samedi 14 juin 2025

Trop ou pas assez de Ricardo ?

Une recension du livre Ricardo's Dream de Nat Dyer


« C’est un livre extrêmement difficile à recenser. Non pas que sa thèse principale soit floue ou qu'il soit écrit de manière trop complexe, mais parce qu'il combine, à mon avis, une critique très sensée de l'économie néoclassique avec des propositions absolument intenables ou erronées, et qu’il fait preuve d'un aveuglement face à la réalité similaire à celui qu'il trouve critiquable chez d'autres.

La thèse de Nat Dyer est très simple. Le "péché originel" de la science économique se situe dans l'acceptation sans réserve du modèle d'analyse abstrait de David Ricardo, fondé sur l'hypothèse d'un individu rationnel (Dyer préfère le terme "calculateur") et égoïste. La méthode de Ricardo, illustrée par sa célèbre théorie de l'avantage comparatif, a été critiquée dès la publication des Principes d'économie politique en 1817 (et même avant, lorsque Ricardo l'écrivait). Elle a néanmoins survécu sous les grands prêtres John Stuart Mill et Alfred Marshall qui, de manière quelque peu intéressée (surtout en ce qui concerne ce dernier), l'ont acceptée et appliquée. Dyer fait ensuite un bond d'un siècle en avant et se rend aux États-Unis, où Milton Friedman et la deuxième école de Chicago, ainsi que Paul Samuelson, y ont cru et l'ont promue et où l'amour des économistes pour l'abstraction et les vérités simples et claires les a conduits à ignorer les contraintes sociales et à croire aveuglément en un homo economicus calculateur. Cela a produit la financiarisation de l’économie américaine, la mondialisation qui a nui à la classe moyenne américaine, la crise financière de 2007-2008, la destruction de l’environnement, la montée du populisme et, comme cela est implicitement sous-entendu, presque la fin de la civilisation occidentale.

L'histoire est assez bien racontée par Dyer. Certains chapitres méritent d'être lus, en particulier dans la première partie qui évoque la vie de Ricardo et montre avec des détails intéressants comment le commerce anglo-portugais, cité en exemple par Ricardo dans sa théorie de l'avantage comparatif, s'inscrivait lui-même dans un ensemble beaucoup plus vaste d'alliances politiques, de guerres, de colonialisme et d'esclavage. Ce chapitre mérite d'être lu non pas, comme semble le croire Dyer, parce qu'il réfute la théorie de Ricardo, (car, en fait, l'exemple de Ricardo s'appliquerait tout aussi bien à des pays A et B avec des biens X et Y), mais pour son angle d’histoire économique et pour le contexte du traité anglo-portugais de Methuen, notamment l'esclavage et le pillage de l'or brésilien. Ces aspects, je crois, ne sont pas bien connus et sont pourtant décrits par Dyer de façon très captivante et parfois même puissamment.

Ma recension sera plus critique que le livre lui-même ne le mérite, car je considère le livre de Dyer comme emblématique de la façon par laquelle les liberals occidentaux, et même les penseurs de gauche, considèrent l'histoire et la mondialisation d’aujourd’hui. J'ai deux points de désaccord majeurs.

Le premier concerne l'"accusation" de Ricardo qui constitue le fil conducteur du livre. Comme je l’ai déjà mentionné, l'accusation d'abstraction excessive est loin d'être nouvelle et elle est même, grosso modo, méritée. Néanmoins, Dyer, pleinement en accord (sans qu’il n’en soit peut-être pleinement conscient) avec les néoclassiques, oublie que la méthode d'analyse abstraite de Ricardo se reflétait également dans son introduction de la lutte des classes comme élément crucial de l'économie sous le capitalisme. Il n'est donc pas surprenant que Ricardo ait été suivi par les socialistes ricardiens, par Marx (pour qui Ricardo, comme l'écrit Schumpeter, fut le seul "maître"), par les néomarxistes et par les néo-ricardiens. Tous s’écartaient radicalement de l'économie néoclassique et le faisaient en s’appuyant précisément sur la méthode de Ricardo et son analyse des classes. Cette dernière a été entièrement supprimée de l’économie néoclassique, essentiellement pour des raisons politiques, et c’est cela qui a rendu l’économie néoclassique déconnectée de la réalité (comme je le soutiens dans le chapitre 7 de Visions of Inequality).

