jeudi 20 février 2025

Paix ou partage ?

Les Russes et les Américains parlent de l'Ukraine, sans les Ukrainiens

 

« Demain, en Ukraine, les soldats russes attaqueront les Ukrainiens. Les drones, les bombes et les roquettes russes prendront pour cibles les maisons ukrainiennes. Une guerre d’agression criminelle va se poursuivre. Demain, en Arabie saoudite, des responsables russes discuteront de l'avenir de l'Ukraine avec une poignée d'Américains, délégués par un président qui sympathise avec la vision russe de la guerre. Les Russes auront le luxe de parler de l'Ukraine sans la présence des Ukrainiens. Les gros titres parlent de "négociations de paix" (peace negotiations). Mais que se passe-t-il réellement ? Comment faut-il considérer cette rencontre inhabituelle en Arabie saoudite ? Voici dix suggestions, tirées de mes années de travail sur les relations entre les trois pays et de quelques observations personnelles récentes à la Conférence sur la sécurité qui s’est tenue à Munich.

1. Soyons critiques vis-à-vis des mots utilisés, questionnons le mot "paix". Le terme utilisé dans les médias est "négociations de paix". Les États-Unis et la Russie ne sont pas en guerre. La Russie est en guerre avec l’Ukraine, mais l’Ukraine n’est pas invitée à ces discussions. Les autorités russes, pour leur part, ne parlent généralement pas de paix. Elles présentent les discussions avec les États-Unis comme un coup d’État géopolitique, ce qui n’est pas la même chose. Les plus hauts responsables russes ont déclaré à plusieurs reprises que leurs objectifs derrière la guerre en Ukraine étaient maximalistes, y compris la destruction du pays. Les observateurs informés tiennent généralement pour acquis que la Russie utiliserait un cessez-le-feu pour distraire les États-Unis et l’Europe, démobiliser l’Ukraine et attaquer de nouveau. Ce n’est pas un plan que les Russes cherchent vraiment à cacher. C’est un point simple, mais toujours utile de souligner : il pourrait effectivement y avoir la paix demain en Ukraine, si simplement la Russie retirait sa force d’invasion.

2. Considérons les horribles tactiques de négociation des États-Unis. Elles sont si désastreusement mauvaises qu’elles remettent en question le fait que ces discussions (talks) puissent vraiment être considérées comme des négociations (negociations). Trump et tout le monde autour de lui ne cessent de souligner que les États-Unis sont pressés. Mais aucun négociateur ne dirait cela. Admettre l’urgence permet à l’autre partie de traîner des pieds pour obtenir des concessions. Et celles-ci sont déjà proposées ! Les membres de l’administration Trump et Trump lui-même continuent de concéder des points essentiels à la Russie avant toute négociation réelle et en public (le territoire, l’adhésion à l’OTAN, le calendrier des élections et même l’existence de l’Ukraine), des questions qui sont non seulement essentielles pour l’Ukraine, mais aussi fondamentales pour la souveraineté ukrainienne. La seule façon pour que ce comportement des Américains ait un sens est de considérer qu'ils négocient en tant que Russes. Mais si tout le monde en Arabie saoudite est du même côté, ce ne sont pas des négociations. Il est plus sûr de parler de "discussions".

3. N’oublions pas que le droit et l’éthique font partie de la réalité. Les États-Unis ont choisi de négocier avec les agresseurs (le président de la Fédération de Russie a été inculpé pour crimes de guerre) plutôt que de soutenir les victimes. En tendant la main à Vladimir Poutine, Donald Trump a mis fin à l’isolement international du dirigeant russe. En parlant de Poutine comme d’un homme qui veut la paix plutôt que comme l’agresseur de la guerre la plus sanglante depuis 1945 ou comme d’un homme inculpé de crimes de guerre, Trump cherche à laver la souillure morale de celui qui a violé les lois internationales les plus fondamentales en envahissant un autre pays. Même si les discussions n’ont pas d’autres conséquences, la réhabilitation de Poutine par Trump est significative pour la Russie.

4. Soulignons l’absence de l’Ukraine. C’est un truisme de l’histoire internationale, aussi bien que du simple bon sens, que si vous n’êtes pas assis à la table, c’est que vous êtes au menu. Les discussions avec la Russie sur l’Ukraine sans l’Ukraine créent une situation structurelle dans laquelle les intérêts basiques de l’Ukraine et des Ukrainiens ne peuvent être représentés. Aucune analogie historique n’est parfaite bien sûr, mais les accords de Munich de 1938 et le pacte Molotov-Ribbentrop de 1939 sont des précédents d’un tel traitement en Europe. On peut trouver d’autres exemples dans l’histoire du colonialisme.

5. N'oublions pas que l’Ukraine est un État souverain et la victime de la guerre. La combinaison de faste et de mystère qui entoure de telles discussions élève leurs participants au rang d’acteurs centraux de l’histoire. Si la narration des sommets est faite sans soin, elle peut donner l’impression que la Russie et les États-Unis ont en quelque sorte l’autorité de décider de l’avenir de l’Ukraine. Il est très possible qu’ils essaient de forcer l’Ukraine à faire des choses, en utilisant la coercition ou le chantage, et il faut bien préciser que c’est ce qui est implicite dans tout accord sur l’Ukraine sans l’Ukraine. Aucun accord entre la Russie et les États-Unis n’a d’application légale à l’Ukraine. Il est certainement utile de savoir et de mentionner que l’Ukraine a patiemment construit un consensus autour de sa propre formule de paix. Il est utile de la revoir, ne serait-ce que pour connaître les problèmes de base.

6. Considérons ce que nous savons à propos du pouvoir. Dans une guerre, il y a des gagnants et des perdants. Les agresseurs font la paix quand il leur semble que leur agression n’est plus dans leur intérêt. Parler est alors accessoire. Il est plutôt surprenant d’entendre les gens de Trump, qui parlent tant de force, ne cesser de répéter […] que tout ce dont nous avons vraiment besoin pour la paix, c’est de nous réunir et de parler. Si l’administration Trump était sérieuse à l’idée de parvenir rapidement à la paix, elle ferait pression sur la Russie et accélérerait son soutien à l’Ukraine. Comme elle ne fait aucune de ces choses, soit elle ne comprend pas le pouvoir, soit elle ne recherche pas la paix.

7. Résistons à la propagande russe. Pour la Russie, ces discussions sont une occasion de la diffuser. Les propagandistes russes auront des choses à dire sur la légitimité de l’État ukrainien, les grandes lignes de l’histoire ukrainienne, les personnes qui gouvernent l’Ukraine, et ainsi de suite. Ces discussions seront pour eux l’occasion d’essayer d’amener les journalistes internationaux à répéter ces propos.

8. Soyons également critique vis-à-vis de la propagande américaine. Les Russes ont aimé répandre des histoires de prétendu gaspillage en Ukraine. Les partisans de Trump trouvent leur utilité à le faire. Cela colle à leur sentiment d’injustice, qui est l’approche qu’ils abordent pour aborder chaque sujet. Les partisans de Trump se focalisent sur l’idée de "récupérer les coûts" de l’aide américaine à l’Ukraine. Ce n’est pas sérieux et c’est trompeur. Le principal problème budgétaire des États-Unis est que les riches ne paient pas leur part d’impôts. Tous les discours de cette administration dominée par des milliardaires sur la récupération des coûts sont douteux pour cette seule raison. L’essentiel de la contribution militaire américaine à l’Ukraine reste aux États-Unis, permettant aux usines de tourner et de payer des travailleurs américains. En général, les armes que les États-Unis ont envoyées en Ukraine étaient obsolètes et auraient été détruites, aux frais du contribuable américain, sans jamais être utilisées. Les États-Unis ont moins contribué à l’Ukraine que l’Europe. En pourcentage du PIB, les États-Unis sont très, très en retard par rapport aux pays que les partisans de Trump critiquent sans cesse. Le coût réel pour les Européens a en fait été bien plus élevé, car les sanctions contre la Russie ont eu bien plus d’impact sur les économies européennes que sur l’économie américaine. L’essentiel des coûts de la guerre en Ukraine a été supporté par les Ukrainiens, non seulement avec des pertes économiques énormes, mais aussi avec millions de migrants forcés, avec des centaines de milliers de blessés et avec des dizaines de milliers de vies perdues. En résistant à la Russie, l’Ukraine a également apporté d’énormes bénéfices économiques et en termes de sécurité aux États-Unis. Ce que les États-Unis ont appris des Ukrainiens sur la guerre moderne (et ce n’est là qu’un des nombreux bénéfices) justifie amplement les coûts, même en termes de sécurité les plus étroits.

9. Évaluons les vulnérabilités de Trump. Depuis des décennies, Trump a tendance à répéter ce qu’on dit les dirigeants soviétiques, puis les dirigeants russes. Il parle régulièrement à Poutine et lui a exprimé sa fascination pour lui. Il répète les arguments russes sur la guerre. L’idée que la guerre coûte cher aux États-Unis est un point sur lequel les propagandes poutinienne et trumpiste se rejoignent et semble viser l’obsession de Trump qu’il se fait arnaquer. L’Ukraine, bien sûr, est la partie qui a subi les coûts économiques. Mais redéfinir la guerre comme une opportunité pour les États-Unis de gagner de l’argent semble conçu pour manipuler Trump.

10. Réfléchissons au colonialisme. La guerre de la Russie contre l’Ukraine a été clairement coloniale, dans tous les sens du terme. Moscou nie que l’Ukraine soit un État, que les Ukrainiens soient un peuple, que leurs dirigeants élus soient légitimes. Une guerre masquée par une telle idéologie coloniale permet l’exploitation des ressources ukrainiennes volées, et ce jusqu’aux enfants enlevés. Ces dernières semaines, les Américains ont commencé à parler avec beaucoup d’intérêt des ressources minérales de l’Ukraine. A la Conférence sur la sécurité qui s’est tenue à Munich, les Américains ont demandé au président ukrainien de concéder à jamais la moitié des richesses minérales de son pays en échange d’une tape sur la tête aujourd’hui. Il se pourrait bien que les États-Unis aient l’intention d’utiliser la menace de violences russes pour s’emparer des richesses ukrainiennes ("nous pourrions arrêter la guerre, mais nous avons d’abord besoin de vos ressources"). Un racket de protection, en d’autres termes.

Donc : en reprenant la notion de "négociations de paix", ne contribuons-nous pas à une farce ? Les faits notés ci-dessus permettent de faire émerger trois scénarios possibles des discussions russo-américains. Premièrement, les Américains souhaitent sincèrement la paix mais sont juste étonnamment incompétents. Deuxièmement, cette incompétence est délibérée : le jeu est truqué pour générer un accord entre la Russie et les États-Unis qui est inacceptable pour l’Ukraine. Troisièmement, Poutine et Trump ont déjà élaboré des plans communs pour la domination coloniale de l’Ukraine et les discussions ne servent qu’à les couvrir. »

Timothy Snyder, « Peace or partition? », 17 février 2025. Traduit par Martin Anota

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