jeudi 26 juin 2025

Carmen Reinhart sur les crises jumelles, l'avenir du dollar et la dette souveraine

« Carmen Reinhart fait figure d’autorité en ce qui concerne les crises financières qui se sont produites aussi bien dans les économies avancées que dans les économies émergentes, grâce à des travaux pertinents et novateurs comme son ouvrage acclamé de 2009, This Time is Different: Eight Centuries of Financial Folly, coécrit avec Kenneth Rogoff, économiste à l'Université de Harvard. Pourtant, malgré l'influence qu'elle a eue sur la profession, elle n'a été attirée par l'économie que tard dans sa vie.

"Au lycée, j'aurais été choquée si quelqu’un m'avait dit que je deviendrais économiste", a-t-elle dit. "Je voulais étudier la création de mode." Heureusement pour tous ceux qui ont bénéficié de ses travaux au fil des ans, elle a détesté ses cours universitaires de commerce de la mode et s’est laissée séduire par ses cours d'économie. Une fois qu’elle a changé de trajectoire, elle s’est focalisée sur les sujets internationaux. Après avoir obtenu son master à l'Université Columbia, elle a rejoint Bear Stearns en mars 1982. Environ cinq mois plus tard, le Mexique faisait défaut sur sa dette, ce qui a fait plongé de nombreux pays d'Amérique latine et banques américaines dans une crise et renforcé son intérêt pour l'économie internationale. "Mes travaux ont toujours été très influencés par les événements en temps réel", a-t-elle dit.

Elle est devenue économiste en chef de Bear Stearns en 1985 avant de retourner à l'Université Columbia pour finir son doctorat en économie auprès du futur lauréat du prix Nobel Robert Mundell. Elle a ensuite été économiste au FMI jusqu'en 1996, date à laquelle elle a rejoint le corps professoral de l'Université du Maryland. Elle a occupé des postes importants au FMI, à la Banque mondiale et au Congressional Budget Office aux Etats-Unis, entre autres institutions. Depuis 2012, elle est titulaire de la chaire Minos A. Zombanakis du système financier international à la Kennedy School de Harvard. En plus de ses travaux sur les crises financières, elle a étudié les flux internationaux de capitaux, les effets de la dette publique, les coûts des défauts souverains et les systèmes de change, entre autres sujets. […]

Tim Sablik : Vous êtes née à Cuba et avez immigré aux États-Unis avec vos parents à l’âge de 10 ans. Vos expériences d’enfance ont-elles façonné vos intérêts de recherche économique ?

Reinhart : Je pense qu’ils l’ont fait de deux manières.

Ce n'est pas spécifique à la science économique, mais mes expériences m'ont appris l'importance de l'éducation. Je me souviens que mes parents me disaient que l'éducation, c'est ce qu'on emporte avec soi. Nous étions des réfugiés. Mes parents ont dû abandonner tous leurs biens matériels. Nous sommes arrivés aux États-Unis avec seulement trois valises. Leur capital humain était tout ce qu'ils avaient, alors l'importance de l'éducation m'a été inculquée dès mon plus jeune âge.

En ce qui concerne les problèmes économiques que j’ai vus à Cuba (le défaut de paiement, l’effondrement de la monnaie, l’embargo), je n’en avais pas vraiment conscience à l’époque parce que j’étais très jeune, mais avec le recul je pense que cela a certainement joué un rôle dans mon intérêt pour les crises internationales.

Tim Sablik : Est-ce cet intérêt pour les questions internationales qui vous a menée au FMI au début de votre carrière ?

Reinhart : Après avoir terminé mon examen de terrain à Columbia, je me suis convaincu que je pouvais travailler à temps plein dans une société de courtage et rédiger ma thèse. Inutile de préciser que cela n’a pas eu lieu.

Je suis allé à Wall Street en mars 1982 et le Mexique a fait défaut sur sa dette en août. Je me souviens que Paul Volcker [le président de la Fed alors] avait parlé de l'exposition des banques américaines au Mexique et à l'Amérique latine et nous avons tous regardé les dominos commencer à tomber. Cela a renforcé mon intérêt déjà fort pour l'économie internationale. C'étaient des années très volatiles, mais aussi très formatrices.

