vendredi 21 février 2025

« Récupérer les coûts » : le sadisme de la politique américaine à l’égard de l’Ukraine

« L’un des principes de la politique étrangère américaine à l’égard de l’Ukraine aujourd’hui est celui du grief. Comme le président, le vice-président et le conseiller à la sécurité nationale des États-Unis l’ont régulièrement répété, l’Ukraine, la victime d’une invasion russe criminelle à grande échelle, doit "récupérer les coûts" auprès du contribuable américain pour l’aide reçue sous l’administration Biden. Il est utile d’examiner patiemment cette proposition. Elle en dit peu sur l’Ukraine, mais beaucoup sur l’Amérique en février 2025.

1. L’exigence américaine est d’une échelle extraordinaire. A Kiev et de nouveau à Munich, les Américains ont proposé que l’Ukraine concède la moitié des profits de ses droits miniers à perpétuité et de ses autres ressources nationales et de ses ports à perpétuité avec un lien sur tout ce qui est important, avec comme contrepartie essentiellement rien. Ce n’est pas vraiment une proposition monétaire, encore moins d’un "accord", mais plutôt une demande que l’Ukraine devienne une colonie américaine permanente. Cela reviendrait à un chantage rendu possible par l’invasion russe en cours. En fait, les Etats-Unis demandent à l’Ukraine de leur céder ses ressources aux Etats-Unis, sous la menace que l’aide américaine serait sinon retirée et ces ressources récupérées par la Russie.

2. L’Ukraine est actuellement attaquée par la Fédération de Russie, qui a envahi son sud et son sud-est en 2014, puis a commencé une invasion complète en 2022. Ces trois dernières années, l’Ukraine a résisté à la plus grande offensive de l’histoire contemporaine. Les exigences américaines reviennent à des réparations de guerre extrêmement lourdes pour l’Ukraine, bien plus lourdes que celles exigées (par exemple) de l’Allemagne après chacune des deux guerres mondiales. Mais cette exigence est dirigée contre l’Ukraine et l’Ukraine n’est pas l’agresseur. La Russie est l’agresseur. L’Ukraine est la victime. Jusqu’à présent, la discussion aux États-Unis et ailleurs portait sur les réparations que la Russie, en tant qu’État agresseur, devrait payer. Ce serait la discussion normale au regard de l’histoire. Ce serait également une discussion normale d’un point de vue stratégique, dans la mesure où elle augmente les coûts de la guerre pour l’agresseur actuel et pour les futurs agresseurs.

3. Exiger de l’Ukraine qu’elle verse une énorme somme aux États-Unis est contraire à toute logique de fin de guerre. Pour que la guerre prenne fin, l’agresseur, en l’occurrence la Russie, doit être affaibli et le défenseur, en l’occurrence l’Ukraine, être renforcé. Si les États-Unis exigent le cœur de l’économie ukrainienne au cours de la guerre, c’est le contraire : l’Ukraine en serait affaiblie et la Russie en serait renforcée. Cela aggrave et prolonge la guerre actuelle et rendrait plus probable une guerre plus large.

4. Même si on considère la demande américaine autrement que comme du colonialisme, des réparations de guerre inversées ou d’une intervention belliciste pro-russe, même si on la considère comme un remboursement de l’aide américaine, cela serait contraire à la pratique habituelle. Lorsqu’un pays choisit d’aider un autre pays, il est entendu que cela est fondé sur les intérêts du premier pays. En tout cas, on ne peut pas fournir une aide et prétendre ensuite qu’il s’agit d’un prêt qui doit être remboursé.

5. Le prix que les Américains utilisent pour caractériser ce qui leur est dû (500 milliards de dollars) est à la fois trop bas et trop élevé. Il est bien moindre que la valeur de la revendication perpétuelle sur les ressources ukrainiennes qu’ils font à présent. Et c’est bien plus que ce que les États-Unis ont donné à l’Ukraine. Les États-Unis ont engagé, au cours de ces trois dernières années, environ 66 milliards de dollars dans l’aide humanitaire et environ 119 milliards de dollars dans l’aide militaire. Ce deuxième chiffre doit être examiné de façon critique. La majeure partie de cet argent est restée aux États-Unis, finançant des usines américaines en Amérique et payant des travailleurs américains. Le reste n’était généralement pas du tout de l’argent, mais des armes, auxquelles a été attribué un montant en dollars à des fins comptables. La plupart des armes qui ont été envoyées en Ukraine étaient obsolètes et n’auraient jamais été utilisées par les États-Unis dans un conflit. Si elles n’avaient pas été envoyées, elles auraient été démantelées et jetées, aux frais du contribuable américain. Même si nous prenons le prix officiel américain, nous parlons de 185 milliards de dollars, non de 500 milliards de dollars. Et le vrai chiffre serait probablement plus proche d’un total de 100 milliards de dollars, répartis sur trois ans.

6. Il est important de garder ces chiffres en perspective. 185 ou 100 milliards de dollars, c’est beaucoup d’argent. Mais pour trois années de la plus grande guerre menée depuis 1945, ce n’est pas une somme énorme. C’est bien moins que ce que les Ukrainiens ont payé. C’est nettement moins que ce que les Européens ont accordé à l’Ukraine (et ils n’exigent évidemment pas qu’elle leur soit remboursée). Cela représente environ cinq cents sur un dollar du ministère de la Défense (et c’est de loin les cinq cents les plus performants sur un dollar du ministère de la Défense). C’est environ un cent sur un dollar du budget américain. Les coûts de la guerre en Irak pour les États-Unis ont été au moins vingt fois plus élevés. Le montant de l’aide américaine à l’Ukraine, un pays de quarante millions d’habitants qui se bat à lui seul dans la plus grande guerre depuis 1945, représente moins de la moitié de la richesse personnelle d’un seul contribuable américain, Elon Musk. En fait, l’augmentation de la richesse d’Elon Musk depuis l’élection de Trump à la présidence il y a trois mois est supérieure à toute l’aide américaine accordée à l’Ukraine au cours des trois dernières années. Elon Musk pourrait payer personnellement une part annuelle de l’aide américaine à l’Ukraine et rester l’homme le plus riche du monde. Comme le suggèrent ces diverses comparaisons, les États-Unis sont une gigantesque économie avec un budget gouvernemental colossal. Nous pouvons être généreux et faire une différence positive décisive dans l’histoire du monde à un coût que nous ne remarquons même pas.

7. Il était raisonnable de la part de l’administration Biden et des démocrates et républicains au Congrès ces trois dernières années de croire que l’aide à l’Ukraine servait les intérêts américains, peu importe l’interprétation de ces intérêts. Aucun soldat américain n’a combattu dans une guerre de cette échelle contre un ennemi de ce type. Les Ukrainiens ont beaucoup appris aux Américains sur la manière dont se déroule la guerre moderne. Et les Ukrainiens ont utilisé les systèmes d’armement américains à des fins plus grandes et différentes que celles de leur conception originale. Plutôt que de rester sur des étagères dans des entrepôts américains et d’être jetés, ces systèmes d’armement ont subi un audit sur le champ de bataille, générant des informations extrêmement précieuses pour les Américains. Les Ukrainiens ont également développé leurs propres systèmes d’armement, des éléments qui n’existent pas aux États-Unis, mais qui seraient partagés à l’avenir (en supposant la victoire ukrainienne et une alliance avec les États-Unis). Même en termes militaires les plus étroits, l’investissement en Ukraine a plus que récupéré ses coûts.

8. Les gains économiques et en termes de sécurité que les États-Unis ont tirés de leur investissement en Ukraine, néanmoins, ont été bien plus vastes. L’Ukraine a maintenu le conflit au niveau local, empêchant ainsi une instabilité économique mondiale et des pertes financières qui auraient été incalculablement plus importantes que les sommes évoquées ici. La résistance ukrainienne à la Russie, survenue à la fin de la pandémie de Covid-19, était l’une des conditions préalables à la reprise économique mondiale. Les Ukrainiens ont essentiellement rempli l’intégralité de la mission de l’OTAN, absorbant à eux seuls la force de toute l’armée russe, épargnant aux autres, notamment aux États-Unis, les coûts bien plus élevés d’une guerre plus générale. En repoussant la Russie, les Ukrainiens ont également dissuadé l’agression chinoise dans le Pacifique, en démontrant à quel point les opérations offensives peuvent être coûteuses et difficiles. Jusqu’en 2022, c’était le scénario le plus redouté pour une guerre mondiale, dont les coûts, en termes humains et financiers, auraient été d’un ordre de grandeur supérieur à celui de l’aide américaine donnée à l’Ukraine. Si les États-Unis poursuivent leur politique d’affaiblissement de l’Ukraine et de renforcement de la Russie, tous ces coûts, bien plus élevés que ceux de l’aide à l’Ukraine, devront être payés par les Américains.

9. Il est moralement grotesque, durant cette guerre, de faire passer en premier les griefs imaginaires des Américains. Le contribuable américain a extrêmement aidé l’Ukraine et a toutes les raisons d’en être fier. Une aide très modeste a changé l’histoire du monde. Les Américains ont toutes les raisons d’être fiers de l’aide humanitaire qui a permis aux Ukrainiens de vivre et de se reconstruire et d’être fiers des performances de leurs systèmes d’armement et de la différence significative qu’ils ont apportée dans cette guerre. Les Ukrainiens sont reconnaissants et leurs responsables reconnaissent toujours publiquement la valeur de l’aide américaine ; en Ukraine, les civils applaudissent quand ils reçoivent ce qu’ils pensent être un système américain. Mais les coûts de cette guerre pour les Américains n’ont été que financiers et ces coûts ont déjà été récupérés mille fois en termes de stabilité économique et de sécurité nationale. Les coûts de la guerre pour les Ukrainiens, néanmoins, sont d’une nature complètement différente. Ils ont perdu des dizaines de milliers d’enfants, kidnappés par la Russie. Des centaines de milliers de soldats ukrainiens ont été blessés. Des dizaines de milliers ont été tués. Des personnes dans les territoires occupés sont torturées. Des villes ont été totalement détruites. Et pourtant, les Ukrainiens reconstruisent. Et ils luttent, du mieux qu’ils le peuvent, contre des obstacles jugés insurmontables. Les Ukrainiens reconstruisent, comme je l’ai moi-même vu au cours de mes cinq voyages dans le pays depuis le début de l’invasion à grande échelle. Ils assument leurs responsabilités dans une situation impossible. Pour cela, ils méritent notre respect et notre soutien.

10. Je crains que toute cette histoire de "coûts" soit une opération d’information soigneusement conçue. C’est un fait largement connu et exploité que Donald Trump a peur de se faire "arnaquer". Cette vulnérabilité connue est visible lorsqu’il parle de l’Ukraine avec un sentiment de rancune personnelle ou avec une autre émotion intense. Cette faiblesse est, on doit le craindre, exploitée par Poutine et d’autres qui désirent orienter la politique américaine. Malheureusement, dans un système oligarchique où les émotions peuvent avoir un effet décisif sur la politique, cette approche a été très efficace. Il est possible que Trump ait aussi été convaincu, dans un sens plus large, que l’Ukraine n’est qu’un territoire colonial vulnérable qui peut être morcelé, comme dans le cas du redécoupage d’une parcelle de propriété lors d’une transaction immobilière. La tentative de diriger le monde de cette façon, même si elle peut coller à la vision du monde de Trump, conduira à une puissance américaine globalement bien moindre. Si cela conduit à une victoire russe dans la guerre d’agression contre l’Ukraine, ce sera un moment de faiblesse historique indélébilement attaché à Trump et à d’autres poursuivant l’actuelle politique de sadisme en temps de guerre contre un allié loyal et important. »

Timothy Snyder, « "Recoup the costs" », 21 février 2025. Traduit par Martin Anota

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire