vendredi 27 juin 2025

Une nouvelle Guerre froide ? Comment les liens commerciaux et d’investissement sont en train de changer

« Pendant des décennies, le monde a semblé aller vers une intégration économique toujours plus poussée. Avec la chute du mur de Berlin, la création de l’OMC et l’essor de la Chine comme puissance manufacturière, la croissance des flux commerciaux entre les pays a constamment dépassé la croissance de l’activité économique mondiale. Mais depuis la fin des années 2000, cette tendance a pris fin. Des événements comme le Brexit, la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine (qui a débuté en 2018) et la reprise de l’invasion russe de l’Ukraine en 2022 ont conduit à une réévaluation des hypothèses de longue date à propos de la montée inexorable de la mondialisation. La désillusion avec la tendance du commerce à creuser les inégalités au sein des pays, la fragilité des chaînes de valeur mondiales hautement spécialisées, révélée par la pandémie de Covid-19, et l’exacerbation des frictions géopolitiques avec la guerre en Ukraine amènent à reconsidérer les engagements en faveur du libre-échange. A travers le monde, les mesures politiques restreignant directement ou indirectement les flux commerciaux ont explosé (cf. graphique 1). Et si le commerce mondial est resté remarquablement résilient jusqu'en 2024, le ratio du commerce mondial de biens au PIB fluctuant entre 41 % et 48 % au cours de la décennie précédant 2024, nous assistons à une réorientation des flux commerciaux et d'investissement selon des lignes géopolitiques.

GRAPHIQUE 1  Restrictions au commerce et aux investissements étrangers

La fragmentation géoéconomique désigne les changements, induits par la politique (policy), des sources ou destinations des flux économiques transfrontaliers (le commerce, l’investissement et la finance), souvent guidés par des considérations stratégiques, telles que la sécurité nationale et économique. La Guerre froide offre un précédent historique de ce à quoi peut ressembler la fragmentation. Bien que la part du commerce mondial dans la production mondiale ait augmenté pendant la Guerre froide (1947-1990), les échanges entre les blocs centrés sur l'Occident et les blocs centrés sur l'URSS se sont effondrés par rapport aux échanges intra-blocs (cf. graphique 2). Ce profond découplage, qui a persisté jusqu'en 1990, tient à l'idéologie, aux préoccupations de sécurité nationale et à la formation de systèmes économiques opposés.

Guidés par cette expérience historique, nous examinons si les flux commerciaux, d’investissement et de capitaux se fragmentent déjà selon des lignes géopolitiques. Nous définissons des groupes de pays géopolitiquement alignés en suivant des études récentes qui utilisent la similarité des schémas de vote des pays à l'Assemblée générale des Nations Unies pour saisir les attitudes politiques bilatérales des pays les uns envers les autres [Aiyar et al., 2024]. Les pays sont divisés en trois groupes en fonction des valeurs en 2021 de leur distance géopolitique [Bailey et al., 2017] par rapport aux États-Unis ou à la Chine : (1) un bloc mené par les Etats-Unis, qui inclut les pays du quartile supérieur en termes de proximité politique avec les États-Unis ; (2) un bloc mené par la Chine, qui inclut les pays du quartile supérieur en termes de proximité politique avec la Chine ; et (3) un ensemble de pays non alignés, comprenant les économies restantes. 

Les modèles de gravité des flux commerciaux, d'investissement et de portefeuille révèlent que des fissures apparaissent en effet dans les flux transfrontaliers. Une fois pris en compte tous les chocs à l'échelle des pays et les facteurs invariants dans le temps qui sont susceptibles d'influencer l'ampleur des échanges et des investissements entre paires de pays, les flux commerciaux et le nombre de projets d'IDE annoncés entre un bloc centré sur les États-Unis et un bloc centré sur la Chine sont, respectivement, inférieurs de 11 % et 12 % aux échanges commerciaux et aux investissements entre pays d'un même bloc depuis la guerre en Ukraine. Chose cohérente avec ces résultats, les parts des détentions de portefeuilles entre blocs ont également diminué de 0,5 point de pourcentage de plus que celles au sein des blocs après la reprise de l'invasion russe de l'Ukraine. Le manque de flux transfrontaliers est significatif à la fois économiquement et statistiquement, même s'il ne représente encore, au milieu de l’année 2024, qu'une fraction du manque d’échanges entre blocs rivaux durant la Guerre froide.

La comparaison avec la Guerre froide met également en lumière un rôle différent pour les pays non alignés. Alors que durant la Guerre froide, le commerce avec les économies non alignées ont diminué d'environ 40 %, nous n'avons observé aucune réduction relative des flux commerciaux et d'investissement impliquant les pays non alignés jusqu'à la mi-2024. Ce sont précisément ces économies non alignées qui ont partiellement soutenu le commerce mondial jusqu'à la mi-2024.

En zoomant sur les tensions commerciales entre les États-Unis et la Chine en 2018, qui ont significativement affecté les flux commerciaux et d'investissement directs entre les deux pays, notre analyse suggère que ces liens directs sont simplement remplacés par des liens indirects. Alors que la Chine perdait des parts de marché dans les importations américaines, d'autres pays ont gagné en importance en tant que fournisseurs. Parallèlement, ces pays sont également devenus d'importants importateurs de produits chinois. Il existe une forte corrélation entre la hausse des importations en provenance de Chine et celle des exportations vers les États-Unis, tant au niveau agrégé qu'à différents niveaux de désagrégation des produits [Alfaro et Chor, 2024 ; Freund et al., 2025]. Les flux d'IDE ont suivi une trajectoire similaire. En outre, les secteurs dont les importations en provenance de Chine étaient soumises à des droits de douane plus élevés de la part des États-Unis ont connu des entrées d'IDE chinois nettement plus importantes, ce qui suggère que les entreprises chinoises produisant des biens fortement taxés étaient plus susceptibles de délocaliser leur production à l'étranger.

Bien qu'il y ait une grande incertitude quant à la mesure dans laquelle les économies actuellement non alignées continueront à jouer un rôle de "connecteurs", comprendre si la réallocation des flux commerciaux représente de véritables changements dans la production et la valeur ajoutée, par opposition à une simple réorientation des échanges, a d'importantes implications politiques. Les IDE peuvent stimuler l'activité économique, l'emploi et l'investissement dans les pays qui les reçoivent. Ils constituent aussi un canal important pour la diffusion des connaissances et les transferts technologiques. D’un autre côté, la réorientation des échanges pour éviter les droits de douane est probablement coûteuse et inefficace, avec de moindres bénéfices pour le connecteur. Nous examinons donc de manière systématique comment les IDE se sont relocalisés en réponse aux mesures de restriction des échanges (par exemple, les IDE visant à contourner des droits de douane) et quels pays tendent à en bénéficier le plus. En particulier, nous examinons si les pays augmentent leurs IDE sortants dans les secteurs ciblés par leurs partenaires commerciaux avec des restrictions d'importation plus élevées et quels pays captent ces flux d'IDE et se transforment en "connecteurs" via lesquels l'émetteur d'IDE pourrait tenter d'atteindre des marchés restreints. L'estimation d'un modèle standard des flux d'IDE […] révèle qu'à mesure que les restrictions à l'exportation d'un pays dans un secteur augmentent, les sorties d'IDE du secteur de ce pays vers les pays non alignés ayant un meilleur accès à l'exportation (par exemple, de faibles restrictions imposées à leurs exportations par leurs partenaires commerciaux) augmentent. Cela se fait en partie au détriment des investissements dans les paires de pays-secteurs avec des coûts d'exportation plus élevés.

En résumé, les flux commerciaux, d’investissements et de capitaux se fragmentent selon des lignes géopolitiques. À l'instar de la période de la Guerre froide, le commerce et les investissements entre les blocs diminuent, relativement avec le commerce et les investissements au sein des blocs. Et si le découplage est resté relativement faible en 2024 par rapport à la Guerre froide, il pourrait s'aggraver considérablement si les tensions géopolitiques persistent et si les politiques commerciales restrictives continuent de se renforcer. Contrairement aux premières années de la Guerre froide, un ensemble de pays "connecteurs" non alignés a rapidement gagné en importance comme source d'exportations vers un bloc et comme destination des exportations et des IDE depuis l’autre bloc, servant de facto de passerelle entre les blocs. Les données empiriques suggèrent que les pays ont réagi aux restrictions commerciales auxquelles font face leurs exportations en délocalisant leur production vers des pays connecteurs dont les exportations sont soumises à peu de restrictions à l'importation de la part de leurs partenaires commerciaux.

