrée génère une intégration mondiale, mais d’un type tout aussi déséquilibré : une intégration qui rend l’économie mondiale plus, et non pas moins, dépendante de l’offre chinoise (malgré des politiques conçues pour générer le résultat opposé) et l’économie chinoise elle-même plus, et non pas moins, dépendante de la demande mondiale.
Que peut-on faire pour rendre la mondialisation plus saine ? Le document de travail avance trois grandes idées.
L’une d’entre elles, sans surprise, consiste à mettre fin à la politique de désindustrialisation du code de l’impôt sur les sociétés américain et à mettre en place une disposition qui rendrait beaucoup plus difficile pour les grandes entreprises américaines de transférer leurs bénéfices à l’étranger […] en produisant à l’étranger.
Une autre proposition consiste à harmoniser les politiques industrielles des États-Unis et de l’UE, qui ont été conçues pour protéger l’économie de chaque partenaire des politiques chinoises. Trop souvent, les politiques motivées par des préoccupations concernant la concurrence chinoise ont compliqué les échanges entre alliés. Une idée concrète : des accords de "partage des subventions" avec les alliés qui permettraient à la production américaine de bénéficier des dispositions "Buy European" (pour les véhicules électriques) et à la production européenne de bénéficier des dispositions "Buy American" (ce qui serait plus facile si les pays européens adoptaient des dispositions "Buy European" explicites dans leurs propres subventions).
La troisième proposition consiste à maintenir et même accroître les efforts pour contrer les politiques industrielles chinoises tout en faisant pression sur la Chine pour qu’elle s’attaque aux déséquilibres macroéconomiques sous-jacents qui forcent son économie à dépendre si fortement des exportations. Les politiques industrielles chinoises injectent de l’argent dans des secteurs où la Chine a traditionnellement dépendu des importations et, ce faisant, créent souvent des entreprises chinoises compétitives qui finissent par devenir de nouveaux exportateurs. Il est difficile de contester directement les politiques macroéconomiques sous-jacentes qui conduisent à l’excédent massif de la Chine ; il est un peu plus facile de contrer leurs effets dans des secteurs spécifiques.
Bien sûr, il serait utile que les recommandations du FMI pour la Chine poussent ce pays vers une économie domestique plus équilibrée et reconnaissent explicitement que le gouvernement central chinois dispose de la marge de manœuvre budgétaire nécessaire pour faciliter cette transition. Mais mettre fin aux conseils contre-productifs du FMI n’est qu’un début : les pays du G7 et ceux qui partagent leurs inquiétudes (l’Inde, le Brésil parfois) doivent comprendre que la Chine est tout simplement trop grande pour sortir de ses problèmes intérieurs par l’exportation et être prêts à développer des formes d’intégration qui excluent la Chine si celle-ci n’est pas capable d’être le type de partenaire commercial qui peut générer à la fois de la demande et de l’offre. »
Brad Setser, « The surprising resilience of globalization: An examination of claims of economic fragmentation », Follow the Money (blog), 17 octobre 2024. Traduit par Martin Anota
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