« Dans le contexte politique actuel, l'immigration suscite de vifs débats sur les chaînes d'information en continu et sur les réseaux sociaux. Mais comment la couverture médiatique influence-t-elle exactement la façon par laquelle le public considère cette question ? S'il est clair que les médias jouent un rôle dans le façonnement de l'opinion publique, il se révèle difficile pour les chercheurs d'en isoler les effets précis.
Dans un article publié dans la revue American Economic Journal: Applied Economics, les auteurs Sarah Schneider-Strawczynski et Jérôme Valette ont examiné comment la plus grande couverture de l'immigration à la télévision française a influencé l'attitude des téléspectateurs entre 2013 et 2017. Leurs constats révèlent que même une couverture neutre de l'immigration peut entraîner une polarisation, poussant les individus ayant des opinions modérées vers des positions plus extrêmes.
Schneider-Strawczynski s'est récemment entretenue avec Tyler Smith à propos de la manière dont son coauteur et elle ont relevé le défi d’étudier l'influence des médias et de ce que leurs conclusions signifient sur la façon par laquelle les organismes de presse devraient couvrir des sujets controversés. […]
Tyler Smith : L’immigration est une question évoquée dans de nombreux pays à travers le monde. Pourquoi avez-vous choisi d’étudier l’immigration en France ?
Sarah Schneider-Strawczynski : La France est un pays intéressant car elle a connu depuis longtemps différentes vagues d’immigration. L'immigration a toujours été une pomme de discorde dans l’agenda politique. Nous avons cette belle statistique indiquant que depuis 1950 la France a voté une nouvelle loi sur l’immigration en moyenne tous les deux ans. On parle donc d’immigration tout le temps. C’est pourquoi c’est un contexte intéressant pour étudier la perception et les attitudes vis-à-vis de l’immigration. Entre 2013 et 2017, il y a eu une crise des réfugiés au cours de laquelle l’Union européenne a accueilli en moins de deux ans plus de 2 millions de réfugiés. Cela nous permet de vraiment tirer profit de l’augmentation de la couverture médiatique de l’immigration pour notre analyse. C’est aussi une période où l’on a assisté à une montée des mouvements nationalistes et populistes. La question à propos des attitudes extrêmement négatives envers l’immigration a commencé à devenir très importante dans le débat public à cette époque.
Smith : L’un des défis de l’étude des effets des médias est que les gens choisissent les informations qu’ils regardent. Pourquoi est-ce un problème et comment y remédiez-vous dans cette étude ?
Schneider-Strawczynski : Il y a une littérature qui montre que les individus ont tendance à choisir les médias qui sont conformes à leur propre idéologie. Et nous voyons également cette autosélection transparaitre dans notre étude. Les individus qui sont les plus opposés à l’immigration vont privilégier les chaînes de télévision plus conservatrices, tandis que ceux qui sont plus favorables à l’immigration ont plus de chances de choisir les chaînes de télévision qui sont davantage favorisées par l’intelligentsia, etc. Dans notre étude, notre principal résultat est qu’une plus grande couverture médiatique de l’immigration conduit à une polarisation des attitudes du public vers les extrêmes. Donc, si nous devions simplement examiner l’impact de la couverture globale de l’immigration sur les attitudes des gens, nous pourrions également voir un effet de polarisation comme nous le faisons. Mais cela pourrait simplement être dû au fait que les gens choisissent eux-mêmes des chaînes qui les exposeront à un type spécifique d’informations qui renforceront leur opinion initiale et cela ne démontrerait pas que la couverture médiatique de l’immigration en elle-même entraîne une polarisation. Ainsi, dans notre cas, grâce à la dimension panel de nos données et au fait que nous savons quelle chaîne chaque individu a regardée, nous pouvons contrôler ces chaînes et utiliser des effets fixes qui atténuent ces inquiétudes liées à l'autosélection. Cela signifie que la variation que nous observons provient seulement de la corrélation entre l'attitude d'un individu vis-à-vis de l'immigration et la variation mensuelle de la saillance de l'immigration sur sa chaîne de télévision préférée.
Smith : Pouvez-vous expliquer ce qui est arrivé exactement aux opinions des gens lorsqu'ils ont été exposés à une plus grande couverture de l'immigration ?
Schneider-Strawczynski : Lorsque la couverture médiatique de l’immigration augmente, les individus qui ont initialement des attitudes modérées vont être davantage susceptibles de rapporter des attitudes extrêmement positives ou négatives, en fonction de leur croyance initiale. Ainsi, ceux qui étaient initialement modérément positifs deviennent extrêmement positifs ; ceux qui étaient initialement modérément négatifs deviennent extrêmement négatifs à ce sujet. Et ce n’est pas la couverture médiatique particulière qui génère cela. La polarisation des modérés se produit même lorsqu’ils sont exposés aux mêmes sujets sur un ton neutre de la même chaîne. Ceux qui étaient déjà favorables à l’immigration sont davantage susceptibles de l'être. En termes de mécanisme (c’est-à-dire ce qui explique cette polarisation de modéré à extrême), les preuves empiriques dont nous disposons vont dans le sens d’une interprétation en termes de saillance. Nous comprenons la saillance comme un processus psychologique par lequel l’attention limitée d’un individu est de plus en plus attirée vers un sujet important, ce qui aura pour conséquence que ce sujet sera surpondéré dans ses décisions ultérieures. Ainsi, l’augmentation de la couverture médiatique de l’immigration va augmenter l’importance de ce sujet dans l’esprit des téléspectateurs et ils donneront une plus grande importance au thème de l’immigration lorsqu’ils se feront une opinion, ce qui finira par amplifier leur position initiale de modérée à extrême.
Smith : Si c'est une question de saillance, je me demande à quel point ces effets polarisants sont persistants. Je peux voir des gens oublier un sujet et peut-être redevenir plus modérés. Avez-vous trouvé des preuves le suggérant ?
Schneider-Strawczynski : Nous mesurons l’effet de l’exposition au cours du mois précédent sur les attitudes actuelles, donc je pense que c’est un sujet pour de futurs sujets. Mais les preuves préliminaires dont nous disposons lorsque nous ajoutons des avances et des retards à notre estimation suggèrent que l’effet n’est pas persistant. Cependant, nous pensons qu’il est extrêmement important dans les périodes où la couverture médiatique de l’immigration augmente considérablement, par exemple avant les élections. Si l’augmentation de la couverture médiatique change l’attitude des gens au moment des élections, elle peut avoir des effets assez importants en termes de recommandations politiques. Donc, ce n’est pas la même chose qu’un effet de persuasion : l’effet de saillance peut s’inverser, mais il a son importance selon l’instant où il y a une plus grande couverture médiatique de l’immigration.
Smith : Vos constats suggèrent que même une couverture neutre peut favoriser la polarisation. Quelles conséquences pensez-vous que cela peut avoir pour les médias et la manière dont ils devraient couvrir des sujets controversés ?
Schneider-Strawczynski : Je pense que cela a des implications similaires à celles observées par la littérature sur le fact-checking, qui montre généralement que la vérification des faits réussit à corriger les erreurs et croyances des gens sur l'immigration. Mais en en parlant de nouveau, cela rend le sujet encore plus saillant, ce qui peut finalement renforcer les attitudes initiales. Je pense que cela exige vraiment que les journalistes et les équipes éditoriales réfléchissent soigneusement non seulement à la manière dont ils doivent parler d'un sujet, mais aussi à la question de savoir s'ils doivent ou non en parler, et qu'ils fassent attention à ce que des candidats ou des partis extrêmes ne tentent pas d’orienter l'agenda des médias vers des sujets qui pourraient leur bénéficier.
Cette recommandation politique s’adresse, non seulement aux journalistes, mais aussi aux politiciens. Parce que quelque chose d’intéressant que nous avons vu dans nos données est que ce n’est pas l’extrême droite qui parle le plus d’immigration. C’est généralement le parti au pouvoir et des partis plus modérés. Mais la question est de savoir s’il vaut mieux que les partis conventionnels ne parlent pas de l’immigration dans la mesure où cela pourrait aider les partis extrêmes. Je n’ai pas la réponse à cette question, mais je pense que c’est quelque chose auquel il est important de réfléchir. »
Tyler Smith, « Media salience and polarization », entretien avec Sarah Schneider-Strawczynski, American Economic Association, 19 février 2025. Traduit par Martin Anota
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