lundi 24 février 2025

La réalité de l'Ukraine

« Le clivage aujourd’hui en politique est entre l’irréalité et la réalité. Ceux qui cherchent à dominer le monde brouillent l’expérience humaine et salissent la mémoire, rendant la coopération et l’amitié risibles et impensables. Plutôt que des possesseurs de vérités, nous sommes censés servir de nœuds solitaires dans un réseau de pouvoir.

L'Ukraine résiste à une guerre d’irréalité. Pour envahir l’Ukraine, Poutine part du postulat que l'Ukraine n'existe pas. Il n'y a pas d'État, pas de nation. L'Ukraine n'est qu'un malentendu qui peut être corrigé par la violence et la propagande. Et donc le pays devait être occupé, les enfants devaient être rééduqués et tous ceux qui avaient un quelconque engagement politique devaient être assassinés.

Les mensonges russes donnés aux étrangers renvoient à ce postulat de non-existence. Les Ukrainiens veulent être russes, car ils n’existent pas. Le gouvernement ukrainien est illégitime, car il n’y a pas de nation ukrainienne qui aurait pu l’élire. Nous qualifierons le gouvernement ukrainien ou les Ukrainiens de "nazis", non pas parce que cela a un quelconque fondement dans la réalité, mais parce que cela offre une justification pour les éliminer. Nous prétendrons que l’Ukraine est un élément d’un complot ; si ce dernier est réel, l’Ukraine ne l’est pas.

L’affirmation selon laquelle la Russie a dû envahir l’Ukraine à cause de l’OTAN revient aussi à l’idée que l’Ukraine n’existe pas. L’histoire commence avec le postulat que seule l’OTAN a de l’agentivité, que seule l’OTAN peut agir. La Russie est par conséquent irréprochable dans ses actions, quelles qu’elles soient, et l’Ukraine n’est qu’un pion. Dans ce récit, le problème est que l’OTAN allait "s’élargir" ou "s’étendre" sans fin. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé. L’OTAN n’était pas un enjeu politique ukrainien avant 2014. L’Ukraine n’aurait pas pu rejoindre l’OTAN en raison des accords militaires avec la Russie qui rendaient cette adhésion impossible. En tout cas, en 2014, la Russie a envahi l’Ukraine. Ce n’est qu’alors que les Ukrainiens ont, de manière assez sensée, décidé que ce serait une bonne idée de rejoindre l’OTAN.

Vladimir Poutine ne nous donne aucune raison de croire qu’il craint une invasion de l’OTAN. Si les dirigeants russes craignaient une telle éventualité, la dernière chose qu’ils auraient faite aurait été de lancer une invasion à grande échelle de l’Ukraine, comme ils l’ont fait en 2022. Cela amènerait à sacrifier la majeure partie de leur armée dans un pays qui n’est pas membre de l’OTAN. Si les Russes craignaient une invasion de l’OTAN, ils n’auraient pas créé une situation dans laquelle la Finlande et la Suède rejoindraient l’OTAN, ce qu’ils ont fait. En envahissant l’Ukraine, la Russie a créé une nouvelle et très longue frontière avec l’OTAN, sa frontière avec la Finlande. Mais comme la Russie ne craint pas une invasion de l’OTAN, elle n’a pas besoin de surveiller sérieusement cette frontière et elle ne le fait pas. Elle jette tout ce qu’elle a sur l’Ukraine, parce qu’elle envahit l’Ukraine pour des raisons qui lui sont propres.

D’ailleurs, vous souvenez-vous que la Russie a envahi l’Ukraine en 2014 ? Cette invasion a été un triomphe gigantesque pour l’irréalité. Un événement très simple, l’invasion d’un pays par un autre, a été couvert par l’application des techniques des médias sociaux. Dans un acte pionnier de politique de l’irréalité, les Russes ont ciblé les vulnérabilités des Occidentaux avec des messages qui feraient écho à leurs croyances et les ont ainsi démobilisés, voire amenés à se ranger du côté de la Russie. On a dit à l’extrême droite que l’Ukraine faisait partie d’un complot juif. On a dit à l’extrême gauche que les Ukrainiens étaient des nazis. Tous ces messages étaient différentes façons de dire que l’Ukraine n’était pas réelle. Et on a dit à tout le monde que l’Ukraine n’avait pas d’histoire, pas de culture, pas de langue, et ainsi de suite.

Les Russes ont remporté une véritable victoire en 2014 : même si nous n’acceptons pas les détails de leur propagande, beaucoup d’entre nous ont encore du mal à comprendre la séquence fondamentale des événements : la Russie a envahi l’Ukraine en 2014, puis l’OTAN est devenue populaire en Ukraine. La Russie a annulé les accords militaires en envahissant le pays. Lorsque nous parlons d’"élargissement de l’OTAN" ou d’"expansion de l’OTAN", nous acceptons une histoire dans laquelle la Russie n’a rien fait de mal. Mais plus insidieusement, nous acceptons le postulat selon lequel les Ukrainiens ne figurent pas dans l’histoire. Nous oublions de prendre en compte ce qui leur est arrivé en 2014, une invasion de leur pays par la Russie et pourquoi il était sensé pour eux de réagir comme ils l’ont fait.

Les attaques du Kremlin et de ses alliés contre le président Volodymyr Zelensky remontent à la même irréalité. L’idée qu’il n’est pas un président légitime n’a aucun fondement dans la réalité politique ou constitutionnelle de l’Ukraine. Elle renvoie aux mêmes mensonges de base, qui reposent sur le même postulat selon lequel l’Ukraine n’existe pas. Il ne peut pas être président parce qu’il est "nazi", une absurdité que le Kremlin, le véritable centre mondial du fascisme, ne cesse de répéter. Il ne peut pas non plus être président parce qu’il est juif. Et ici, l’antisémitisme russe n’est que trop réel, tout comme l’est l’antisémitisme de bon nombre de personnes qui remettent en question le statut de Zelensky.

Ce que le Kremlin craignait en 2014, quand la Russie envahissait l’Ukraine pour la première fois, et ce qu’il craignait en 2022, quand il lança l’invasion à grande échelle, c’était une politique basée sur la réalité. Alors qu’en Russie, Poutine était capable de contrôler l’environnement informationnel, personne n’était à même de le faire en Ukraine. Alors qu’en Russie, les élections étaient truquées après 1996 (en comptant généreusement), en Ukraine elles étaient concurrentielles et même imprévisibles. En Ukraine, les gens ont montré une tendance inquiétante (pour le Kremlin) à agir selon leur propre sens de ce qui était important et même à risquer leur vie pour cela.

Les affirmations sur l’irréalité de l’Ukraine sont monotones et sans relief. Les Ukrainiens sont juste des Russes qui ne le savent pas. Ils sont juste un élément d’une conspiration plus vaste. Ils sont juste des objets sur un échiquier stratégique entre la Russie et l’Amérique. Rien de tout cela n’est vrai, rien de tout cela n’est réel. Il y a là beaucoup de contradictoires. Mais cela n’a pas besoin d’avoir de sens, car ses sources ne sont pas la raison mais le conformisme et la douleur. Un côté de l’irréalité est le spectacle : les médias sociaux, la télévision, la coopération des milliardaires fascistes. L’autre côté est la violence : dans le cas de l’Ukraine, une armée d’invasion, des exécutions, des chambres de torture, des centres de rééducation pour enfants kidnappés.

La réalité de la résistance ukrainienne, en revanche, est rude et humaine. Il y a un président populaire qui était novice en politique. Il y a un État qui continue de fonctionner. Il y a une société civile expérimentée, formée à la protestation, qui met ses compétences et sa confiance au service de nouvelles tâches. Il y a un impressionnant secteur technologique, qui a devancé les Russes dans de nouvelles façons de faire la guerre. Il y a une coopération entre tous ces groupes. Elle n’est pas toujours facile et elle n’est pas sans émotions intenses. Mais elle est réelle, dans le sens où elle vient de vérités humaines et d’engagements humains. Et c’est le problème pour Poutine. Prétendre que l’Ukraine n’existe pas revient en réalité à prétendre que rien de tel ne devrait jamais exister.

Les Ukrainiens combattent depuis trois ans, donnant bien plus de preuves de leur réalité que quiconque ne devrait le faire. Quand nous considérons ces trois années de guerre atroce, nous pouvons aussi nous demander pourquoi les gens prennent parti comme ils le font. Le problème va bien au-delà de l'Ukraine et de la Russie. Les mensonges spécifiques de la Russie fonctionnent dans l'esprit des gens qui adoptent l'approche générale du Kremlin.

Il n’est pas nécessaire d’être russe pour prendre parti pour l’irréalité, pour adopter la vision que la force fait loi, que les faits et les valeurs n’existent pas, que quiconque qui n’est pas d’accord avec nous doit être humilié, que la démocratie est un simulacre. Et il n’est pas nécessaire d’être ukrainien pour prendre parti pour la réalité, pour croire que certaines choses sont vraies, que certaines choses méritent qu’on s’en préoccupe, que ceux d’entre nous qui sont d’accord avec cela peuvent travailler ensemble et devenir amis et qu’il peut y avoir une meilleure forme de politique. »

Timothy Snyder, « The Reality of Ukraine. A larger meaning of the largest contemporary war », 24 février 2025. Traduit par Martin Anota

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