samedi 7 juin 2025

Un monde sans actifs sûrs

« Pendant sept décennies, l'économie mondiale a été organisée autour du dollar américain. Il sert de principale monnaie de facturation, de prêt et véhiculaire. Plus important encore, les États-Unis fournissent au monde un actif sûr unique. Les titres du Trésor (et les actifs assimilés) sont universellement accessibles, très liquides et perçus comme pratiquement sans risque. Les marchés financiers américains fournissent le seul lieu où les banques centrales étrangères et les investisseurs internationaux peuvent placer leurs capitaux en toute sécurité, en volumes (quasiment) illimités et avec un accès (quasiment) inconditionnel. Les bons du Trésor américain de court terme fonctionnent comme de la monnaie : ils sont négociables sans perte, offrant ainsi à leurs détenteurs des liquidités en période de tensions et d'incertitudes financières. Cette accessibilité et cette liquidité généralisées leur confèrent les caractéristiques d'un bien public mondial.

De ce rôle, les États-Unis tirent d'importants "privilèges" économiques, financiers et géopolitiques. La demande structurelle d'actifs américains contribue au financement des déficits budgétaire et courant. Les États-Unis dominent la situation financière mondiale. Ils exercent une influence significative sur les systèmes de paiement et l'allocation transfrontalière des capitaux. L'accès au dollar est une condition de pleine participation à l'économie mondiale. Au cours des dix dernières années, les sanctions ont de plus en plus transformé cet avantage en arme d'influence géopolitique.

Pris ensemble, ce privilège des États-Unis et les avantages correspondants pour le reste du monde constituent une forme de contrat social mondial. On peut le voir comme asymétrique ou injuste. Pourtant, malgré tous ses problèmes, il a soutenu la mondialisation dans sa forme actuelle. Il a survécu à la crise financière mondiale et à l'émergence de l'euro et du renminbi comme concurrents potentiels.

Les évolutions récentes des attitudes et des politiques américaines soulèvent des questions quant à l'avenir. À ce stade, il est fort probable que la domination du dollar demeure. Il n'existe aucune alternative crédible comme réserve de valeur mondiale ; aucun autre pays ni aucune autre région ne satisfait à la double exigence d'un compte de capital pleinement ouvert et d'un marché de la dette publique profond et liquide. Les externalités de réseau et le déplacement des coûts contribueront à maintenir le dollar au centre du système financier mondial. Les doutes actuels pourraient être dissipés par un retour à des attitudes plus traditionnelles de la part des autorités américaines. Néanmoins, il faut explorer un scénario hypothétique où le monde serait privé de son actif refuge mondial central.

Les fondations des actifs sûrs

Un actif sûr offre des avantages uniques à son détenteur. Contrairement à d'autres instruments financiers, sa valeur nominale est stable dans la plupart des pays du monde. Il constitue une réserve de valeur fiable. Il ne se déprécie pas (et peut même s'apprécier) en période de crise. Il se comporte comme un "bon ami" [Brunnermeier et al., 2022], offrant protection, valeur de couverture et assurance contre les risques idiosyncratiques ou agrégés.

Les actifs sûrs sont insensibles à l'information. Il s'agit d'une anomalie dans le monde de la finance. La plupart des actifs financiers réagissent naturellement aux nouvelles. Les sécuriser nécessite une ingénierie financière délibérée ou une construction institutionnelle. Les actifs sûrs sont "créés, pas simplement nés" [Mc Cauley, 2019]. Ils sont soutenus par des institutions ou des politiques publiques. Par exemple, l'assurance-dépôts transforme les créances intrinsèquement risquées sur les banques en monnaie sûre. A une autre échelle, le gouvernement américain accorde une garantie implicite (mais parfois réaffirmée) aux obligations émises par Freddy Mac et Fanny Mae, les "agences" qui soutiennent le marché hypothécaire américain.

