« Le 7 avril 2025, à peine 125 heures après le "Jour de la Libération", le jour où le président Donald Trump a déployé ses droits de douane réciproques, et seulement 48 heures avant que le président Trump n'annonce une pause de 90 jours dans la mise en œuvre de ceux-ci, Stephen Miran, le président du Council of Economic Advisors, a prononcé un discours au Hudson Institute exposant les fondements des politiques économiques internationales de l’administration Trump [Miran, 2025].
En son cœur, l'argumentation de Miran reposait sur trois éléments. Premièrement, les États-Unis fournissent deux biens publics précieux à l'économie mondiale : la sécurité militaire mondiale, qui a permis 75 années de paix sans guerre entre les grandes puissances ; et la sécurité financière mondiale, sous la forme d'actifs de réserve en dollars qui ont soutenu l'expansion de l'économie internationale, là encore pendant une grande partie des 75 dernières années. Ensemble, ces biens publics mondiaux ont créé "la plus grande ère de paix" et "la plus grande ère de prospérité que l'humanité ait jamais connue".
Deuxièmement, la fourniture de ces biens publics mondiaux est coûteuse pour les États-Unis. Les militaires américains sont exposés à des risques disproportionnés et les contribuables américains supportent une part disproportionnée du fardeau dans la fourniture d’une protection au reste du monde. De même, Miran soutient que la fonction de monnaie de réserve du dollar impose des coûts significatifs au pays. Elle aurait entraîné des déficits commerciaux insoutenables, décimé l'industrie manufacturière américaine et causé de graves dommages aux familles et aux communautés des classes populaires.
Troisièmement, les droits de douane constituent un moyen de corriger ces déséquilibres. Ils sont une source de recettes pour le Trésor américain. Puisqu'ils sont prélevés sur les biens étrangers, ils sont payés par les producteurs étrangers, ce qui contribue à transférer au reste du monde une partie du coût de la fourniture des biens publics mondiaux. Ils sont un moyen de négociation, dans la mesure où ils ne seront supprimés que si d'autres pays cessent de profiter des services de sécurité militaire et financière des États-Unis. Et ils sont aussi un moyen de réduire le déficit commercial si d'autres pays continuent de se comporter en passagers clandestins.
L'idée selon laquelle la charge de la fourniture des biens publics mondiaux incombe de façon disproportionnée à la puissance économique dominante remonte aux travaux influents de Charles Kindleberger [1973]. Selon Kindleberger, seule une puissance économique dominante possède les ressources et la capacité de fournir des biens publics mondiaux à l'échelle mondiale. De même, Kindleberger a également observé que seule la puissance économique dominante est incitée à fournir ces biens publics à l'échelle mondiale, car elle seule est suffisamment importante pour internaliser une part significative des bénéfices.
Personne ne conteste la contribution des États-Unis à l'alliance de l’OTAN, ni le rôle singulier du dollar dans le système monétaire et financier mondial, même si certains vont demander si le pays a toujours déployé ses ressources militaires judicieusement et si la dépendance mondiale au dollar a toujours été une force financière stabilisatrice. Pour deux exemples du vingt-et-unième siècle, peut-on citer la seconde guerre du Golfe et la crise financière mondiale du crédit subprime ?
Plus fondamentalement, les critiques du raisonnement de Miran contesteront que le coût pour les États-Unis de leur contribution à la fourniture de ces biens publics mondiaux dépasse les bénéfices qu'ils en tirent. En tant qu'économiste, je laisse à d'autres l’évaluation du calcul coûts/bénéfices de la contribution américaine à la sécurité militaire mondiale, comme le fait Miran. Mais quelques observations économiques simples suffisent à établir que les bénéfices que les États-Unis tirent du rôle de monnaie internationale du dollar l'emportent en fait sur les coûts.
Ces bénéfices se répartissent en quatre catégories. Premièrement, et de façon plus prosaïque, les banques et les entreprises américaines ont l'avantage de pouvoir effectuer des transactions transfrontalières dans leur propre monnaie. Cela limite les coûts de transaction et l'incertitude financière auxquels elles font face lorsqu’elles font affaires au niveau international. Concrètement, les banques et les entreprises américaines sont libérées de la nécessité d'acquérir des couvertures contre les fluctuations des taux de change.
Deuxièmement, le gouvernement américain peut financer ses déficits budgétaires à moindre coût grâce à la demande supplémentaire de titres du Trésor américain par les banques centrales et les gouvernements étrangers associée au statut de monnaie de réserve du dollar. Les estimations de l'ampleur de cet avantage en termes de coût varient. Une étude [Szoke et al., 2024] compare la différence de rendements des obligations d'entreprises sûres (AAA) et des bons du Trésor américain à 10 ans. Les auteurs considèrent cela comme une mesure de l'impact de la demande publique étrangère pour les bons du Trésor américain, puisque les banques centrales étrangères détiennent des titres du Trésor, mais pas d'obligations d'entreprises américaines. En fait, l'écart entre les rendements des bons du Trésor et ceux des bons du Trésor reflète en outre d'autres attraits des bons du Trésor, tels que l'avantage en termes de risque de crédit des bons du Trésor par rapport aux obligations d'entreprises, un marché plus liquide et un marché plus profond de détenteurs de comptes en monnaie de dette souveraine versus dette d'entreprises. Par conséquent, le différentiel de 120 points de base entre les rendements des obligations d’entreprise AAA et ceux du Trésor au début du mois de mai 2025 (à l’instant où j’écris ces lignes) devrait être considéré comme une estimation haute de l’impact du statut de monnaie de réserve du dollar.
Troisièmement, le statut international et de monnaie de réserve du dollar signifie qu'il est considéré comme une valeur refuge ou, du moins, qu’il a toujours été considéré ainsi par le passé. Par conséquent, le dollar a tendance à s’apprécier en période de plus forte volatilité économique et financière. En réponse aux chocs, les capitaux financiers entrent dans le dollar et aux États-Unis plutôt qu'ils n'en sortent, ce qui contribue à stabiliser l'économie et le système financier américains face aux perturbations. Historiquement, les capitaux ont plutôt afflué vers le dollar plutôt qu’ils n’en sont sortis, même lorsque les États-Unis étaient eux-mêmes la source de ces chocs, comme dans le cas de la crise de Lehman Brothers en septembre 2008.
Quatrièmement et enfin, les États-Unis tirent un levier géopolitique du rôle international et de monnaie de réserve du dollar. La dépendance des autres pays au dollar, au système bancaire américain et à SWIFT pour la majorité de leurs transactions transfrontalières lui confère un puissant atout financier, comme l'illustre la décision de geler les actifs en dollars de la Banque de Russie et d'exclure les entités russes du système bancaire américain et de SWIFT suite à l'attaque du gouvernement de Poutine contre l'Ukraine en février 2022. Il s'agit d'un autre exemple des liens étroits entre les biens publics mondiaux que sont la sécurité militaire et la sécurité financière, bien que Miran ne l’ait pas mentionné.
Quant aux coûts, il est douteux que la vigueur supplémentaire du dollar résultant de son rôle de monnaie internationale et de réserve ait un impact significatif sur le solde commercial ou le solde courant. Dans un monde de mobilité internationale des capitaux, les États-Unis ne doivent pas forcément enregistrer des déficits commerciaux pour fournir des réserves de change au reste du monde. Celles-ci peuvent être fournies via le compte de capital de la balance des paiements, c'est-à-dire via les flux financiers. Les étrangers peuvent acquérir des créances financières sur les États-Unis en vendant les créances américaines sur leurs économies. Le franc suisse fait également fonction de monnaie internationale et de réserve, quoiqu’à une plus petite échelle que le dollar, reflétant la taille très différente des deux économies. Le fait que la Suisse enregistre régulièrement un excédent commercial n'empêche pas le franc suisse de jouer le rôle de monnaie internationale et de réserve.
Le solde courant d'un pays correspond, arithmétiquement, à la différence entre son investissement et son épargne. Le déficit américain indique donc que l'épargne américaine est insuffisante pour financer l'investissement américain. Cela suggère une perspective très différente du compte courant et de la balance commerciale des États-Unis que celle de Miran. Le déficit du compte courant américain signifie que les étrangers font une faveur aux Etats-Unis, du point de vue de la formation de capital et de la croissance économique, en finançant des investissements que les Américains seraient incapables de financer par eux-mêmes.
Quant au rôle du privilège exorbitant du dollar, il est difficile de croire qu’une hausse de 120 points de base des rendements des bons du Trésor (l’estimation haute du contrefactuel faisant l’hypothèse d’une annulation du rôle de monnaie internationale du dollar) augmenterait significativement les taux d'épargne des ménages et des entreprises américains. Il est difficile d'imaginer que des rendements légèrement plus élevés puissent, comme par magie, produire un consensus au Congrès sur la façon d’éliminer le déficit budgétaire, source de désépargne du secteur public.
Cette perspective comptable soulève aussi la question de savoir si des droits de douane généralisés réduiront le déficit commercial. De nouveau, il est difficile de voir pourquoi les droits de douane devraient stimuler l'épargne des ménages ou des entreprises. Les recettes qu'ils génèrent ne sont pas susceptibles de combler le déficit budgétaire [Clausing et Obstfeld, 2024], en particulier lorsqu'ils sont relevés à des niveaux prohibitifs de 145 % (comme ils l’ont été sur les importations en provenance de Chine), auquel cas ils ne génèrent pas de recettes du tout. Bien sûr, les tarifs douaniers réduiraient le déficit commercial s'ils entraînaient un effondrement de l'investissement. Ce scénario ne peut être exclu, dans la mesure où les droits de douane concernent les intrants et les biens intermédiaires importés, perturbent les chaînes de valeur mondiales et alimentent l'incertitude. Mais cela impliquerait de réduire le déficit commercial à un coût très élevé pour l'économie.
Les exportations américaines, aussi bien que la compétitivité des biens américains en concurrence avec les importations, ne sont pas entièrement immunisées contre les variations du taux de change. Mais le fait qu'une grande partie des importations et exportations américaines soient facturées et réglées en dollars, à des prix visqueux, limite l'impact de ces fluctuations sur la rentabilité des entreprises américaines et donc sur leur incitation à produire [Gopinath et al., 2020]. À plus long terme, lorsque les prix des importations finiront de s’ajuster aux fluctuations du taux de change, le taux d'inflation s'ajustera également, neutralisant ainsi l'impact des premières. Fondamentalement, la compétitivité et la rentabilité de l’industrie américaine dépendent de l'innovation, de la qualité des facteurs de production, et des améliorations de l'efficacité (ce que les économistes appellent la croissance de la productivité globale des facteurs) bien plus directement et fortement qu'elles ne dépendent du niveau du taux de change.
Cette conclusion selon laquelle les avantages du rôle international et de monnaie de réserve du dollar pour les États-Unis dépassent ses coûts remonte à au moins six décennies, lorsque le Ministre des Finances français, Valéry Giscard d'Estaing, se référait au "privilège exorbitant" des États-Unis. Le président Trump semble être d’accord avec cette idée, car il a réagi aux suggestions selon lesquelles les BRICS développeraient une monnaie ou un mécanisme leur permettant de commercer et de régler leurs paiements entre eux sans passer par le dollar et le système bancaire américain en les menaçant d'un droit de douane de 100 % [Shakil, 2025].
La terrible conclusion de Kindleberger, ancrée dans l'histoire des années 1930, était que lorsque l'hégémon est en déclin ou n'est pas préparé à fournir des biens publics mondiaux, le monde est voué à la crise et à l'instabilité. Mais il y a également une autre vision, principalement associée à Robert Keohane [1984], selon laquelle un groupe de pays aux mêmes idées peut coopérer pour fournir des biens publics mondiaux. Certes, la coopération multilatérale dans la fourniture de biens publics mondiaux peut être plus facile à mettre en place sous l'égide d’un hégémon, si ce leader est prêt à organiser ce que l'on appelle la coopération hégémonique. Mais Keohane a affirmé que la fourniture de biens publics mondiaux était toujours possible même en l'absence d'une puissance dominante. Les pays pourraient être encouragés à contribuer à la fourniture de biens publics mondiaux et dissuadés de se comporter en passagers clandestins via des interactions répétées, la transparence et la surveillance. Leurs interactions et leur surveillance pourraient être systématisées en créant des organisations internationales, des accords internationaux formels et des normes informelles de comportements internationaux acceptables (ce que l'on qualifie de "régimes internationaux" dans la littérature en science politique). Pour le dire simplement, la coopération internationale pourrait encore être possible en l'absence d'une puissance hégémonique si les pays étaient capables de converger sur un ensemble commun de normes et d’accords et s'ils donnent à ces normes et institutions une base institutionnelle formelle.
Eichengreen [1989] a été le premier à tenter d'appliquer ces intuitions à l'histoire du système monétaire et financier international. Mon analyse a juxtaposé la période de l'immédiat après-guerre, où la coopération était organisée avec le leadership hégémonique des États-Unis, avec les dernières décennies de l'ère classique de l'étalon-or et les années 1960 et 1970. Dans la période de l'immédiat après-guerre, les États-Unis étaient le leader monétaire et financier international incontesté et ont pris unilatéralement des mesures comme le plan Marshall, pour stabiliser le système monétaire et financier international. Sous l'étalon-or, la livre sterling occupait la première place parmi les monnaies internationales équivalentes. Là où la Banque d'Angleterre allait, les autres banques centrales suivaient ; la Banque d'Angleterre était "le chef d'orchestre international" [Keynes, 1930]. Mais la Banque d'Angleterre n'avait pas la capacité de stabiliser unilatéralement le système monétaire international. En pratique, elle a souvent été l'emprunteur international en dernier ressort plutôt que le prêteur international. Elle a donc coopéré avec la Banque de France et la Reichsbank allemande pour stabiliser le système international [Eichengreen, 1992]. De même, dans les années 1960, les États-Unis n'étaient plus suffisamment dominants pour stabiliser à eux seuls le système monétaire et financier international. Ils devaient plutôt organiser la coopération d'autres pays avancés dans le cadre d'accords tels que le Pool de l’or [Bordo et al., 2019].
Cette perspective, et même l'accent mis par Miran sur le problème des passagers clandestins dans la fourniture des biens publics mondiaux, soulignent l'importance d'institutions économiques multilatérales durables et efficaces. Le FMI est un mécanisme institutionnel visant à décourager les pays d’avoir des déséquilibres extérieurs insoutenables et de manipuler leurs taux de change. L'OMC est un mécanisme institutionnel visant à empêcher les pays d'imposer des restrictions commerciales du chacun pour soi et de poursuivre des politiques commerciales déloyales. Les décideurs politiques américains pourraient arguer, non sans justification, que ces institutions devraient se montrer plus déterminées dans la poursuite de ces objectifs. Mais se retirer de telles organisations, comme le président Trump a menacé de le faire dans le cas de l'OMC et comme le Projet 2025 l'a recommandé dans le cas du FMI, ou simplement compromettre leur fonctionnement en violant les normes et les accords sur lesquels l'adhésion se base, ne sont pas des exemples de coopération hégémonique. Ils sont plutôt symptomatiques d'un hégémon en déclin.
Peut-être que Kindleberger avait raison après tout, en disant qu'un hégémon en déclin ouvre la voie à une dangereuse période d'instabilité. Ou peut-être que d'autres pays pourraient redoubler d'efforts pour assurer la fourniture adéquate des biens publics mondiaux et renforcer les institutions à travers lesquelles ils sont fournis, même sans la participation des États-Unis. »
Barry Eichengreen, « The global public good », in Gary Gensler, Simon Johnson, Ugo Panizza & Beatrice Weder di Mauro (dir.), The Economic Consequences of The Second Trump Administration: A Preliminary Assessment, 18 juin 2025. Traduit par Martin Anota
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