lundi 24 février 2025

La croissance économique peut-elle toujours nous rendre heureux ?

« Richard Easterlin est décédé en décembre à l’âge de 98 ans. Il a été qualifié de "père de l’économie du bonheur" et il est difficile de ne pas lui reconnaître ce titre. Il y a cinquante ans, après avoir eu du mal à trouver une revue économique s’intéressant au sujet, Easterlin a publié un article intitulé "Does economic growth improve the human lot?" ("La croissance économique améliore-t-elle le sort humain ?").

Il a semé les graines de ce qui est désormais connu comme le paradoxe d'Easterlin. Dans une société donnée, les personnes les plus riches sont beaucoup plus susceptibles de se déclarer heureuses. Selon ce paradoxe, malgré ce fait, les pays riches ne sont pas plus heureux que les pays pauvres. De même, les pays ne deviennent en moyenne pas plus heureux à mesure qu’ils s’enrichissent.

Comme beaucoup de choses avec l’étiquette de "paradoxes", celui d’Easterlin n’en est pas un. Il s’explique facilement. Trop facilement en fait, car plusieurs explications différentes semblent raisonnables. L’une d’elles a été avancée par Easterlin lui-même en 1974 : "le processus même de croissance engendre des désirs toujours croissants". Richard Layard, coéditeur du World Happiness Report, est plus précis : dans son livre Can We Be Happier? publié en 2020, Layard soutient que notre société fonctionne comme un jeu à somme nulle, où nous ne pouvons gagner que si les autres perdent. Cela expliquerait le schéma dessiné par l’hypothèse d’Easterlin.

Une deuxième explication est que le paradoxe n'est tout simplement pas confirmé par les données. Andrew Oswald, un chercheur spécialiste du bien-être qui estime qu'il y a désormais des preuves empiriques solides en faveur du paradoxe d'Easterlin, souligne néanmoins qu'il y a seulement un faible signe de lui dans l'article d'Easterlin de 1974, qui rapportait que les Américains étaient devenus beaucoup plus riches et légèrement plus heureux entre 1946 et 1970.

Des chercheurs ont depuis affirmé qu’il y a une corrélation parfaitement solide entre le revenu et le bonheur. Un exemple célèbre est une étude de 2010 menée réalisée par Daniel Sacks, Betsey Stevenson et Justin Wolfers, qui a constaté qu’un revenu plus élevé tendait à se traduire par un bien-être plus élevé, sans aucun signe du paradoxe d’Easterlin.

Un récent document de travail d’Ekaterina Oparina, Andrew Clark et Richard Layard montre aussi que les pays où le revenu moyen est plus élevé ont en effet une satisfaction de vie moyenne plus élevée. Dans les pays pauvres, cette tendance est évidente. Dans les pays riches, elle est indirecte : un revenu plus élevé améliore le bien-être non pas en raison du pouvoir d’achat brut, mais parce qu’il est corrélé à la liberté, à une espérance de vie plus longue et au soutien social.

Une dernière explication est que les données sur le bonheur ne sont tout simplement pas capables de faire des comparaisons dans le temps ou entre pays. Les Français, par exemple, se plaignent toujours auprès des sondeurs. L’article original d’Easterlin rapportait qu’en 1965 plus de la moitié des Britanniques interrogés se disaient "très heureux", mais seulement 12 % des Français. De telles comparaisons soulèvent autant de questions qu’elles apportent de réponses. Cela signifie certainement quelque chose lorsqu’une personne dit à un sondeur qu’elle est heureuse ou malheureuse, mais il n’est pas clair que de tels sentiments puissent vraiment répondre à la question initiale d’Easterlin quant à savoir si la croissance économique améliore le bien-être.

Peut-être que cette question n’a plus sa raison d’être. Après tout, si les responsables politiques britanniques ont été obsédés par la stimulation de la croissance économique au cours des deux dernières décennies, cette obsession n’a pas encore porté ses fruits dans les chiffres de croissance du Royaume-Uni. Auraient-ils fait mieux s’ils s’étaient plutôt obsédés par la stimulation du bien-être ?

Il est plus prometteur d’utiliser des données plus ciblées pour concevoir des politiques plus ciblées. Par exemple, Layard cite l’étude longitudinale Avon de l’Université de Bristol, avec un riche ensemble de données sur les enfants nés au début des années 1990 et leur situation familiale. "Si vous essayez d’expliquer la santé émotionnelle à l’âge adulte", m’a-t-il expliqué, "l’école fréquentée par une personne explique autant que tout ce que vous savez à propos de ses parents".

Peut-être est-ce dû à l’ethos de l'école ou peut-être y a-t-il une autre explication. Quoi qu'il en soit, il est difficile de ne pas être curieux à l’idée de savoir si les écoles pourraient faire davantage pour renforcer la santé émotionnelle de leurs élèves, jusqu'à l'âge adulte.

Un autre exemple d’intervention ciblée est l’utilisation généralisée de thérapies par la parole au sein du NHS, défendue par Layard et son collaborateur de longue date David Clark. Nous avons besoin de dépenses publiques davantage fondées sur les données empiriques et d’un bon rapport coût-efficacité comme celles-ci et il n’y a aucune bonne raison de privilégier la santé physique par rapport à la santé mentale. La souffrance est une souffrance.

Le "Livre vert" du Trésor britannique (le manuel pour évaluer les dépenses publiques) autorise désormais explicitement le recours à des mesures subjectives du bien-être dans certaines circonstances. Mais il reste à voir si cela va conduire à un changement des priorités dans les  dépenses.

Je soupçonne que les politiques visant à accroître les revenus sont mieux alignées avec les politiques visant à améliorer le bien-être que les hippies ne l’ont affirmé. Prenons l’exemple de Layard, qui s’inquiète d’une société à somme nulle. Cela suggère que les responsables politiques devraient essayer de réduire les goulets d’étranglement dans la mobilité sociale. Par exemple, les jeunes se disputent aujourd’hui les places dans les universités d’élite, puis ils luttent pour payer un logement. Pourquoi ne pas alors développer les meilleures universités et construire davantage de logements ? Pourtant, une focalisation exclusive sur la croissance économique suggérerait à peu près les mêmes politiques.

La croissance économique améliore-t-elle le sort de l’humanité ? Je dirais que oui, mais cinq décennies après que Richard Easterlin ait fondé l’économie du bien-être, la question attend encore une réponse définitive. Heureusement, nous avons également commencé à nous poser des questions plus ciblées et à produire des réponses plus pratiques. »

Tim Harford, « Can economic growth still make us happy? », janvier 2025. Traduit par Martin Anota 

 

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