Généralement, les actifs sûrs se présentent sous forme de dette [Holmstrom, 2015]. La dette est juridiquement conçue pour être insensible à l'information. Pour la dette publique, la solidité de la situation budgétaire et l'engagement du gouvernement à honorer ses engagements jouent un rôle clé. Contrairement à la dette publique, les dettes privées ne sont pas protégées par le pouvoir souverain de taxer. Elles présentent une fragilité intrinsèque découlant des éventuels doutes sur la solvabilité finale de leur émetteur. Selon la "vision informationnelle" [Dang et al., 2019], les crises financières surviennent lorsque les actifs privés deviennent sensibles à l'information et qu'une incertitude surgit quant à leur valeur nominale.

Il y a aussi une dimension endogène à la sécurité. Les actifs sont sûrs parce qu'ils sont perçus comme tels et cette caractéristique est bien connue. Cette caractéristique auto-renforçante est souvent qualifiée de "tautologie des actifs sûrs" (safe asset tautology) [Brunnermeier et al., 2022]. Les objectifs, les intentions et les actions perçus des autorités influencent considérablement la perception de la sécurité des actifs. À l'inverse, des politiques incertaines compromettent la sécurité. Comme l'a observé une fois Kindleberger, "le manque de confiance dans le dollar a été dû à l'attitude des responsables gouvernementaux… et reflète leur incapacité à comprendre les implications de la fonction d'intermédiaire" [Kindleberger et al., 1966]. En remplaçant "intermédiaire" par "actif sûr", cette expression identifie parfaitement les sources d'incertitude qui affectent actuellement les actifs en dollars, à savoir : 

● Les fondamentaux des politiques budgétaires américaines sont fragiles, avec des déficits importants prévus à l’avenir.
● L’administration américaine a adopté une approche mercantiliste du commerce international, qui favorise explicitement la dépréciation systématique du dollar. 
● Certains dirigeants américains actuels voient la force et la domination du dollar comme un fardeau pour l’économie réelle, et non comme un privilège à préserver. 
● De multiples attaques contre l’indépendance de la Réserve fédérale pourraient réduire sa capacité à soutenir les marchés du Trésor à l’avenir.

Ce dernier point mérite d'être développé. Les banques centrales ont traditionnellement pour rôle de soutenir les marchés de la dette publique et d’éviter des crises de liquidité et de refinancement. Ce rôle a récemment pris une importance nouvelle. Lors de la ruée vers les liquidités de mars 2020, les bons du Trésor américain (l'actif sûr par excellence) ont connu des tensions de liquidité extrêmes. La dette publique est devenue sensible aux informations. Les interactions stratégiques entre investisseurs endettés ont alimenté les anticipations de futures baisses de prix et les pressions vendeuses auto-amplifiées [Eisenbach et Phelan, 2022]. Des interventions massives des banques centrales ont été nécessaires pour briser ce cycle. Cet épisode a révélé que sécurité et liquidité ne coïncident pas toujours : les dynamiques du marché peuvent primer sur la sécurité théorique. Il met également en évidence le rôle des banques centrales dans le soutien à la sécurité des actifs. Les institutions comptent. La banque centrale doit être perçue comme pleinement indépendante. Dans le cas contraire, elle sera soupçonnée de monétiser la dette publique et de tomber sous la domination de l'autorité budgétaire.

Les actifs sûrs et l'économie

Cette section considère le scénario d'une perte partielle ou totale du statut de monnaie de réserve du dollar américain. Elle évoque tout d'abord certains effets macroéconomiques généraux avant d'évaluer les implications pour le système monétaire international.

Taux d'intérêt et liquidité

D’un point de vue macroéconomique, un point de départ utile est le niveau et l’évolution des taux d’intérêt d’équilibre.

Cette question est souvent analysée dans le cadre théorique de la "pénurie d'actifs sûrs" (safe asset shortage). La demande excédentaire d'actifs sans risque pousse les taux d'intérêt vers la borne inférieure zéro (voire vers des niveaux négatifs pour certaines obligations de long terme). La stabilisation macroéconomique doit alors être opérée soit par une politique monétaire non conventionnelle, soit par un recours accru à la politique budgétaire.

Cependant, une disparition totale des actifs sûrs serait fondamentalement différente d'une pénurie. Dans un scénario de pénurie, un actif de référence demeure une ancre sans risque. Dans un monde sans actif sûr, il n’y a pas de taux sans risque sur lequel les agents se coordonnent pour fixer les prix des actifs. Les investisseurs doivent s'appuyer sur des signaux privés et des valorisations relatives, ce qui entraîne une volatilité accrue, une dispersion accrue des croyances et des primes de risque structurellement plus élevées. Alors qu'une pénurie d'actifs sûrs réduit les taux d'intérêt, une disparition totale les fera au contraire augmenter.

Un deuxième problème concerne l'approvisionnement en liquidités. Sans actifs sûrs, les asymétries d'information se généraliseront au sein du système financier. Par conséquent, les marchés financiers seront sujets à des crises de liquidité récurrentes. Il n'y aura plus de collatéraux sûrs disponibles pour soutenir l'intermédiation financière. Les activités, en particulier celles des "non-banques", qui dépendent des liquidités, deviendront plus coûteuses et plus risquées. Il y aura moins de prise de risque et de transformation des échéances.

Lorsque la liquidité s’assèche dans le système financier, les banques centrales deviendront les principaux, voire les seuls, fournisseurs de liquidités (externes). Contrairement à ceux des agents privés, leurs bilans ne sont pas soumis à des contraintes de solvabilité et de liquidité. Elles sont particulièrement bien placées pour émettre en quantités illimitées des passifs non sensibles à l'information. Elles feront face à des pressions croissantes pour intervenir, ce qui rendra difficile la conciliation de leurs mandats monétaires avec la demande d'actifs sûrs. Le dilemme de Triffin, c’est-à-dire la contradiction inhérente entre la stabilité monétaire domestique et l'offre d'actifs sûrs, réapparaîtra avec force dans ce nouveau contexte.

Les actifs sûrs dans l'économie mondiale

La disparition des actifs sûrs altèrerait profondément l’architecture financière mondiale.

Le système actuel est le fruit de décennies d'évolutions liées à deux tendances étroitement liées : la libéralisation des comptes de capitaux et l'accumulation de réserves de change. La libéralisation des flux de capitaux expose les pays à des chocs financiers potentiellement déstabilisateurs. Les réserves de change fournissent un tampon pour absorber ces chocs et éviter une volatilité excessive des taux de change. Elles permettent aussi aux banques centrales d'agir comme prêteurs en dernier ressort en dollars auprès de leurs banques et entreprises privées, soutenant ainsi leur activité internationale.

Il est fréquemment supposé que si le dollar disparaissait comme monnaie de réserve, des alternatives ou des compléments émergeraient. Le monde deviendrait multipolaire et multidevises, répondant ainsi aux aspirations de longue date pour un système plus symétrique. Mais un tel monde n'a pas émergé, et ce pour une raison. Parce qu'il constitue la source ultime de liquidité, un actif sûr mondial est très proche d'un monopole naturel. La liquidité est sujette à des effets d'échelle. Plus les agents utilisent un actif comme réserve de valeur liquide, plus il devient liquide. La fragmentation entre plusieurs émetteurs compromettrait ces avantages et réduirait la liquidité. C'est pour cette raison que la concurrence monétaire mondiale ne peut réellement se développer tant que la monnaie internationale se définit principalement par sa fonction de réserve de valeur.

Mais un changement vers un système différent pourrait survenir. Si les pays étaient privés de réserves de valeur fiables, ils réagiraient naturellement en inversant la tendance à la libéralisation des comptes de capital, réduisant ainsi leur exposition aux chocs et leurs besoins en réserves [James et al., 2022]. Un nouveau système monétaire international émergerait, un système dans lequel les interactions transfrontalières seraient principalement provoquées par les échanges de biens et de services, et où la monnaie internationale serait définie par son rôle d’intermédiaire des échanges plutôt que par son rôle de réserve de valeur.

Cela ressemblerait au système qui prévalait dans les décennies suivant la Seconde Guerre mondiale. Cependant, le monde ne reviendrait pas exactement à cette configuration antérieure. La monnaie est de plus en plus utilisée sous forme numérique. La technologie interagirait avec la géopolitique pour dessiner la carte monétaire internationale. Dans cet environnement, les pays tireront leur influence monétaire non pas de leur capacité à émettre des actifs sûrs, mais de leur capacité à construire, gouverner et développer des réseaux numériques fondés sur de nouvelles formes de monnaie, telles que les stablecoins. Nous pourrions assister à l'émergence de "zones monétaires numériques" (digital currency areas) [James et al., 2022], structurées autour de l'interconnexion technologique plutôt que d'une réserve de valeur partagée. La concurrence monétaire naîtrait non pas entre différentes monnaies circulant au sein d'une même zone, mais entre des zones monétaires distinctes définies par des alliances politiques et solidifiées par des infrastructures numériques.

L'administration américaine semble de plus en plus tentée par cette vision du "crypto-mercantilisme" (crypto-mercantilism) [Monnet, 2025]. Elle se montre moins intéressée par la préservation du statut de réserve mondiale du dollar. Elle désire promouvoir le développement de stablecoins mondiaux libellés en dollars. Les plateformes sociales et commerciales existantes sont bien équipées pour exploiter cette situation, surtout si elles parviennent à unir leurs efforts à ceux des pouvoirs publics.

Conclusion

Globalement, sans actif sûr mondial, le monde serait plus segmenté, plus volatil et, en conséquence, moins prospère. Le système ne gèrerait pas facilement les déséquilibres des comptes courants ou de l'épargne-investissement. Les pays dépendraient principalement de leurs ressources domestiques pour financer leur développement.

Ce changement serait particulièrement préjudiciable pour les économies à faible revenu et en développement, qui dépendent structurellement de l'accès aux capitaux extérieurs pour financer leurs investissements, leurs infrastructures et leurs objectifs de développement plus larges. Leur coût d'emprunt pourrait augmenter considérablement, tandis que la disponibilité du soutien financier contracyclique diminuerait. Ces pays seraient plus vulnérables aux chocs.

Dans ce nouveau paysage, l'Europe pourrait faire face à de nouvelles opportunités et responsabilités. Il n’est pas réaliste qu’elle puise offrir une alternative complète au dollar comme actif sûr mondial. Des progrès sont encore nécessaires pour unifier les marchés de capitaux et de la dette. Cependant, en s'appuyant sur sa forte crédibilité monétaire et sa stabilité institutionnelle, la zone euro pourrait progressivement stimuler la demande mondiale d'actifs libellés en euros. Une solution consisterait à accroître l'apport de liquidités en euros à ses principaux partenaires, par le biais de lignes de swap, de facilités de pension et d'autres formes de coopération monétaire [Pisani-Ferry, 2025]. Ce faisant, elle pourrait aider les pays voisins à s'adapter à un ordre monétaire mondial plus fragmenté et moins centré sur le dollar. »

Jean-Pierre Landau, « A world with no safe assets », 6 juin 2025. Traduit par Martin Anota

 

Références

« L’économie mondiale en quête d’actifs sans risque » 

« La trappe à sûreté » 

« Les taux d’intérêt réels, les déséquilibres globaux et la malédiction du fournisseur d’actifs sûrs à la borne zéro » 

« La discrète érosion de la suprématie du dollar » 

« Le talon d’Achille du système monétaire et financier international » 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire