lundi 9 juin 2025

Tarifs douaniers : Trump ignore les leçons de l'histoire

« Les droits de douane instaurés par le président Trump et ses menaces de gérer les taux d'intérêt et le dollar américain, ainsi que de réduire drastiquement les rôles financier et diplomatique des États-Unis au niveau mondial, nuiraient significativement aux performances économiques américaines et mondiales et bouleverseraient l'ordre mondial, les États-Unis jouant désormais un rôle plus isolé. Dans cette chronique, nous analysons les deux vagues de mondialisation de l'histoire moderne et la manière par laquelle elles ont été interrompues par les droits de douane et les barrières commerciales. Nous décrivons ensuite différents scénarios, le plus probable impliquant des droits de douane effectifs moyens nettement inférieurs à ceux qui sont craints. Malheureusement, l'instabilité des décisions politiques de Trump et ses attaques contre ses alliés ont déjà entamé la crédibilité des États-Unis et auront des conséquences négatives durables sur d'importantes relations internationales.

La théorie économique et le bon sens révèlent les failles de la défense des droits de douane par Trump et l'histoire est pleine d’exemples montrant que les droits de douane nuisent à la performance économique et ne rapportent pas les résultats escomptés. La Richesse des nations d'Adam Smith [1776] et la loi de l'avantage comparatif de David Ricardo [1817] réfutent la doctrine du mercantilisme, la perception du monde comme un jeu à somme nulle et les objectifs de maximisation de l'excédent de la balance commerciale. Nombre de ces questions sont mises en lumière et modernisées dans le livre The Great Trade Hack de Richard Baldwin [Baldwin, 2025] et l’étude "What policymakers got wrong about US trade deficits" de Maurice Obstfeld [Obstfeld, 2025].

L'idée de Trump selon laquelle les droits de douane généreront des recettes suffisantes et amélioreront les finances publiques américaines est totalement irréaliste. Les droits de douane ont généré une part importante des recettes au dix-neuvième siècle, lorsque les finances publiques étaient limitées et avant l’instauration de l'impôt sur le revenu en 1913. Aujourd'hui, ils nuiraient à l'économie et ne contribueraient pas à améliorer les finances publiques. L'espoir de Trump de revenir à l'ère du milieu du dix-neuvième siècle, lorsque l'industrie manufacturière américaine était intensive en main-d'œuvre et en capital, ignore les avancées technologiques massives ainsi que les avantages comparatifs et les atouts des États-Unis dans les services de haute technologie. Il ne fait pas de distinction entre l'industrie manufacturière axée sur la sécurité nationale et les autres activités manufacturières. Il surestime l'influence des États-Unis dans l'imposition et la négociation des droits de douane, il minimise les représailles dommageables et il ignore les conséquences négatives de l'isolement des États-Unis et de l'aliénation de leurs alliés.

La première ère de mondialisation a été inaugurée par le mouvement de libre-échange au Royaume-Uni, initié avec l'abrogation des Corn Laws en 1846 et le traité Cobden-Chevalier de 1860. Les révolutions industrielles au Royaume-Uni, puis aux États-Unis, ont bénéficié de l'essor du commerce mondial, comme illustrée sur le graphique 1 [Bordo et al., 2003 ; Meissner, 2024]. Les États-Unis ont enregistré un déficit commercial quasi constant de 1865 à la Première Guerre mondiale, période durant laquelle l’essor spectaculaire des entrées de capitaux a financé leur développement industriel.

GRAPHIQUE 1  Commerce mondial de 1500 à 2023 (en % du PIB mondial)

Une importante immigration a contribué au boom économique américain. Cependant, l'afflux d'immigrants et la forte augmentation de la part de la population née à l'étranger ont suscité un ressentiment croissant. Cela a alimenté le soutien populaire en faveur d'un renforcement des contrôles de l'immigration, du commerce mondial et des flux de capitaux transfrontaliers.

Les restrictions sur le commerce mondial et les flux de capitaux se sont intensifiées durant la Première Guerre mondiale, inaugurant une longue période de protectionnisme américain. De nouvelles lois américaines ont fortement limité les flux d'immigrants et la loi Fordney-McCumber Tariff Act de 1922 a imposé des droits de douane de 14 % sur tous les biens importés. Au début de la Grande Dépression, la loi Smoot-Hawley Tariff Act a imposé des droits de douane effectifs de 20 % sur les importations [Crucini et Kahn, 1996 ; Irwin, 1998]. Cela a aggravé la contraction de l’activité économique et a inauguré une période de restriction du commerce international, des flux de capitaux et de l'immigration.

