« Soutenu par la force économique et institutionnelle des États-Unis, le dollar a été la monnaie dominante dans le monde depuis la Seconde Guerre mondiale. La prédominance du dollar sur les marchés internationaux, conjuguée à la confiance dans la stabilité et la solidité de l'économie américaine, a fait du dollar une valeur refuge pour les investisseurs internationaux en période de crise économique et d'incertitude accrue. Et la domination du dollar a également apporté des avantages économiques et géopolitiques considérables aux États-Unis. Cependant, des inquiétudes se sont avivées au fil des ans à l’idée que le dollar puisse perdre sa position dominante et ces inquiétudes se sont accrues ces derniers mois dans un contexte de forte incertitude entourant la politique économique. Une nouvelle analyse présentée dans ce mémo examine s’il y a des signes d'évolution de la façon par laquelle le dollar est perçu et ce que cela pourrait signifier pour le rôle dominant du dollar.
Les faits
De nombreuses mesures montrent que le dollar occupe toujours la première place parmi les devises mondiales, bien que son rôle ait quelque peu diminué au fil des ans. En 2025, 57 % des réserves des banques centrales du monde entier étaient détenues en actifs libellés en dollars, contre 71 % en 1999. En ce qui concerne le commerce international, 54 % des exportations mondiales sont facturées et réglées en dollars. Plus impressionnant encore, le dollar intervient dans 88 % de toutes les transactions de devises, dominant tous les principaux marchés des changes (au comptant et à terme), car il est effectivement utilisé comme monnaie véhiculaire pour les transactions de change, même pour les transactions qui ne sont pas en dollar. Ces parts du dollar restent bien supérieures à celles des devises concurrentes. Le deuxième en importance est l'euro : 20 % des réserves internationales sont détenues en actifs libellés en euros, 30 % des exportations sont facturées en euros et l'euro intervient dans 31 % des transactions de change. Les chiffres correspondants pour le renminbi chinois sont respectivement de 2 %, 4 % et 7 %.
Qu'est-ce qui explique la position dominante du dollar ? De toute évidence, le dollar a bénéficié de la taille de l'économie américaine et de son rôle central dans le système commercial et financier mondial. Mais il y a des facteurs plus profonds qui ont également soutenu la position du dollar, même si l'euro est émergé comme un rival potentiel et que l'avantage de taille de l'économie américaine a diminué avec la croissance rapide d'autres pays comme la Chine. (La Chine représente désormais 14,6 % des exportations mondiales de biens, contre 8,5 % pour les États-Unis). Un facteur clé qui sous-tend la domination continue du dollar est l'ouverture, l'ampleur et la profondeur des marchés financiers américains, en particulier le marché des titres du Trésor américain, qui reste de loin le marché obligataire le plus important et le plus facilement négociable au monde. La domination du dollar est également renforcée par la confiance dans l'État de droit aux États-Unis, notamment la protection des contrats financiers, et la confiance dans la gestion économique américaine, deux facteurs qui réduisent le risque lié à la détention de dollars et d'actifs libellés en dollars. A l’inverse, l'euro manque d'une base solide d'actifs sûrs libellés en euros et ses marchés de capitaux sont fragmentés et relativement peu profonds par rapport à ceux des États-Unis. L'utilisation du renminbi chinois est découragée par la présence continue des contrôles de capitaux, par l'absence de convertibilité totale et par les questions relatives à l'État de droit.
L'une des dimensions associées à la domination du dollar est que les actifs libellés en dollars ont acquis le statut de valeur refuge. Ce rôle dominant comme devise, combiné à la solidité sous-jacente du cadre économique américain, reflète le fait que les investisseurs ont cherché de la sécurité en se réfugient dans les actifs libellés en dollars lorsque l'économie mondiale connaît un pic majeur d'incertitude, comme lors de la guerre en Irak, la crise financière mondiale de 2008 ou la pandémie de Covid-19. Lors de tels épisodes, la hausse de la demande de titres du Trésor américain fait grimper leur prix, exerçant une pression à la baisse sur les rendements et la valeur du dollar tend à s'apprécier avec la hausse de la demande de cette devise de la part des investisseurs. Parallèlement, les afflux vers le dollar contribuent à préserver la liquidité du dollar et à calmer les marchés financiers américains, réduisant ainsi le risque de crise et renforçant davantage la réputation de valeur refuge du dollar. Chose frappante, cette ruée vers la sécurité du dollar s’est produite même à des moments où la principale source d’incertitude financière mondiale provenait des États-Unis eux-mêmes, comme lors de la crise financière mondiale de 2008, déclenchée par une chute du marché immobilier américain et l’effondrement subséquent du marché des titres adossés à des créances hypothécaires.
Cependant, il y a récemment eu une rupture surprenante dans la tendance associée au statut de valeur refuge du dollar. Suite à la décision de l'administration Trump d'augmenter fortement les droits de douane sur les importations en provenance de ses partenaires commerciaux, la hausse subséquente de l'incertitude entourant la politique économique a été associée à une forte dépréciation du dollar, dans le contexte d'une hausse des rendements obligataires américains, à l'opposé du schéma habituel. Nous avons étudié ce phénomène empiriquement en analysant comment les périodes passées d’intensification des turbulences financières ou économiques (telles qu’elles sont capturées par une mesure de l'incertitude) ont affecté la valeur du dollar après prise en compte de l'effet d'autres facteurs. Entre la fin des années 1990 et 2025, nous constatons que l'augmentation de l'incertitude a un impact statistiquement significatif sur un indice des taux de change du dollar pendant 10 périodes (voir graphique). Pour la majorité de ces épisodes, la hausse de l'incertitude a conduit à une appréciation du taux de change du dollar, comme on pourrait s'y attendre d'un effet de valeur refuge, les investisseurs se ruant sur les actifs libellés en dollars et la hausse de la demande faisant grimper la valeur du dollar. Cependant, nous repérons deux périodes récentes où cet effet s'est inversé : une plus grande incertitude a conduit à un affaiblissement du dollar début 2017, au début de la première administration Trump, et au cours de la période de quatre mois la plus récente. (Les résultats de la régression sont présentés ici.)
Une position moins dominante du dollar éroderait les considérables avantages économiques, financiers et géopolitiques que les États-Unis ont tirés de leur statut d'émetteur de la monnaie dominante mondiale. Le fait que les titres du Trésor américain aient longtemps été considérés comme les actifs les plus sûrs signifie que les emprunteurs américains, y compris le gouvernement fédéral, ont généralement pu emprunter davantage à des taux d’intérêt plus bas qu'en temps normal. En outre, la facturation en dollar du commerce international permet aux exportateurs et importateurs américains d'éviter les coûts de couverture de change (c'est-à-dire la nécessité d'acheter une protection contre la possibilité que les fluctuations du taux de change puissent réduire la valeur domestique de la monnaie reçue lors d'une transaction). Pour les consommateurs américains, l'effet de la domination du dollar sur le taux de change du dollar a facilité l'achat de biens étrangers à moindres coûts. Enfin, la domination du dollar a également donné aux États-Unis un précieux outil de politique étrangère comme ils ont appliqué à plusieurs reprises des sanctions financières basées sur le dollar, ainsi que des mesures s’appuyant sur le commerce, contre des pays comme l'Iran, la Russie et la Syrie. Par exemple, après la reprise de l’invasion de l’Ukraine en 2022, ces mesures de "politique économique" (economic statecraft) comprenaient l’exclusion des principales banques russes du système de paiement international SWIFT, le gel des avoirs offshore de Russes influents et le gel des réserves internationales de la Russie.
Plusieurs dimensions de la politique économique américaine ont évolué dans un sens qui fragilise les facteurs mêmes qui ont contribué au maintien de la domination du dollar, une tendance qui semble s'être amplifiée ces derniers mois. Des déficits publics constamment élevés et une dette publique croissante ont fait des États-Unis une exception parmi les économies avancées et ont érodé la confiance dans la gestion économique du pays. De fait, avec l'affaiblissement de la situation budgétaire américaine, toutes les grandes agences de notation ont abaissé la note souveraine américaine en dessous de l'échelon le plus élevé, y compris récemment Moody's. L'ouverture commerciale des États-Unis a commencé à s'inverser, avec les récentes guerres tarifaires et les revirements de politiques alimentant une incertitude majeure. L'indépendance de la Réserve fédérale, l'un des piliers de la confiance dans la solidité de la gestion économique américaine, a été mise sous pression. Et les changements proposés dans la fiscalité américaine sur les avoirs étrangers en actifs américains (notamment une proposition du projet de loi de réconciliation de la Chambre visant à imposer des impôts supplémentaires aux entreprises et aux investisseurs de pays réputés appliquer des politiques fiscales punitives) ont suscité des inquiétudes qui peuvent alimenter un désengagement vis-à-vis des actifs américains. En outre, le recours répété aux sanctions commerciales et financières à des fins géopolitiques a incité certains pays à se tourner vers d'autres réserves de valeur et d’autres moyens de transaction que le dollar. Par exemple, les banques centrales ont davantage cherché à détenir de l'or dans leurs réserves internationales suite aux sanctions économiques imposées en réponse à l'invasion de l'Ukraine par la Russie.
Les implications
Malgré les récentes turbulences, il semble improbable qu’il y ait un retournement majeur à court terme contre le dollar. Si les forces du dollar sont moins écrasantes qu'elles ne l’ont été par le passé, il n’y a pas d’autre monnaie en mesure d’acquérir rapidement un rôle prépondérant, notamment compte tenu des puissants effets de réseau qui sous-tendent son utilisation généralisée dans les transactions commerciales et financières. Cependant, la domination du dollar ne doit pas être tenue pour acquise. Les récentes exceptions à la tendance des investisseurs à se tourner vers les actifs libellés en dollars en période d'incertitude accrue pourraient être un signe avant-coureur de ce qui pourrait se produire à l'avenir. Si les tendances actuelles se poursuivent, alors il semble probable que le monde évoluera progressivement vers un monde multipolaire, le dollar constituant toujours un acteur majeur, tandis que l'euro et le renminbi joueraient un rôle croissant. Cette évolution éroderait les avantages économiques, financiers et géopolitiques que les États-Unis ont tirés du fait qu’ils sont l'émetteur de la monnaie dominante mondiale. Il est donc certainement judicieux pour les décideurs politiques américains de faire ce qu’ils peuvent pour protéger le statut du dollar. »
Charles Collyns & Michael Klein, « Is the dollar losing its edge? », EconoFact, 2 juin 2025. Traduit par Martin Anota
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« La géographie des régimes de change en ce début de vingt-et-unième siècle »
« Le système de change en ce début de vingt-et-unième siècle »
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