C'est aussi à cette époque que l'implication du FMI dans les pays en développement et émergents a véritablement commencé. À ses débuts, de nombreux programmes du FMI étaient axés sur les économies avancées comme le Royaume-Uni ou même les États-Unis. Bien sûr, l'Argentine a été l'un des premiers clients du fonds. Mais c'était la première fois que le FMI était confronté à des problèmes de grande ampleur, des crises de balance des paiements et des crises de la dette. Ce n’est pas juste confiné à l'Amérique latine ; les Philippines connaissaient aussi une crise de la dette. J'ai été très intrigué par le travail que faisait le FMI. Alors, après environ quatre ans chez Bear Stearns, je suis retourné faire ma thèse à Columbia. Je l'ai faite en neuf mois, car je savais vraiment sur quoi je voulais écrire.

Mes directeurs de recherche, Bob Mundell et Ron Findlay, voulaient que je m'oriente vers l’université, mais j'étais déterminé à intégrer une institution spécialisée dans les politiques économiques. J'ai choisi le FMI et ce fut une excellente expérience. Être au département de recherche m'offrait la possibilité d’avoir un pied dans la politique économique et dans le champ universitaire. J'ai pu voir ce que l’institution faisait avec ses programmes de prêt dans divers pays. Parallèlement, j'évoluais dans un cadre très universitaire et avoir du temps pour faire de la recherche est précieux à ce stade de sa carrière. J'ai eu la chance d'avoir Guillermo Calvo, qui avait été mon professeur à Columbia, comme conseiller principal dans le département de recherche. Jacob Frenkel était directeur de recherche et économiste en chef et c'était un environnement très favorable [...].

Tim Sablik : Vous avez rédigé l’un de vos articles fondateurs à cette époque, un article coécrit avec Graciela Kaminsky, qui explorait le concept de "crises jumelles" (twin crises), qui fait référence à la tendance des crises bancaires et des crises de change à se produire simultanément et à s’amplifier mutuellement. Ce sujet a suscité un vif intérêt après la crise du peso mexicain du milieu des années 1990 et la crise financière asiatique quelques années plus tard. Les crises jumelles sont-elles limitées aux pays émergents ou une crise similaire pourrait-elle se produire aux États-Unis ?

Reinhart : Les États-Unis ne sont pas un exemple particulièrement bon. Des crises jumelles ont eu lieu dans les économies avancées et certaines ont été incluses dans notre étude, mais ce qui a historiquement distingué les États-Unis, c'est le statut de monnaie de réserve du dollar. On l'a clairement constaté lors de la crise financière mondiale de 2007-2009. Les problèmes des prêts hypothécaires à risque ont commencé à se développer aux États-Unis avant de s'étendre à d'autres pays. Malgré cela, les gens se sont tournés vers le dollar et les bons du Trésor. Vincent [Reinhart] et moi avons écrit un article à l'époque dans lequel nous observions que ce n’est pas souvent que l’on voit des gens se précipiter dans un immeuble en feu ! Mais c'est ce qui se passait.

En ce qui concerne les autres économies avancées, le Royaume-Uni a connu une crise jumelle. La zone euro est beaucoup plus difficile à classer, mais l'euro s'est bel et bien effondré face au dollar au moment de la crise financière mondiale. Il n'est pas vraiment approprié de parler d'une crise jumelle pour l'Irlande, car elle n'a plus sa propre monnaie, contrairement à l'Islande. Il y a eu des crises jumelles en Suède, en Norvège et en Finlande au début des années 1990, qui ont été incluses dans notre étude. Ces pays ont ensuite été considérés comme des modèles pour la gestion d'une crise jumelle. Mais aux États-Unis, les choses s’avèrent très différentes en raison du statut de monnaie de réserve du dollar. Historiquement, lors d'une crise mondiale, on observe une fuite vers le dollar. Je dois dire que nous avons connu des turbulences mondiales ces dernières semaines et que cette fois-ci nous n'avons pas observé de fuite vers le dollar. Donc les choses pourraient être en train de changer, mais cela reste à voir.

Tim Sablik : En ce qui concerne le statut particulier du dollar, dans un article de 2019 du Quarterly Journal of Economics, avec Ethan Ilzetzki et Kenneth Rogoff, vous écriviez que "le dollar reste dominant au vingt-et-unième siècle et, selon certains indicateurs, est même plus central au sein du système monétaire international qu’à l’apogée du système de Bretton Woods". Êtes-vous toujours du même avis ?

Reinhart : C'est une question que j’entends de plus en plus souvent ces derniers temps.

Lorsque l’on parle de la domination du dollar, il est important de rappeler tout d’abord que les banques centrales et les investisseurs n'achètent pas de billets verts, mais qu’ils achètent des bons du Trésor. Et c'est la liquidité inégalée du marché des bons du Trésor qui soutient le rôle du dollar. Ethan, Ken et moi avons rédigé un article complémentaire à l'article que vous avez mentionné, intitulé "Why Is the Euro Punching Below its Weight?". Lors de l'apparition de l'euro, on a cru pendant un temps que, même s'il ne remplacerait pas le dollar, on pourrait se retrouver avec deux monnaies de réserve. Avant la crise financière mondiale, les investisseurs avaient tendance à considérer toutes les dettes publiques européennes (qu'il s'agisse de la dette française, allemande, grecque ou irlandaise) comme des substituts proches. Bien sûr, la crise financière mondiale a complètement détruit cette perception. Les marchés de la dette de la zone euro sont très fragmentés et n'offrent pas la liquidité du marché des bons du Trésor américain. L'euro est une monnaie unifiée, mais il n'y a pas d'unification des actifs sous-jacents qui la soutiennent.

D'autres ont affirmé que le renminbi chinois pourrait être un prétendant pour remplacer le dollar. Je n'ai jamais vraiment envisagé cette possibilité car, comme le disait Rudi Dornbusch, les gens ne vont à une fête que s'ils pensent pouvoir en sortir quand ils le souhaitent. La Chine applique un contrôle des capitaux, ce qui affecte directement la liquidité de son marché obligataire. Comment pourrait-on avoir comme monnaie de réserve un actif sous-jacent que vous ne pouvez pas vendre à l’instant où vous en ressentez le besoin ? Notre argument concernant la prédominance du dollar comme monnaie de réserve dans l'article de 2019 reposait donc sur l'absence d'alternatives.

Passons rapidement à aujourd'hui. Il y a beaucoup d'incertitude économique et politique et, contrairement à d'autres périodes de tensions mondiales, le dollar s'est déprécié plutôt qu'apprécié. Est-ce la fin de l'ère du dollar ? Ne tirons pas de conclusion précipitée. Le dollar a connu de nombreux krachs depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale sans pour autant perdre son statut de monnaie de réserve. L'effondrement du système de Bretton Woods a par exemple entraîné une dépréciation du dollar de plus de 50 % par rapport au deutschemark allemand.

Un autre élément dont certains se sont inquiétés à propos du statut du dollar est le fait que l'accumulation des réserves d'actifs en dollars dans le monde ait ralenti, voire ait commencé à baisser. C'est vrai, mais je pense que c'est exagéré. Si l’on examine le bilan de la Réserve fédérale, le reste du monde a acheté moins de bons du Trésor, mais davantage d’engagements de rachat. Il y a donc eu substitution, mais pas au détriment du dollar. C’est une substitution entre deux actifs en dollars différents.

Cela étant dit, y a--t-il de nouveaux développements qui pourraient permettre à une autre monnaie de concurrencer le dollar ? Je le pense. J'ai mentionné que la zone euro possède des marchés de la dette fragmentés et relativement peu liquides et que le marché allemand, le plus attractif en tant que monnaie de réserve, est petit comparé à celui des États-Unis. Les Allemands n'ont pas émis beaucoup de dette, mais plus récemment, nous avons observé une volonté accrue de l'Allemagne de mettre en place des mesures de relance budgétaire et donc d'en émettre davantage. Nous avons également constaté des efforts pour envisager un instrument de dette commun à la zone euro. Ces deux choses ne se feront pas du jour au lendemain, mais le développement de marchés plus profonds favoriserait la progression de l'euro. Il est toutefois trop tôt pour le dire, et je ne pense pas que nous devrions interpréter les fluctuations de la valeur du dollar comme nous disant nécessairement quelque chose à propos de son avenir en tant que monnaie d'ancrage.

Tim Sablik : Les États-Unis et de nombreux autres pays ont contracté une dette importante en réponse à la pandémie de Covid-19. Vous êtes devenu économiste en chef de la Banque mondiale en juin 2020, en pleine crise. Que pensez-vous des politiques budgétaires et monétaires mises en œuvre pour faire face à la pandémie ? Quels enseignements les décideurs politiques devraient-ils tirer de cet épisode ?

Reinhart : Lorsque Ken et moi avons écrit This Time is Different, nous nous sommes focalisés sur les histoires d’un large éventail de crises économiques : crises bancaires, crises de la dette souveraine, krachs de change, inflation, etc. Mais une crise sanitaire ? Il faut remonter à l’épidémie de grippe de 1918. Ce n’était pas le type de crise qui correspondait au schéma décrit dans le livre : une période d’endettement accru conduisant à des bulles spéculatives sur les actifs, puis à un krach. J’ai donc fait partie de ceux qui, pendant la pandémie de Covid-19, ont affirmé que cette fois-ci, c’était vraiment différent ! Ce n’était pas le moment de s’inquiéter de l’accumulation de dettes.

Nous avons fait face à un choc mondial massif qui a entraîné la baisse la plus synchronisée du PIB mondial par habitant depuis plus d'un siècle. Le Rapport sur le développement dans le monde 2022 de la Banque mondiale présente un graphique montrant la part des pays dans le monde ayant connu une baisse de leur PIB annuel par habitant depuis 1900. Cette part était proche de 90 % pendant la pandémie de Covid-19, soit plus que pendant les deux guerres mondiales et les années 1930.

Cela dit, on peut critiquer certains aspects de la réponse budgétaire. Mes collègues Jason Furman et Larry Summers ont tous deux vivement critiqué les États-Unis pouvoir avoir fait trop de relance. Certes, nous étions au sommet de la distribution. Mais je pense que la rapidité des mesures de relance monétaire et budgétaire a contribué à atténuer l'impact de l'arrêt brutal de l'activité économique. Dans des pays comme les États-Unis, une plus grande capacité budgétaire et monétaire a permis aux gouvernements de réagir rapidement et fortement à la crise.

Une autre leçon, qui est devenue une sorte de mantra lorsque j'étais à la Banque mondiale, était l'importance de renforcer la résilience. Nous avons tous appris l'importance de prêter attention aux chaînes de valeur pour les biens essentiels comme les produits alimentaires et les médicaments. Dans le cas de la relance budgétaire, il est soudain devenu important de réfléchir à la manière de décaisser rapidement les transferts. C'était une préoccupation particulière pour les pays avec de faibles niveaux de numérisation, mais c'était aussi une question qui se posait aux États-Unis. Nous devons donc accorder plus d'attention au renforcement de la résilience. Ces types de chocs, que nous pensions révolus depuis longtemps, peuvent toujours survenir.

Tim Sablik : Quels sont les coûts de l’accumulation de la dette souveraine pour la croissance économique ?

Reinhart : Pour les pays dont le ratio dette publique/PIB dépasse 90 %, la croissance moyenne est plus faible d’environ 1 point de pourcentage par an. Si l’idée d’un "seuil d’endettement" au-delà duquel la croissance ralentit a été quelque peu exagérée, il y a certainement des exemples passés et modernes d’économies avancées qui ont présenté un excès de dette (debt overhang) pendant un certain temps et une croissance bien plus lente.

Ces dernières années, la dette des États-Unis et d'autres économies avancées a suscité de plus en plus d'inquiétudes. Je m'inquiète de l'accumulation de la dette depuis longtemps, mais jusqu'à récemment, il y a eu un certain optimisme quant à la dette souveraine, notamment parce que, depuis la crise financière mondiale, les taux d'intérêt réels étaient négatifs. En Europe et au Japon, même les taux d’intérêt nominaux étaient négatifs. Dans ce contexte, il est très facile pour les taux de croissance de dépasser les taux d'intérêt. Je n'ai cependant jamais partagé cet optimisme, car les taux d'intérêt fluctuent. Certains ont commencé à penser qu'un niveau bas durable signifiait un niveau bas à jamais.

Tim Sablik : Craignez-vous que la dette américaine approche d’un niveau où elle pourrait commencer à peser sur la croissance ?

Reinhart : La récente flambée de la dette américaine a dépassé celle de nombreuses autres économies avancées. Depuis la fin de la pandémie, nous avons eu amplement l’occasion (malgré un marché du travail très tendu) de présenter des budgets plus équilibrés qui n’auraient pas alourdi notre dette, mais nous ne l’avons pas fait. Suis-je inquiet ? Oui. Le service de la dette est devenu plus coûteux. De plus, récemment, lorsque l’inflation et les taux d’intérêt sont restés bas pendant longtemps, la volatilité a été contenue. Nous nous trouvons maintenant face à une combinaison beaucoup plus difficile à gérer : des niveaux d’endettement très élevés, des taux d’intérêt plus élevés et une volatilité accrue. C’est un scénario que beaucoup avaient envisagé avant le choc inflationniste qui est survenu à la fin de la pandémie de Coivd-19.

Le problème que j'ai toujours souligné dans mes travaux est qu'il n’y a pas de solution miracle pour gérer des niveaux élevés de dette publique. Beaucoup de pays pourraient souhaiter réduire leur dette par la croissance, mais c'est un objectif ambitieux. Le Japon aspire à le faire depuis des décennies. La situation est compliquée par le fait que, comme nous l'avons vu, la croissance est plus lente en période de dette élevée. Ce constat est basé sur des moyennes historiques à long terme. Si l'on observe la reprise de la Grèce après la crise financière mondiale, son revenu par habitant ces dernières années était encore inférieur à son niveau d'avant-crise. Il n’y a donc pas de solution simple pour réduire la dette. Réduire la dette par la croissance est improbable si la croissance ralentit. Le resserrement budgétaire est difficile. L'inflation comme moyen de réduction de la dette est très peu attrayante. La restructuration de la dette, qui est un autre terme pour désigner le défaut de paiement, est également très peu attrayante.

Tim Sablik : Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis et d’autres pays ont réduit leur endettement grâce à diverses politiques que vous et d’autres avez qualifiées de "répression financière". Cela inclut des choses telles que le plafonnement des taux d’intérêt ou l’obligation pour les institutions financières domestiques de détenir des titres de créance publics. Pensez-vous que la répression financière pourrait être utilisée pour remédier aux niveaux d’endettement actuels ?

Reinhart : Je pense que nous avons déjà fait cela, peut-être sans en être conscients. Depuis 1900, il n'y a eu que quatre périodes de taux d'intérêt réels à court terme négatifs et soutenus : la Première Guerre mondiale, la Seconde Guerre mondiale, les années 1970 et la dernière, et la plus longue, a suivi la crise financière mondiale. Chacune de ces périodes a fait grimper l'inflation. Et, surtout autour de la Première Guerre mondiale et au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la répression financière a joué un rôle important.

La répression financière moderne après la crise financière mondiale était une version allégée de ce que nous avons vu à la fin de la Seconde Guerre mondiale. La répression financière visait essentiellement à obtenir de meilleures conditions de financement pour l'État, permettant ainsi à un pays d'emprunter à un coût plus faible que celui qu'il aurait eu autrement. Il y a des versions atténuées et d’autres plus extrêmes, mais ce que l'on observe généralement lors des épisodes de répression financière, ce sont des taux d'intérêt réels ex post négatifs. Si vous avez un rendement réel négatif, c’est comme une taxe pour l’obligataire. La question est : comment garantir le paiement de cette taxe par les détenteurs d'obligations ? À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis et le reste du monde avaient des contrôles de capitaux. Cela permettait aux banques, entreprises et ménages de conserver plus facilement votre dette, même en cas de rendement négatif, car ils ne peuvent détenir aucun autre actif à l’étranger. Cela restreint immédiatement les possibilités.

Nous n'avons rien vu d'aussi draconien après la crise financière mondiale, mais nous avons vu des versions plus modérées. On a demandé aux banques de détenir une part plus importante de leurs portefeuilles en titres d'État. On pourrait dire que cette politique était strictement motivée par des raisons macroprudentielles. Mais le fait est qu’elle a généré des audiences captives. Outre ces raisons macroprudentielles, quel degré de pression morale a été exercé sur les entreprises financières ? Je pense que cela a varié d'un pays à l'autre. Je me souviens avoir donné la conférence Angelo Costa à Rome, alors que la crise de la dette grecque faisait rage en 2011 et la conversation au dîner tournait autour du Trésor italien qui forçait les banques à acheter des obligations d'État afin d'améliorer les émissions de titres publics. En Espagne, le fonds de pension public, qui était diversifié avant la crise financière mondiale, a fini par ne détenir pratiquement que des titres d'État. Cela dit, nous n'avons pas observé d'exemples extrêmes de répression financière après la crise financière mondiale. Il n'y a pas eu de retour aux contrôles des capitaux. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la mobilité des capitaux n'était pas la norme comme elle l'a été à l'époque moderne.

Je pense que la répression financière, sous sa forme la plus modérée, que je viens de décrire, était plus facile à justifier et à mettre en œuvre au cours des quinze années qui ont suivi la crise financière mondiale. On pensait que les taux d'intérêt resteraient bas pour toujours. De nombreuses explications ont été avancées pour expliquer pourquoi les taux d'intérêt réels étaient négatifs et le resteraient. Je pense que l'une des explications qui a été sous-estimée dans une grande partie de ces discussions était la forte croissance des bilans des banques centrales pendant la crise financière mondiale. Celle-ci a permis un fort assouplissement monétaire sans conséquences inflationnistes et a facilité des taux d'intérêt réels faibles, voire négatifs. Avec la poussée inflationniste post-Covid, nous semblons nous diriger vers une ère d'incertitude et de niveaux de volatilité accrues. Je pense donc que ce type de répression financière modérée sera beaucoup plus difficile à mettre en œuvre.

Tim Sablik : Comme vous et de nombreux autres économistes l’avez montré, il est généralement préférable de gérer la dette plutôt que de faire défaut, car les coûts économiques d’un défaut peuvent être considérables. Vous avez récemment étudié les coûts sociaux d’un défaut souverain. Qu’en avez-vous conclu ?

Reinhart : Les coûts sociaux du défaut de paiement ont été négligés dans la littérature économique. Généralement, lorsqu’on pense à tous les coûts du défaut de paiement, il y a les coûts politiques, la crainte de représailles en cas d’exclusion des marchés financiers et les coûts économiques. Mais en lien avec ces coûts économiques, on peut penser aux coûts pour les ménages, en termes de nutrition ou de santé par exemple. Or, les travaux sur ces coûts étaient une feuille blanche. J’ai donc rédigé un article avec Juan Farah-Yacoub et Clemens Graf von Luckner, deux de mes anciens étudiants, pour essayer de quantifier ces coûts.

Les résultats sont assez frappants en termes de direction et de durée. L'espérance de vie est médiocre par rapport à ce qui est observé dans les pays qui n’ont pas connu de défaut et il y a une certaine augmentation de la mortalité infantile. Mais l'effet le plus important que nous observons, outre sur le PIB par habitant, concerne les indicateurs de pauvreté et de choses comme l'apport calorique. Le coût humain d'un défaut de paiement souverain est donc considérable et durable. […] »

Tim Sablik, « Carmen Reinhart on twin financial and currency crises, the future of the dollar, and sovereign debt », in Richmond Fed, Econ Focus, troisième trimestre 2025. Traduit par Martin Anota

 

A propos des travaux de Reinhart :

« Le premier siècle de la Fed » 

« Le rôle du FMI : zoom sur soixante-dix ans de mutations » 

« La Chine comme prêteur en dernier ressort international » 

... sur les devises et régimes de change :

« La géographie des régimes de change en ce début de vingt-et-unième siècle » 

« Le système de change en ce début de vingt-et-unième siècle » 

« Pourquoi l’euro ne fait-il pas le poids ? » 

... autour de l'endettement public :

« La dette publique nuit-elle à la croissance économique ? » 

« Des défauts souverains en miroir » 

« Deux siècles de défauts souverains en Grèce » 

« Les obligations souveraines depuis Waterloo » 

« Quel rôle joue la répression financière dans la liquidation des dettes publiques ? » 

... autour des crises financières et du cycle d’affaires :

« L’éternel retour selon Reinhart et Rogoff » 

« Quelques leçons de Reinhart et Rogoff sur les crises financières et la dette souveraine » 

« Quelle reprise après une crise bancaire ? » 

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