samedi 19 octobre 2024

Quelques réflexions sur l’économie du développement, les institutions, Acemoglu, Johnson, Robinson…

« Voici mon bref historique des institutions dans la réflexion macro-développement, au moment de l'intervention d’Acemoglu, Johnson et Robinson. J’ai eu la plupart de ces réflexions plus tôt, mais cette semaine elles se sont cristallisées. Je ne parle pas spécifiquement d’Acemoglu, Johnson et Robinson, mais j'ai de brèves réflexions à propos de leur impact.

1. Le sentiment des économistes est qu’Acemoglu, Johnson et Robinson ont rendu les institutions visibles, enseignables, testables et analytiquement exploitables. Avant cela, les économistes connaissaient le travail des économistes institutionnels, mais ce n'était pas un domaine de recherche central. North n'a jamais été très influent.

2. Avant les années 1980, les économistes qui travaillaient sur la croissance et le développement étaient souvent des spécialistes du domaine et écrivaient des études de cas nationales avec une connaissance de l'histoire et des institutions du pays étudié.

3. Ce savoir était visible dans les livres et les études de la Banque mondiale, diverses études du NBER sur le commerce international et le développement, notamment les études nationales associées à la crise de la dette du tiers-monde du début des années 1980. (Aujourd'hui, il y aurait un nouvel ensemble de données, un modèle et quelques régressions)

4. North n'a pas pu influencer ce groupe plus âgé, parce que dans les années 1970 il parlait encore à propos des institutions efficaces (même le servage, cf. North & Thomas, 1973). Lorsqu'il a changé de cap en 1981 pour parler d'institutions inefficaces, ses idées étaient encore assez superficielles et étonnamment anglo-centriques. 

5. (Si vous avez lu les écrits de Douglass North des années 1970 et 1980, il n'est pas difficile de voir pourquoi il n'a pas eu d'influence sur l'économie des pays en développement !)

6. Parmi les premiers lauréats du Nobel d'économie qui ont fait des travaux avant Acemoglu, Johnson et Robinson sur ce qu'on appellerait aujourd'hui les "institutions", on trouve : Myrdal, Hayek, Simon, Schultz, Lewis, Stigler, Buchanan, Coase, North, Sen, Stiglitz, Ostrom, Oliver Williamson.

7. Et voici quelques non-Nobelistes dont les travaux sont antérieurs à Acemoglu, Johnson et Robinson : Pranab Bardhan (institutions agraires, super important), Mancur Olson (origines des États, bandits itinérants versus stationnaires, action collective, groupes d'intérêt), Jagdish Bhagwati (recherche de rente), Vishny et Shleifer (origines juridiques)… ([…] J'aurais aussi pu mentionner Udry, Fafchamps, de Janvry, Otsuka et d'autres, qui ont beaucoup travaillé sur les institutions agraires avant Acemoglu, Johnson et Robinson, mais qui n'étaient pas connus de la plupart des économistes. Mais je ne peux pas nommer tout le monde !)

8. Mais toutes ces idées n'étaient pas pertinentes pour les pays en développement. Peut-être que la plupart ne l'étaient pas. Dans l'immédiat après-guerre, les problèmes institutionnels les plus urgents concernaient l'agriculture. C'est pourquoi Schultz et Bardhan étaient importants - ils ont travaillé sur les institutions agraires.

9. Il y a aussi le fait que les années 1950-1980 ont été une période de réformes agricoles dans le monde entier. La plupart des pays ont accompli ou tenté une réforme agraire à cette époque. Et, en général, la perception était que cette expérience a été décevante.

10. Les institutions agraires sont intensément et extrêmement locales, complexes et hétérogènes - et très difficiles à comprendre sans vraiment se plonger dans des sujets vraiment ennuyeux. Elles ne sont pas pour les âmes sensibles. La plupart des économistes non agricoles ne pourraient pas s'y intéresser.

11. Outre l'agriculture, un autre problème urgent que la plupart des études institutionnelles existantes dans les pays du Nord n'ont pas abordé concernait les effets de la transformation structurelle, ce que nous appellerions aujourd'hui "l'urbanisation sans développement" et l’essor du secteur informel urbain

12. Les pays en développement ont connu l'industrialisation et la transformation structurelle dans les années 1950-80, mais pas suffisamment pour créer des emplois pour tous les migrants urbains provenant des campagnes. D'où le débat à propos du modèle de Lewis : pourquoi le "surplus de main-d'œuvre" dont il parlait n'a-t-il pas été absorbé ? etc.

13. À l’exception des quelques exceptions mentionnées ci-dessus, la plupart des idées institutionnelles existantes discutées par North et d’autres à l’époque n’étaient pas forcément pertinentes pour les pays en développement.

14. C’est pourquoi il est important de mentionner Engermann et Sokoloff sur les Amériques, ainsi que les non-économistes Bates, Killick, Herbst, van de Walle et Ferguson qui ont réalisé d’importants travaux d’économie politique sur l’Afrique. Tous ces travaux étaient antérieurs à l’intervention d’Acemoglu, Johnson et Robinson.

15. Les personnes mentionnées dans (14) apparaîtront plus tard car, à mon avis, la vision du monde d’Acemoglu et Robinson est construite à partir des expériences historiques de développement de l'Europe occidentale, de l'Amérique latine et de l'Afrique, mais pas de l'Asie de l'Est, de l'Asie du Sud, de l'Asie du Sud-Est, ni  même du Moyen-Orient.

16. Durant les années 1980, l'approche par études de cas de pays susmentionnée dans le développement est tombée en désuétude. Et à sa place, les régressions transnationales sont devenues le principal véhicule pour faire du macro-développement.

17. L'essor des régressions transnationales est en partie dû à l'émergence des ordinateurs personnels et en partie dû à la construction de la base de données Heston-Summers, plus célèbre aujourd'hui sous le nom de Penn World Tables.

18. (Le rôle d’Heston est ironique, car il était sans doute aussi l'un de ces économistes du développement à l'ancienne, en l’occurrence un spécialiste de l'Inde, créant des estimations de rendement dans l'agriculture coloniale indienne.)

19. Avec l’essor des régressions transnationales, de nombreuses personnes qui n’avaient jusque-là aucun intérêt pour des pays en développement spécifiques ou qui n’avaient aucune connaissance précise de ces pays se sont lancées dans la recherche sur le développement. Le macroéconomiste Robert Barro en est un bon exemple.

20. Au cours des années 1980, le macro-développement a commencé à se transformer en quelque chose de relativement dépourvu de connaissances (en termes d'histoires et d'institutions nationales spécifiques) et essentiellement une discussion sur les coefficients, les variables, les spécifications économétriques, etc.

21. Je pense que North a eu une influence indirecte à cette époque. Sa fixation initiale sur la sécurité des droits de propriété s'est répercutée dans les régressions transnationales, sous la forme de variables d'indice qualitatives telles que le "risque d'expropriation" et la "contrainte exécutive".

22. (Même si de telles variables représentaient une version assez appauvrie de North, qui était selon assez superficiel avant 2000, je pense que North après 2000 a été influencé par Acemoglu, Johnson et Robinson, une réciprocité, mais c'est une autre question.)

23. (Plus tard, vous auriez d'autres variables institutionnelles intégrées aux régressions, comme les variables muettes d'origine juridique et les scores de démocratie de Polity et ainsi de suite.)

24. L'accent mis sur les droits de propriété sécurisés comme principale représentation des institutions peut être vu dans la liste des 10 propositions que John Williamson fit en 1990 et qu’il appela le "Consensus de Washington". Toutes étaient des recommandations de politique spécifiques, à l’exception d’une : la sécurisation des droits de propriété. 