Dyer passe donc malheureusement à côté du point crucial : Ricardo a peut-être été coupable d’avoir excessivement recouru à la pensée abstraite, mais c'est cette même pensée abstraite qui a rendu possible une approche beaucoup plus réaliste de l'économie politique, à savoir une approche où les classes luttent pour la répartition du revenu domestique, où le pouvoir et l’agentivité jouent un rôle. Pour le dire simplement : sans Ricardo (mais aussi Adam Smith), ni l'analyse des classes, il n'y aurait aucune représentation réaliste de l'économie capitaliste. Dyer, comme la plupart des critiques libéraux d'aujourd'hui, est si profondément imprégné d'économie néoclassique (dont il critique uniquement l'hypothèse de l'"homo economicus") qu'il ne mentionne jamais la plus grande faiblesse de l'approche néoclassique : le mépris de la structure de classes des sociétés capitalistes. Ainsi, si l'on peut légitimement établir un lien entre la méthode de Ricardo et (par exemple) Robert Lucas, Ricardo ne saurait être tenu responsable du fait que les néoclassiques aient poussé cette méthode bien au-delà des limites raisonnables et son rôle dans la démonstration de la centralité des rapports de classes dans l'économie capitaliste ne peut être si facilement écarté (ou plutôt ignoré, comme c'est le cas dans l'ouvrage de Dyer). Le problème ne réside pas dans l'hypothèse de l'individu rationnel, qui est tout à fait réaliste, surtout dans les sociétés hautement marchandisées d'aujourd'hui […], mais dans le rejet de la classe sociale comme unité d'analyse pertinente. Nous n’avons pas trop de Ricardo. En fait, nous en avons trop peu.

Le deuxième élément "emblématique" liberal/de gauche du livre avec lequel je suis en désaccord est l’évocation de la mondialisation actuelle (dans la dernière partie) entièrement d'un point de vue occidental. Le chapitre sur la façon par laquelle la mondialisation a conduit à la détérioration de la situation des classes moyennes occidentales (et il est vrai qu’elle y a contribué) ne mentionne a aucun moment le fait qu'elle a également permis aux populations pauvres du monde, et plus particulièrement à celles d'Asie, d'accomplir. Les problèmes de la classe moyenne occidentale, c'est-à-dire des personnes qui se situent autour du 80ème, voire du 90ème centile, de la répartition des revenus mondiaux, et qui représentent environ 3 à 4 % de la population mondiale, sont présentés comme s'ils s'appliquaient à l'univers entier. L'histoire est racontée comme si près d'un milliard de personnes n'avaient pas été sorties de la pauvreté absolue grâce à la croissance économique et à la mondialisation.

Dans cette partie du livre, non seulement l'histoire est entièrement racontée d'un point de vue anglo-américain, mais le texte prend des tons nationalistes troublants, comme lorsque la seule mention de la Chine et de la mondialisation est faite dans le contexte du "défi de… la Chine renaissante" (p. 206). Soudain, seule la géopolitique compte. […]

Dyer présente une vision très répandue de l'intelligentsia liberal anglo-américaine, où les critiques acerbes de l'impérialisme britannique s'accompagnent d'une méconnaissance totale des travaux économiques d'économistes non anglophones et, plus important encore, des travaux d'économistes occidentaux et non occidentaux qui travaillent dans une tradition autre que néoclassique. De plus, la convergence actuelle des revenus mondiaux est présentée uniquement comme un fléau qui a détruit la classe moyenne occidentale. On dirait qu'une critique acerbe du colonialisme suffise pour s’absoudre de tout occidentalocentrisme. La critique du colonialisme devient ainsi un rituel incitant le lecteur à être, en toute bonne conscience, un nationaliste économique aujourd’hui.

Pour être clair, je ne pense pas que cette perspective particulière soit erronée lorsqu’elle est adoptée par des politiciens ou des économistes qui écrivent sur les questions de politique économique domestique et qui se préoccupent légitimement du bien-être de leurs concitoyens en premier lieu et peut-être seulement de cela. Mais cette perspective est inacceptable lorsqu’elle est adoptée en tant que telle par des économistes dont l’intérêt, comme l’ont d’ailleurs montré Smith, Ricardo et Marx, doit englober le monde entier et donner à chaque individu, où qu’il vive, un poids implicitement égal lorsqu’il s’agit de décider quelles politiques sont bonnes ou mauvaises. »

Branko Milanovic, « Too much or not enough of Ricardo? Review of “Ricardo’s Dream” by Nat Dyer », Global Inequality and More 3.0 (blog), 14 juin 2025. Traduit par Martin Anota

 

Aller plus loin…

« Les trois ères des inégalités mondiales » 

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