La deuxième ère de mondialisation a débuté après la Seconde Guerre mondiale, puis s'est accélérée jusqu'à la Grande Crise financière de 2008-2009. Le commerce international et le PIB mondial ont explosé et la proportion de personnes vivant dans la pauvreté à travers le monde a considérablement diminué. À partir des années 1970, les États-Unis ont enregistré un déficit commercial quasi persistant (cf. graphique 2), bénéficiant d'afflux de capitaux qui ont contribué à financer les innovations technologiques et les avancées économiques.

Les États-Unis ont lancé de nombreuses réformes internationales cruciales qui ont favorisé le commerce mondial et les flux de capitaux, notamment le GATT, les accords de Bretton Woods, le FMI et la Banque mondiale. En 1999, les États-Unis ont notamment favorisé l'adhésion de la Chine à l’OMC, lui accordant ainsi le statut de nation favorisée et réduisant les barrières commerciales [Bordo, 2017]. L'émergence subséquent de la Chine comme pôle manufacturier mondial, grâce à son important excédent commercial bilatéral avec les États-Unis, en a fait une cible privilégiée des politiques tarifaires de Trump.

GRAPHIQUE 2  Déficit commercial des États-Unis (en % du PIB américain)

Durant la deuxième ère de la mondialisation, certains pays n'ont pas réussi à réduire leurs droits de douane et leurs barrières à l’échange et ils en ont payé le prix en termes de croissance économique et de progrès. L'Inde et l'Argentine ont été des retardataires notables et d'autres pays les moins avancés (PMA) ont suivi. En Inde, Jawaharlal Nehru croyait à la substitution des importations et l'Inde a maintenu des droits de douane élevés des années 1940 aux années 1990. En Argentine, Raúl Prebisch a suivi la même approche des années 1930 aux années 1980. Leurs économies ont stagné.

Les droits de douane du président Trump et ses menaces d'interventions sur le taux d’intérêt et sur les marchés des changes sapent les principes de la libre entreprise. Sa volonté de maintenir le dollar américain comme monnaie de réserve mondiale, combinée à son désir d'un dollar plus faible, est une contradiction et les menaces de pressions sur la Réserve fédérale pour qu'elle baisse ses taux d'intérêt ne feraient qu’alimenter la volatilité des marchés.

Les réductions des subventions à la défense européenne proposées par Trump et les initiatives de soft dollar dans les pays les moins avancés (PMA) modifieraient l'ordre mondial et la perte de crédibilité des États-Unis pourrait les isoler. Cela s'est déjà produit : après les droits de douane Smoot-Hawley de 1930, le Canada a riposté et, avec le Royaume-Uni et d'autres pays de l'Empire britannique, a signé l'accord d'Ottawa créant un mur tarifaire contre les États-Unis [Schenk, 2011], contribuant ainsi grandement à la célèbre spirale baissière du commerce mondial décrite par Charles Kindleberger [1986].

GRAPHIQUE 3  Indice d'incertitude entourant la politique économique

Les droits de douane ont déjà commencé à perturber les chaînes de valeur mondiales et à réduire l'efficacité de la production et elles ont suscité des représailles étrangères. De ce fait, leur impact économique négatif sera plus important que des hausses d'impôt sur les sociétés de même ampleur. L'indice Baker-Bloom-Davis mesurant l'incertitude entourant les politiques économiques a grimpé en flèche (cf. graphique 3), ce qui signale un ralentissement de la consommation et de la production industrielle [Baker et al., 2016]

La baisse marquée du dollar américain et la hausse des rendements des obligations du Trésor américain ont accru les risques pesant sur le financement de la dette publique américaine. Les inquiétudes à propos de la perte de crédibilité du gouvernement américain et la hausse de la dette publique pourraient compromettre le rôle historique des bons du Trésor américain comme valeur refuge mondiale. Les étrangers détiennent près d'un tiers des 26.000 milliards de dollars d'encours de dette publique américaine et une forte baisse de la demande pourrait faire grimper les rendements et perturber les marchés financiers mondiaux [Bordo et McCauley, 2025 ;  Bossone, 2025].

Une autre préoccupation concerne la collision imminente entre les tarifs douaniers de Trump et le double mandat de la Réserve fédérale. L'inflation est actuellement supérieure à la cible de 2 % fixée par la Fed et l'emploi est proche de son maximum, avec un taux de chômage de 4,2 %. La Fed s'est publiquement engagée à respecter son objectif d'inflation et elle s'inquiète de la hausse des anticipations d'inflation. Historiquement, elle a eu tendance à réagir plus rapidement à une hausse du chômage qu'à une hausse de l'inflation. Les menaces de Trump d'influencer la Fed planent en arrière-plan.

Heureusement, Trump a renoncé à ses droits de douane antérieurs et a manifesté sa volonté de négocier des baisses tarifaires avec la Chine, l'Europe et d'autres pays. Ses réductions tarifaires en avril, en réponse à la chute des cours boursiers et du dollar américain, ont révélé une volonté de négocier avec les dirigeants mondiaux et d'accorder des faveurs aux chefs d'entreprise américains qui s'engagent à augmenter leurs investissements et à relocaliser leur production.

Les brusques revirements de politique de Trump, en réponse aux seuils de douleur, son enthousiasme pour les négociations bilatérales et son encouragement au népotisme, sont malavisés et répugnants et ils témoignent d'un mépris naïf pour la libre entreprise et les marchés. Ils suggèrent néanmoins différents scénarios politiques et conséquences, tels qu’ils sont décrit ci-dessous. Il est à noter que tous les scénarios impliquent différents degrés de "pire", parce que le libre-échange sans droits de douane ni autres barrières produirait les meilleurs résultats économiques. 

Les scénarios sont :

Scénario 1. Meilleur résultat : légèrement négatif. Droits de douane effectifs moyens de 10 % sur toutes les importations, avec quelques exceptions (contre 4 % avant Trump) ; incertitudes modérées ; ralentissement significatif ou très légère récession pour les Etats-Unis ; le dollar américain et le marché boursier restent stables et les rendements des bons du Trésor baissent. Probabilité : 10 %.

Scénario 2. Le cas le moins défavorable. Les tarifs douaniers sont réduits à une moyenne de 12-14 % (environ 140 milliards de dollars ou 1,4 % du PIB), y compris des tarifs douaniers négociés plus faibles pour le Canada et le Mexique ; des représailles limitées et des incertitudes diminuées ; un ralentissement économique marqué ou une légère récession ; l'assouplissement monétaire de la Fed soutient le marché boursier ; le dollar américain baisse modestement de manière ordonnée ; les États-Unis conservent leur statut dominant dans le monde ; faible impact sur la croissance potentielle à long terme des États-Unis. Probabilité : 75 %.

Scénario 3. Pire scénario. Droits de douane effectifs moyens de 20 %, dont 10 % sur toutes les importations, assouplissement des droits de douane actuels sur la Chine (50 %), 25 % sur le Canada et le Mexique ; le dollar américain chute et les rendements des bons du Trésor américain explosent, ce qui force la Fed à intervenir pour stabiliser les marchés financiers ; baisses importantes des marchés boursiers ; récession modérément profonde ; impact négatif important sur la croissance potentielle américaine (-0,3 % à -0,4 %). Probabilité : 10 %.

Scénario 4. Scénario du pire du pire. Droits de douane moyens effectifs de 25 %. La guerre commerciale avec la Chine escalade et les droits de douane actuels sur le Canada et le Mexique persistent ; Trump intensifie les expulsions d'immigrants et procède à des coupes permanentes dans le financement public de la recherche et des universités ; la crédibilité des États-Unis diminue considérablement, le dollar américain et la bourse chutent ; les États-Unis subissent une profonde récession et leur croissance potentielle est réduite de 0,5 % ; l'exceptionnalisme américain s'érode nettement. Probabilité : 5 %.

Le scénario 2, le plus probable et le moins défavorable, semble réaliste au vu du comportement et des préférences révélés par Trump. Cependant, apaiser les relations avec les alliés et parvenir à une normalisation diplomatique pourrait nécessiter des années de bonne conduite de la part des États-Unis et cela est peu probable sous l'administration Trump. Nous espérons qu'avec l'assouplissement des droits de douane et des barrières commerciales, les dirigeants étrangers « toléreront » Trump, tout en continuant à apprécier les capacités et le potentiel exceptionnels du secteur privé et de l'économie américains. »

Michael Bordo & Mickey Levy, « Trump’s tariffs: Disregarding lessons from history and scenarios and probable outcomes », 9 juin 2025. Traduit par Martin Anota


Aller plus loin...

« Les conséquences économiques du second mandat de Trump » 

« Quelles ont été les conséquences de la guerre commerciale de Trump pour les Etats-Unis ? »

« La libéralisation du commerce extérieur promeut-elle la croissance économique ? » 

« Petite macroéconomie des droits de douane »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire