vendredi 6 juin 2025

L’état d’esprit à somme nulle n’est pas un mystère

« Il y a vingt ans, la science économique était cool. En partie grâce à la publication de Freakonomics, les économistes étaient considérés comme des dispensateurs de solutions brillantes et inattendues aux problèmes du quotidien. Qu'il s'agisse d’essayer d'arrêter des terroristes ou de choisir le vin à servir avec un dîner, il suffisait de demander conseil à un économiste.

Il est frappant de voir à quel point la position contraire est devenue populaire : quelle que soit la position politique que vous envisagez, si les économistes s'y opposent, alors elle ne doit pas si mauvaise que cela. Le Brexit ? Les économistes le détestent ; votons pour ! Les droits de douane ? Les économistes s'y opposent depuis des siècles ; place à l’ "homme des droits de douane" ! (Comme toujours, il y a une exception qui confirme la règle. Après les récentes élections au Canada, le Premier ministre Mark Carney a plaisanté en disant que, contrairement à la plupart des politiciens qui font campagne en poésie et gouvernent en prose, lui a fait campagne en prose et gouvernera en économétrie.)

Dans ce contexte, il était intriguant de voir Stefanie Stantcheva recevoir récemment la prestigieuse médaille John Bates Clark, la même distinction que Steve Levitt, co-auteur de Freakonomics, avait remportée en 2003. Mais si Levitt a remporté ce prix pour son ingénieux travail de détective de données qui a été rendu plus tard célèbre par Freakonomics, Stantcheva l'a remporté en partie pour avoir interrogé le public sur des sujets tels que l'inflation, l'énergie et le commerce international. Ce sont des questions sur lesquelles les économistes se considèrent comme des experts.

Prenons l'exemple de l'inflation, qui semblait avoir été un problème résolu dans les pays riches jusqu'à ces toutes dernières années. Pourquoi est-elle revenue ? Les économistes s'accordent globalement sur les raisons, mais pas sur leur importance relative : les gouvernements ont emprunté et dépensé massivement pendant la pandémie ; les chaînes d'approvisionnement ont été mises à rude épreuve ; les prix de l'énergie ont flambé après la reprise de l’invasion de l'Ukraine par la Russie en 2022 ; les banques centrales ont hésité à réagir.

Mais qu'en pensent les citoyens américains interrogés par Stantcheva et ses collègues ? Peut-être que le public et les économistes ne sont pas si éloignés après tout : ils imputent la responsabilité à l'action de la Réserve fédérale, à la hausse des coûts de production et, surtout, aux dépenses publiques. Si cela vous semble très proche du consensus économique, vous avez peut-être raison.

Ce n'est qu'en y regardant de plus près que les attitudes de la population quant aux causes de l'inflation paraissent étrange. Par exemple, beaucoup pensent que la hausse des taux d'intérêt provoque de l'inflation, alors que les économistes pensent le contraire. Peut-être que les gens confondent la cause et l’effet : on voit souvent des camions de pompiers à proximité des incendies, le paracétamol est synonyme de maux de tête et, dès que les taux d'intérêt sont élevés, il y a un problème d'inflation. Ou peut-être est-ce simplement que les gens perçoivent l'inflation comme une baisse de leur pouvoir d'achat, or peu de choses réduisent ce pouvoir d'achat de manière plus certaine qu'une hausse des remboursements de dette.

Un autre projet de Stantcheva a enquêté sur la "pensée à somme nulle" (zero-sum thinking), un sujet qui semble plus abstrait, voire même philosophique, mais qui saisit parfaitement l'esprit du temps. Il y a de plusieurs façons de décrire l'approche que Donald Trump a du gouvernement ou la philosophie du nouveau parti Reform UK au Royaume-Uni, mais la "pensée à somme nulle" en est une tout à fait pertinente.

Le penseur à somme nulle perçoit le monde en termes de gagnants et de perdants, de nous et d’eux. Si l'un s'enrichit, c’est que l'autre s’appauvrit. Si la Chine se porte bien, alors les États-Unis doivent logiquement se porter mal. Les emplois vont soit aux autochtones, soit aux étrangers. À l'inverse, les pères centristes parmi nous voient des solutions gagnant-gagnant.

Stantcheva et ses collègues du Laboratoire d'économie sociale de Harvard se sont demandé quelle sorte de personne tend à concevoir le monde comme un jeu à somme nulle. Il y a des résultats surprenants. Par exemple, il y a peu de réfutations plus claires de cette mentalité qu'une ville prospère, dans laquelle les gens se rassemblent pour être ensemble, et les opportunités sociales, culturelles, éducatives et financières qui en résultent. Pourtant, les travaux de Stantcheva ont montré que les zones urbaines sont plus sujettes à cette mentalité que les zones rurales, ce qui reflète peut-être notre incapacité à construire de nouveaux logements.

L'une des énigmes de la politique moderne est la montée des populistes qui s'approprient les idées de la gauche comme de la droite. Les travaux de Stantcheva (avec Nathan Nunn, Sahil Chinoy et Sandra Sequeira) contribuent à éclairer les raisons qu’il y a derrière. Par exemple, un penseur du jeu à somme nulle tend à être favorable à une plus grande redistribution et à la discrimination positive (des politiques traditionnellement de gauche), mais aussi à des règles d'immigration strictes. Les populistes de droite pensent eux aussi que la discrimination positive est importante, ils pensent juste que c’est important et erroné.

Le penseur gagnant-gagnant à l’ancienne tend à aimer l’immigration (plus d’opportunités pour tout le monde) et à penser que la discrimination positive et la redistribution ne sont qu’une attraction secondaire, car la marée montante soulève tous les bateaux.

Mes propres préjugés s'opposent fermement à la pensée à somme nulle. Je suis toujours à la recherche d'idées brillantes susceptibles d'améliorer la vie de tous. Mais les travaux de Stantcheva suggèrent que la pensée à somme nulle n'est pas une sorte d'angle mort absurde. Quand on voit le monde comme une guerre de tous contre tous, on a généralement une bonne raison de le faire.

Aux États-Unis, les jeunes tendent à voir le monde comme un jeu à somme nulle, ce qui reflète le fait qu'ils ont grandi dans une économie à croissance plus lente que ceux nés dans les années 1940 et 1950. Le même schéma émerge dans le reste du monde : plus le niveau de croissance économique avec laquelle une personne a grandi est élevée, moins celle-ci est susceptible de percevoir le monde comme un jeu à somme nulle. Les personnes dont les ancêtres ont été réduits en esclavage, contraints de vivre dans des réserves ou envoyés dans des camps de concentration sont plus susceptibles de percevoir le monde comme un jeu à somme nulle. Et, curieusement, si les personnes peu diplômées sont souvent des penseurs à somme nulle, les titulaires d'un doctorat peuvent davantage penser à somme nulle que quiconque, ce qui en dit long sur la ruée vers les rares bourses et postes de recherche dans l'enseignement supérieur.

Le monde est rempli d'opportunités d'intérêt mutuel, donc la pensée à somme nulle est une tragédie et un piège. Mais ce n'est pas un mystère. Si nous voulons comprendre pourquoi tant de gens voient le monde comme un jeu à somme nulle, nous ne devons voir que le fait que notre politique dysfonctionnelle et nos économies atones ont inutilement produit bien trop de situations à somme nulle. Réglez ce problème et peut-être qu'un jour la science économique redeviendra cool. »

Tim Harford, « The zero-sum mindset is no mystery », juin 2025. Traduit par Martin Anota 


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