La voie suivie dépendra en grande partie de la décision des décideurs politiques de préserver les acquis d'une économie mondiale intégrée, peut-être en fermant les yeux sur les flux réorientés via les pays connecteurs, ou d'opter plutôt pour des formes de découplage plus poussées. Si les barrières à l’échange continuent de s'accroître entre les blocs et que les pays non alignés ne sont pas contraints de choisir leur camp dans un monde polarisé, on pourrait s'attendre à un réalignement continu des échanges commerciaux et des flux d'IDE, à la recherche de plateformes d'exportation vers des marchés restreints. Une telle relocalisation pourrait avoir des conséquences non négligeables sur les variables réelles, tels que la production manufacturière, l'emploi et les soldes commerciaux, avec des gains relatifs pour les pays capables d'attirer les IDE.

Cependant, alors que les connecteurs pourraient soutenir les flux mondiaux d'échanges et d'investissements et atténuer les coûts de la fragmentation, l'objectif ultime des restrictions commerciales et des politiques industrielles (tel qu'énoncé par les décideurs politiques), à savoir une diversification et une résilience accrues et une moindre dépendance stratégique, ne sera pas nécessairement atteint. D’un autre côté, une intensification de la guerre commerciale, qui rendrait les exigences en matière de règles d'origine plus strictes et forcerait les économies non alignées à choisir des blocs, supprimerait leur rôle de connecteurs, amplifiant potentiellement les coûts économiques de la fragmentation.

En somme, si la mondialisation ne s'effondre pas (encore), les flux transfrontaliers sont en cours de réorganisation. Nous savons encore peu de choses sur la forme finale que prendra cette réorganisation et sur les conséquences économiques qu’elle aura. Cependant, en cette période d'incertitude sans précédent, une chose est certaine : comprendre la géopolitique derrière les flux économiques n'est plus facultatif. C'est essentiel. »

Gita Gopinath, Pierre-Olivier Gourinchas, Andrea Presbitero & Petia Topalova, « A new Cold War? How trade and investment linkages are changing », in Richard Baldwin & Michele Ruta (dir.), The State of Globalisation, juin 2025. Traduit par Martin Anota

 

Références

Aiyar, S., D. Malacrino & A. Presbitero (2024), « Investing in friends: The role of geopolitical alignment in FDI flows », European Journal of Political Economy, vol. 83C.

Airaudo, F., F. de Soyres, K. Richards & A. M. Santacreu (2025), « Measuring geopolitical fragmentation: Implications for trade, financial flows, and economic policy », Federal Reserve Bank of St. Louis working paper, n° 2025-006.

Alfaro, L., & D. Chor (2023), « Global supply chains: The looming “Great Reallocation” », NBER working paper, n° 31661.

Bailey, M. A., A. Strezhnev & E. Voeten (2017), « Estimating dynamic State preferences from United Nations voting data », Journal of Conflict Resolution, vol. 61, n° 2.

Blanga-Gubbay, M. & S. Rubínová (2023), « Is the global economy fragmenting? », WTO staff working paper, n° 2023–10.

Cheng, C.-H., O. Konovalov & A. Plekhanov (2025), « Connector economies in a fragmenting world », EBRD working paper, n° 303.

Fouquin, M., & J. Hugot (2016), « Back to the future: International trade costs and the two globalizations », CEPII Working Paper No. 2016-13.

Freund, C., A. Mattoo, A. Mulabdic & M. Ruta (2024), « Is US trade policy reshaping global supply chains? », Journal of International Economics, vol. 152.

Gokmen, G. (2017), « Clash of civilizations and the impact of cultural differences on trade », Journal of Development Economics, vol. 127.

Gopinath, G., P.-O. Gourinchas, A. Presbitero & P. Topalova (2025a), « Changing global linkages: A new Cold war? », Journal of International Economics, vol. 153.

Gopinath, G., P.-O. Gourinchas, A. Presbitero & P. Topalova (2025b), « Changing global linkages: Bridging geopolitical fragments », American Economic Review Papers & Proceedings, vol. 115.

Qiu, H., D. Xia & J. Yetman (2025), « The role of geopolitics in international trade », BIS, working paper, n° 249.

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