« La plupart de mes lecteurs sont probablement profondément préoccupés par la destruction totale de l’USAID. Ils n’ont pas besoin d’être davantage convaincus par des statistiques : 19 millions de vies ont été sauvées grâce au PEPFAR, 434 des 634 soupes populaires de Khartoum devront fermer, 500 millions de dollars d’aide alimentaire pourrissent dans des entrepôts au lieu d’être distribués aux affamés.
Pour tout dire, je suis dévasté.
Ken Opalo, Lauren Gilbert et Kelsey Piper, entre autres, ont déjà fait un excellent travail d'analyse des conséquences humanitaires et en termes de développement de ce démantèlement. La contestation a commencé, tout comme les tentatives visant à atténuer les dégâts.
Bien sûr, il n’y a presque aucun moyen de combler un trou de 72 milliards de dollars et avec toute la force du mouvement Trump-Musk concentrée sur l’USAID, il est clair que le terrain politique autour de l’aide a été fondamentalement modifié. En outre, les mêmes forces qui sont derrière l’arrête du financement de l’USAID vont bientôt se manifester dans d’autres pays riches.
Alors que le choc initial s’est estompé et que les implications à long terme sont devenues claires, j’ai pensé qu’il serait utile, en écrivant ce bref billet, de prendre du recul pour réfléchir à l’aide américaine dans une perspective historique plus large.
Des semaines qui semblent des décennies
Je vais m’inspirer d’Adam Tooze et dire que les dernières semaines représentent une rupture historique avec fondamentalement la totalité de la politique étrangère américaine suite à la Seconde Guerre mondiale.
En regardant les données officielles sur les dépenses de ForeignAssistance.gov, le fait frappant est la remarquable stabilité des dépenses d’aide américaine en termes réels depuis 1945 :
Aide américaine (en milliards de dollars constants de 2023)
Certes, il y a eu des fluctuations, mais regardez l’échelle : pendant la majeure partie du siècle, les obligations d’aide ont oscillé dans une bande comprise entre 40 et 80 milliards de dollars. Chose remarquable, l’année où les États-Unis ont dépensé le plus en dollars pour l’aide a été… 1948.
Alors que le PIB a décuplé, les budgets d’aide américains sont restés pratiquement stables en termes réels, le résultat (peut-on penser) d’un délicat exercice d’équilibre entre le consensus bipartisan parmi les élites et la crainte d’attirer trop d’attention négative. La longévité de ce consensus est en soi remarquable : en 79 ans de données, les présidents républicains ont dépensé en moyenne 34 milliards de dollars par an en aide, tandis que les démocrates en ont dépensé 40. Malgré tous les stéréotypes du libéralisme sans cœur, la plus forte hausse moderne de l’aide étrangère a eu lieu sous le mandat d’un républicain, George W. Bush, qui a lancé le Plan présidentiel d'urgence pour la lutte contre le sida (PEPFAR).
En quelques semaines, cet équilibre politique a été perturbé, je le crains de façon permanente.
Ce que l’aide peut accomplir
Mesurer l'effet empirique de l'aide sur le développement est un véritable casse-tête auquel je ne peux rendre justice dans ce billet. Mais il est utile de se rappeler ce que, dans le meilleur des scénarios, l'aide peut accomplir.
Il y a quelques semaines, j’écrivais à propos des énormes différences dans les conditions de départ entre l’Asie de l’Est nouvellement indépendante et l’Afrique, qui les ont propulsées sur des trajectoires de développement très différentes.
Tout cela reste vrai, mais j’aurais tout aussi bien pu écrire sur le fossé historique entre les flux d’aide qu’ils ont reçus. Au milieu de tous les débats sur la politique industrielle et la culture confucéenne, l’ampleur de l’aide américaine à la Corée du Sud et à Taiwan se perd souvent dans le débat sur ce qui distingue l’Asie de l’Est.
