vendredi 21 février 2025

Quand Trump rencontre Minsky

« Parfois (en fait, assez souvent), on dirait que l’administration Musk/Trump tente de saper les politiques gouvernementales efficaces précisément parce qu’elles ont été efficaces.

Il est difficile, par exemple, de voir quels intérêts Trump sert en essayant de tuer la tarification de la congestion de New York, qui montre déjà des clairs résultats positifs, notamment une baisse notable des accidents de la route. […]

Ce comportement peut en partie refléter l'insistance de la droite, remontant à Reagan, selon laquelle le gouvernement ne peut jamais être une force du bien, une doctrine que la droite essaye de valider lorsqu'elle est au pouvoir. Cela peut aussi refléter en partie la jalousie : Trump, et seulement Trump, a le droit de connaître des succès politiques.

Mais cela fait aussi sûrement partie des efforts pour inonder la zone, c’est-à-dire faire tellement de mauvaises choses en même temps qu’il est difficile de se concentrer sur une seule d’entre elles. Et je suis désolé de dire que cette stratégie fonctionne souvent. Dans une semaine au cours de laquelle Trump s’est fermement allié à l’agression russe tout en affirmant à tort que des millions de morts bénéficient de la Sécurité sociale, combien de personnes ont remarqué le décret exécutif de mardi qui semble être un effort visant à priver la Réserve fédérale de sa capacité à superviser et à réguler Wall Street ?

C’est pourtant un point important. L’administration Musk/Trump a affaibli la réglementation financière dans son ensemble. Le Bureau de protection financière des consommateurs, qui vise à protéger les Américains contre la fraude, a été fermé. Toutes les agences qui essayent de superviser et de réguler les institutions financières, autres que la Fed, sont désormais dirigées par des personnes hostiles à l’idée même de réglementation. Les cryptomonnaies, qui sont en proie à la fraude et aux escroqueries (en fait, elles-mêmes pourraient bien être une escroquerie), sont désormais activement promues par le pouvoir exécutif.

Et tout cela ne pourrait pas arriver à un pire moment. Trump pourrait bien poser les graines de la prochaine crise financière.

Les économistes savent depuis longtemps (depuis plus de 250 ans) que les institutions financières doivent être régulées. Les libertariens invoquent souvent La Richesse des nations d’Adam Smith pour préconiser des politiques économiques de laissez-faire. Mais même Smith, qui avait été témoin de la panique de 1772 qui a frappé l’Écosse, Londres et Amsterdam (sans doute la première crise bancaire moderne) a appelé à de significatives restrictions sur les banques.

Le système financier du vingt-et-unième siècle est, bien sûr, bien plus complexe que celui du dix-huitième siècle, bien qu’il y ait quelques échos. Notamment, les "stablecoins", des cryptoactifs qui peuvent être échangés à volonté contre de vrais dollars, ressemblent beaucoup aux billets émis par des banques privées aux dix-huitième et dix-neuvième siècles, que l’on pouvait supposément échanger à volonté contre des pièces d’or et d’argent. La principale différence est que, si les billets de banque étaient clairement utiles pour les affaires légitimes, les cryptomonnaies ne semblent toujours pas avoir d’autre cas d’utilisation réel que le blanchiment d’argent.

Ai-je mentionné que Howard Lutnick est désormais secrétaire au Commerce ? Lutnick a eu des liens financiers étroits avec Tether, que Bloomberg décrit comme "le stablecoin utilisé par les trafiquants de drogue, les terroristes et les escrocs pour déplacer de l'argent à travers le monde". 

Au-delà des cryptomonnaies, la complexité de la finance moderne rend l’évaluation des risques bancaires encore plus difficile pour les consommateurs et les investisseurs financiers, donc nous avons besoin d’une régulation financière efficace pour éviter ou au moins limiter les crises financières.

Pourtant, l'administration Musk/Trump cherche à assouplir, voire à éviscérer, la réglementation financière. Et elle le fait à un moment particulièrement dangereux.

Dans le sillage de la crise financière de 2008, je suis devenu, comme de nombreux économistes, fan de "l’hypothèse d’instabilité financière" de Hyman Minsky. À une époque où de nombreux économistes affirmaient que les marchés financiers étaient généralement efficients dans le sens où les prix d’actifs reflètent la meilleure information disponible, Minsky affirmait au contraire qu’ils étaient guidés par des cycles de cupidité et de peur. Un cycle de Minsky ressemble à ceci :

Dans le sillage d’une crise financière, les investisseurs financiers sont bien conscients que les marchés peuvent aussi bien baisser que monter. Ils sont prudents lorsqu’il s’agit de prendre des risques et surtout lorsqu’il s’agit d’utiliser le levier, c’est-à-dire d’investir en empruntant. En conséquence de cette prudence, les marchés financiers sont calmes avec relativement peu de crises.

Au fil du temps, les souvenirs des catastrophes passées s’estompent, en partie parce que ceux qui se souviennent des mauvaises choses prennent leur retraite ou passent à autre chose, remplacés par des traders plus jeunes qui n’ont jamais connu de crise majeure. Cela finit par créer des marchés dans lesquels les prix semblent aller dans une seule direction (en l’occurrence à la hausse) et celui qui est le plus enclin à prendre des risques gagne. Même ceux qui en savent intellectuellement plus que les autres se laissent entraîner par la peur de rater quelque chose ("fear of missing out", FOMO).

Cette phase maniaque ne pousse pas seulement de nombreuses personnes à prendre des risques qu’elles ne comprennent pas. Elle crée également ce que le célèbre investisseur James Chanos appelle un "âge d’or de la fraude". […] Lorsqu’il semble que la fortune sourit aux audacieux, les escrocs trouvent facile d’attirer les pigeons, surtout s’ils peuvent fonder leurs promesses sur un récit, par exemple les merveilles de la cryptographie ou le potentiel illimité de l’IA.

Le New York Times a récemment publié un article déchirant sur la façon par laquelle le président d'une banque communautaire d'Elkhart, dans l'Indiana, s'est laissé prendre dans une arnaque aux cryptomonnaies, détruisant ainsi la banque et ce faisant l’épargne de nombreuses personnes. Vous pouvez être sûr que nous entendrons bien d'autres histoires de ce genre une fois que nous aurons atteint la phase finale du cycle, le "moment Minsky", lorsque la hausse des prix d’actifs tirée par l'euphorie cède la place à des ventes en catastrophe alors que les investisseurs très endettés tentent désespérément de récupérer des liquidités.

Quelle est la place des régulateurs dans tout cela ? Ils ne peuvent pas éliminer complètement le cycle de Minsky, qui est profondément enraciné dans la psychologie humaine. Mais ils peuvent l’atténuer et limiter les dégâts lorsque le moment Minsky surviendra. Gary Gorton, de Yale, a montré que les réglementations financières extensives introduites dans les années 1930 ont produit une "période tranquille" de cinquante ans au cours de laquelle les marchés boursiers ont connu plein de hauts et de bas (notamment les "années Go-Go" des années 1960 suivies par un marché très déprimé des années 1970), mais aucune crise bancaire sérieuse n’a eu lieu.

Mais les politiciens sont sujets aux mêmes sautes d’humeur que les investisseurs financiers, si bien qu’ils ont tendance à pousser les régulateurs à assouplir la régulation précisément au moment où ils devraient essayer de freiner l’exubérance irrationnelle. La Fed, qui est quelque peu isolée de la politique et qui a une mémoire institutionnelle relativement longue, mais qui a aussi traditionnellement considéré son rôle comme consistant à retirer le bol de punch au moment où la fête commence vraiment (la citation originelle n’est pas aussi accrocheuse, mais peu importe), a historiquement été la principale exception.

Mais désormais, l’administration Trump veut exclure la Fed de la boucle.

La plupart des observateurs croient que lorsque (et non pas si) les choses vont changer, ce ne sera pas aussi mauvais qu’en 2008. C’est probablement vrai. Les banques et les quasi-banques ne semblent pas aussi exposées qu’elles ne l’étaient à l’époque, donc il pourrait y avoir moins de perturbations du système financier. Mais l’une des leçons que l’on a tirées de 2008 est qu’un système financier toujours changeant crée parfois des risques dont personne n’avait conscience tant que les choses n’avaient pas commencé à s’effondrer.

De plus, une crise n’a pas besoin d’être aussi mauvaise que celle de 2008 pour être vraiment mauvaise.

Et n'oublions pas le fait que si une crise survient dans les prochaines années à venir, c'est l'administration Musk/Trump qui sera en charger de gérer la réponse. […] »

Paul Krugman, « When MAGA meets Minsky », Krugman Wonks Out (blog), 21 février 2025. Traduit par Martin Anota 

 

Aller plus loin…

« Les conséquences économiques du second mandat de Trump » 

« Anatomie des booms du crédit » 

« L'hypothèse d'instabilité financière » 

« Les liens pernicieux entre crédit et récessions » 

« Endettement, déflation et crises financières » 

« Minsky avait raison : la faible volatilité alimente l’instabilité financière » 

« Trop de finance nuit à la croissance » 

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