25. C'est dans ce milieu de recherche relativement dépourvu de connaissances et ahistorique qu’Acemoglu, Johnson et Robinson ont fait leur grande intervention. Mais le contexte est plus vaste. De 1980 à 2000, il y a eu trois grands phénomènes mondiaux :

26. (a) Le "tournant du marché". Les gens qui lui sont hostiles parlent de "néolibéralisme", mais les gens qui lui sont favorables parlent de "marchés libres". Le tournant du marché trouve ses origines dans le Nord global et je dirais que l'influence s'est déplacée du Nord vers le Sud, mais les événements économiques dans le Sud lui ont ouvert la voie.

27. (b) La transition post-communiste dans l'ex-URSS et en Europe de l'Est. Je ne veux pas m'égarer dans ce sujet, qui est distinct des pays en développement. Mais il suffit de dire qu'il y avait un débat "institutionnel" mineur à l'époque.

28. Certains estiment que les réformes doivent tout d'abord être menées et que les institutions suivront. D’autres soutiennent que les institutions vont faire échouer les réformes, etc. Quoi qu'il en soit, l'expérience de la transition influencera ensuite la littérature institutionnelle

29. (c) La crise dans le Sud global. Il y a eu une industrialisation dans le Sud global dans les années 1950 et 1980. Il y a un débat quant à savoir si cette évolution s'est arrêtée à cause d'une transformation structurelle non répétable et de rendements décroissants ou à cause des échecs du développement mené par l'État. Mais…

30. Je ne veux pas m'égarer là-dessus non plus. Il suffit de dire qu'au début des années 1980, de nombreux pays en développement ont connu une grave crise de la dette, précipitée par le choc Volcker, qui lui-même a été provoqué pour résoudre les problèmes du Nord.

31. Et pendant les vingt années suivantes, les pays en développement ont été embourbés dans un cycle de crises financières et d'ajustements structurels. Ce furent les fameuses "décennies perdues". Le nombre précis de décennies perdues dépend de la région : l’Amérique latine en a connue une dans les années 1980 ; l’Afrique a peut-être connu 2 décennies.

32. Ces "décennies perdues" étaient des crises générées par une incapacité à gérer la dette et les déséquilibres macroéconomiques ; ces derniers ont leurs propres causes institutionnelles. Mais à mon avis, il ne s’agissait pas nécessairement de problèmes de croissance et de développement à long terme.

33. Mais il y a eu un changement de perception. Lorsque le tournant du marché s’est produit, les décennies perdues ont été interprétées comme l’épuisement du développement mené par l’État et en termes de "trop de planification, pas assez de marchés". Je ne veux pas non plus en débattre, mais juste rappeler l’histoire intellectuelle.

34. Mais il y avait aussi une perception en 2000 selon laquelle il y avait eu 2 décennies de tournant du marché, et bien que vous ayez eu quelques succès retentissants, la performance globale des pays en développement était assez décevante. (La perception changerait de nouveau d’ici 2024, mais c’est une autre histoire.)

36. Voici le contexte plus large de l’intervention d’Acemoglu, Johnson et Robinson.

Vers 2000, il y avait un fatalisme développementaliste : le sentiment à la fois que le développement mené par l’État avait échoué et que le tournant du marché était également décevant. Mais le caractère décevant du tournant du marché avait particulièrement besoin d’être expliqué.

37. En outre, sur le plan méthodologique, les régressions transnationales étaient de plus en plus déconseillées, en raison de la "révolution de la crédibilité" ou de la "révolution de l’inférence causale" dans la recherche microéconomique appliquée. Cela a également eu pour effet d’éloigner le développement des approches macroéconomiques vers les essais contrôlés randomisés.

38. Les premiers Acemoglu, Johnson et Robinson ont introduit certaines des méthodes d’inférence causale (la tristement célèbre mortalité des colons comme variable instrumentale), mais à mon avis, cette méthode et leurs méthodes empiriques en général sont désormais surdiscutées.

39. Pourquoi la croissance, même sous le tournant du marché, apparaissait-elle quelque peu décevante vers 2000 ? Eh bien, l’histoire et les institutions ! Mais pourquoi précisément ? Parce que le colonialisme a ruiné les institutions des pays en développement. Mais comment précisément ? Parce qu’avec de mauvaises institutions, les marchés ne fonctionnent pas bien.

40. En d’autres termes, la brillante manœuvre rhétorique d’Acemoglu, Johnson et Robinson a consisté à introduire une explication très plausible de la déception (apparente) du développement tiré par le marché vers 2000. Le colonialisme a été enrôlé au service des théories libérales du développement.

41. Bien qu’Acemoglu, Johnson et Robinson et les travaux ultérieurs qu’ils inspirèrent reconnaissent de nombreux types d'institutions, leur véritable influence sur la profession des économistes a consisté à consolider la fixation (initiale) de North sur les droits de propriété sécurisés et la contrainte exécutive.

42. Le fait qu’Acemoglu, Johnson et Robinson puissent avoir une compréhension plus sophistiquée des institutions économiques n'est pas pertinent. Leur stratégie de persuasion a eu cet effet. De 2000 à 2012, l'année de publication du livre Why Nations Fail, Acemoglu, Johnson et Robinson se sont attachés à convaincre les économistes que : pouvoir → institutions économiques.

43. Pour simplifier l'exposé, leurs premiers travaux ont laissé les institutions économiques comme données (non spécifiées) ou ils ont travaillé avec les variables institutionnelles existantes issues de la littérature de régressions transnationales auxquels les économistes étaient familiers.

44. En conséquence, de nombreux économistes prennent Acemoglu, Johnson et Robinson principalement comme une licence pour prononcer le mot "institutions" alors qu'ils parlent en fait de droits de propriété sécurisés et d’Etat de droit. 

45. Selon moi, le triomphe d’Acemoglu, Johnson et Robinson dans le développement a par inadvertance mis l'Asie de l'Est à l'écart de la réflexion sur le macro-développement. Cela est dû en partie au fait que le cadre des institutions inclusives-extractives s'accorde mal avec le modèle de "l'État développementiste". […]

46. Et en partie à cause de la fixation de Acemoglu, Johnson et Robinson sur la démocratie, puisque le développement de l'Asie de l'Est n'était pas associé à la démocratie, pour l’essentiel. Mais bien sûr le parti-pris anti-Asie de l'Est de la pensée d’Acemoglu, Johnson et Robinson les précède.

47. Mais dans les années 1990, les économistes se sont engagés dans le débat sur le "modèle de l'Asie de l'Est", même si c’étaient seulement pour mettre en avant les aspects de marché de l'Asie de l'Est et minimiser ses aspects interventionnistes. Mais avec Acemoglu, Johnson et Robinson, l'Asie de l'Est a largement disparu de la réflexion macro-développementale dominante (jusqu'à récemment)

48. Ironiquement, l'orientation historique de Acemoglu, Johnson et Robinson a contribué au parti-pris anti-Asie de l'Est. Bien qu’ils aient introduit l’histoire non européenne dans le débat institutionnel, leur théorie est essentiellement construite à partir de lectures sur l’expérience de l’Europe occidentale, de l’Amérique latine et de l’Afrique.

49. Quand je regarde les antécédents qui, je le sais, ont influencé Acemoglu, Johnson et Robinson, je ne vois pas beaucoup de littérature asiatique, ni l’Asie de l’Est, ni l’Asie du Sud-Est (à l’exception peut-être de certains Scott ?), ni l’Asie du Sud, ni le Moyen-Orient.

50. Why Nations Fail dans son essai bibliographique mentionne les auteurs classiques de l’État développementiste d’Asie de l’Est (Johnson, Haggard, Wade et Amsden), mais je ne vois vraiment pas beaucoup d’influence de cette littérature dans une grande partie de leur travail, jusqu’à récemment, et plus encore chez Robinson.

51. L’orientation Europe occidentale-Amériques-Afrique d’Acemoglu, Johnson et Robinson ne se manifeste pas seulement dans leur travail, mais aussi dans leur citation des marxistes ! Ils citent Brenner, Wallerstein, André Gunder Frank, Eric Williams et Walter Rodney, mais pas Samir Amin ou Amiya Kumar Bagchi. […] »

Pseudoerasmus, thread, 18 octobre 2024. Traduit par Martin Anota