Jusqu’à la fin des années 1970, la Corée du Sud recevait autant d’aide américaine que toute l’Afrique subsaharienne réunie :
Tout comme Taïwan au début des années 1960 :
Aide américaine (en milliards de dollars constants de 2023)
Suis-je en train de suggérer que l’aide américaine a été le principal facteur du miracle est-asiatique ? Non. (Avant de commencer à écrire vos commentaires, lisez le billet du mois dernier.)
Une grande partie de cette aide était militaire et était peu utile pour le développement économique. Si le volume de l’aide américaine était le seul déterminant de la croissance, alors le champion du développement du vingtième siècle aurait été un pays qui n’existe plus aujourd’hui : le Viêt Nam du Sud, qui a absorbé la moitié (20 milliards de dollars) de l’ensemble des dépenses d’aide américaine en 1973.
Mais faites confiance à un expert du sous-champ du développement taïwanais des années 1950 : l’aide américaine a aussi beaucoup aidé. Dans les deux pays, l’aide alimentaire et militaire a soutenu des pays qui n’auraient sinon peut-être pas survécu. À Taïwan, c’est le financement américain du Comité mixte pour la reconstruction rurale qui a permis la fameuse réforme agraire des années 1950 et qui a financé une armée d’agents de vulgarisation agricole qui ont parcouru le pays pour diffuser les meilleures pratiques. (C’est cette dernière, plus que le premier, qui a probablement donné le coup d’envoi du développement agraire de Taïwan.) En Corée du Sud à la fin des années 1960, l’USAID a fourni une assistance technique à l’industrie d’exportation naissante et les contrats d’approvisionnement de l’USAID ont contribué à donné une stimulation cruciale des débouchés pour les entreprises coréennes. (Gardez un œil sur mes travaux en cours avec Nathan Lane, Philipp Barteska et Seung Joo Lee sur ce sujet.)
Tout cela pour dire que les États capables, avec des projets de développement ambitieux, peuvent saisir l’opportunité de se transformer lorsqu’ils sont frappés par un bazooka d’argent.
Un monde sans aide ?
Bien sûr, les États capables d’imiter la Corée du Sud et Taiwan se sont révélés plutôt rares. Des universitaires comme Nicolas van de Walle ont souligné que l’aide peut également favoriser une dépendance malsaine ; selon ses termes, de nombreux États africains vivent dans un état de "crise permanente", où l’aide est suffisamment importante pour remodeler (et déformer) l’économie politique qui l’entoure, mais pas assez pour transformer fondamentalement l’économie des pays.
Les obligations d’aide américaine en Afrique subsaharienne, par exemple, n’ont jamais dépassé les 15 dollars par personne :
Aide américaine par personne en Afrique subsaharienne (en dollars constants de 2023)
Bien sûr, tout cet argent n’a pas été dépensé efficacement. Mais une bonne partie (environ 5 dollars sur ces 15 dollars) a été versée au PEPFAR, l’un des programmes de santé publique les plus efficaces. Et même si l’on investissait cet argent dans les programmes aux plus hauts rendements, les plus efficaces en termes de coûts, 15 dollars ne représentent toujours pas grand-chose, moins de 1 % du PIB par habitant du Kenya, ou probablement moins de 3 % au Malawi. Au début des années 1970, la Corée du Sud recevait environ 180 dollars par habitant en dollars de 2023, soit près de 10 % du PIB par habitant.
La possible fin de l’USAID est un désastre humanitaire et de santé publique, mais elle ne condamne pas définitivement la croissance, en grande partie parce que les flux d’aide étaient bien trop faibles. Pour des gens comme moi qui travaillent sur le développement mondial en Occident, la pilule difficile à avaler est que l’aide n’est pas le développement. Les dirigeants des ONG, les travailleurs humanitaires et les économistes du développement n’ont jamais été les protagonistes ; les acteurs clés sont toujours là, dans leurs pays d’origine, à se priver, à économiser et à se démener, et la tâche qui les attend reste largement inchangée.
Un monde sans aide est plus proche que vous ne le pensez, car nous vivons si près de lui depuis tout ce temps. »
Oliver Kim, « A world without aid? A look at USAID historical data », Global Developments (blog), 12 février 2025. Traduit par Martin Anota
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire