« Stanley Fischer a mené deux carrières : l’une entant qu’universitaire et l’autre en tant que décideur politique. Je me focaliserai ici principalement sur le volet MIT de sa vie, mais il convient de replacer celui-ci dans son contexte.Stan est né en 1943 et a grandi à Mazabuka, une ville de Rhodésie du Nord (aujourd'hui la Zambie), où sa famille tenait un petit magasin. La maison où il a grandi se trouvait derrière le magasin ; elle n'avait pas l'eau courante et était éclairée par des lampes tempête. Sa famille a déménagé en Rhodésie du Sud (aujourd'hui le Zimbabwe) lorsqu'il avait 13 ans. Il a découvert la science économique au lycée et il a quitté la Rhodésie après avoir obtenu une bourse pour intégrer la London School of Economics, où il a obtenu une licence en 1965, puis un master en 1966. De là, attiré par les travaux de Robert Solow et Paul Samuelson, il est allé au MIT pour un doctorat.
Au MIT, il faisait partie d'un groupe d'étudiants exceptionnel. Celui-ci comptait notamment Robert Hall, William Nordhaus, Avinash Dixit, Robert Gordon, Ray Fair, Michael Rothschild, Joseph Stiglitz et Robert Merton. Dans un tel environnement intellectuel, Stan s'est épanoui. Il a rédigé sa thèse sous la direction de Frank Fisher, sur le choix de portefeuille.
Après avoir fini sa thèse en 1969, il est allé à l'Université de Chicago, tout d'abord comme postdoctorant, puis comme professeur assistant. Il s'est lié d'amitié avec un autre jeune professeur, Jacob Frenkel, et un étudiant prometteur, Rudi Dornbusch, qui sont tous deux devenus ses deux coauteurs réguliers. Comme Stan, ils ont poursuivi des carrières à la fois à l’université et comme décideurs et conseillers économiques.
En 1973, Stan est retourné au MIT comme professeur associé. Il est devenu professeur titulaire en 1977 et, hormis une interruption comme économiste en chef de la Banque mondiale de 1988 à 1990, il y est resté jusqu'en 1994. Le premier cours qu'il a enseigné portait sur l'économie monétaire et il le faisait avec Paul Samuelson, un défi qui aurait effrayé n'importe qui. À partir de là, il a généralement enseigné une partie du programme de macroéconomie de première année et l'un des deux cours d'économie monétaire avancée (appelée plus tard macroéconomie). Il a été chef de département en 1993-1994.
Lorsqu’il était au MIT, Stan s'est de plus en plus intéressé à la politique économique, comme en témoigne son passage à la Banque mondiale. En 1994, il a rejoint le FMI comme premier directeur général adjoint, travaillant en étroite collaboration avec le directeur général Michel Camdessus jusqu'en 2000, puis brièvement sous la direction de Horst Köhler, jusqu'en 2001. Il est ensuite devenu vice-président de Citigroup, qu'il a quitté en 2005 pour devenir gouverneur de la Banque d'Israël, un choix reflétant à la fois son engagement envers le service public et ses liens de longue date avec l'État d'Israël. Il est resté à la banque centrale jusqu'en 2013, année de son retour aux États-Unis. En 2014, il a été nommé vice-président du conseil des gouverneurs de la Réserve fédérale, poste qu'il a occupé jusqu'en 2017.
Sans surprise, Stan a reçu de nombreuses distinctions, notamment celles de membre de l'Econometric Society, de membre de l'American Academy of Arts and Sciences et de membre distingué de l'American Economic Association. Il a reçu plusieurs doctorats honorifiques et a été choisi comme gouverneur de banque centrale de l'année par Euromoney en 2010 et il s'est vu décerner le prix "Lifetime Achievement" par Central Banking en 2022.
Université, institutions en charge de politiques internationale ou domestique, finance : on peut s'interroger sur la cohérence d'une telle carrière. Mais Stan apportait les mêmes qualités à tous : un esprit d'analyse clair, de grandes compétences en gestion et une éthique de travail incroyable. En fait, une éthique exceptionnelle.
Ces qualités étaient manifestes au MIT, où les étudiants affluaient dans son bureau. Quand Rudi Dornbusch a rejoint Stan au MIT en 1976, la macroéconomie et la macroéconomie internationale étaient devenues les domaines les plus populaires. Plusieurs des étudiants qui ont suivi ces cours et rédigé leur thèse avec Stan ou Rudi ont dominé les sphères de politique économique pendant plusieurs décennies.
Qu'est-ce qui explique ce succès ? Un certain nombre de facteurs.
Premièrement, les travaux même de Stan et Rudi. Ils travaillaient sur des questions centrales de la macroéconomie, en utilisant des modèles et des méthodes simples, et leurs étudiants (moi y compris) aspiraient à la pertinence, à la simplicité et à l'élégance qui caractérisaient leurs travaux. Deux exemples l’illustrent. Rudi est arrivé au MIT peu après la publication de "Expectations and exchange rate dynamics" [1976], dans lequel il soutenait que, contrairement aux espoirs et aux prédictions des partisans des régimes de change flexibles, sous de tels régimes et avec la mobilité des capitaux, les taux de change étaient susceptibles de subir d'importantes fluctuations. Cet article, qui compte aujourd'hui plus de 8.000 citations, a largement façonné ce champ de recherche pendant plusieurs décennies. Peu après, Stan a publié "Long-term contracts, rational expectations, and the optimal money supply rule" [1977]. Avec l'introduction des anticipations rationnelles dans les années 1970, plusieurs chercheurs, de Robert Barro à Robert Lucas en passant par Tom Sargent, avaient soutenu que la marge de manœuvre pour utiliser la politique monétaire était très limitée. Seule une politique monétaire non anticipée ou un avantage informationnel de la banque centrale pouvaient permettre à cette dernière d’influencer la production réelle. Stan a montré que, si les salaires nominaux étaient fixés sur une période plus longue que le temps nécessaire à la politique monétaire pour réagir, alors même une politique monétaire anticipée pouvait, et devait, être utilisée. Cet article, ainsi que ceux de John Taylor et Guillermo Calvo, ont conduit à l'approche nouvelle keynésienne en macroéconomie, qui met l'accent sur les rigidités nominales et sur d’autres imperfections, une approche qui domine largement le domaine aujourd'hui. D'autres articles importants ont été publiés, notamment deux élégants articles sur le commerce international, rédigés conjointement par Stan, Rudi et Paul Samuelson, qui examinaient le commerce avec un continuum de biens, dans des modèles ricardien et Heckscher-Ohlin (1977 et 1980, respectivement).
Deuxièmement, le style de recherche, mettant l’accent sur la simplicité et la transparence et sur la recherche de modèles simples mais formels pour apporter des éclairages sur des questions difficiles. Non pas que les techniques n'étaient pas valorisées lorsqu'elles étaient utiles (d’ailleurs, nous, les étudiants, étions d'ailleurs impressionnés par l'utilisation que faisait Stan du calcul stochastique dans ses articles de macrofinance), mais il n'y avait aucune tentative d'impressionner ou de frimer. Les idées, et non les méthodes, étaient primordiales. Paul Krugman l'a bien exprimé dans un billet de blog de 2015 : "Les étudiants du MIT ont développé un style qui était soit merveilleusement pragmatique, soit terriblement dépourvu de rigueur, selon vos goûts : les modèles dérivés de fondements microéconomiques étaient toujours l'objectif, mais lorsque l'expérience observée était clairement aux antipodes de ce que les modèles prédisaient, on se contentait d'imposer un comportement réaliste et de laisser son explication ultime comme un projet pour l'avenir… Je pense qu'il est évident que cette approche était plus adaptée pour produire des futurs gouverneurs de banque centrale, économistes en chef et même experts qu'une approche privilégiant la pureté au réalisme".
Troisièmement, l'attitude intellectuelle de Stan et Rudi. Même si la macroéconomie traversait des guerres de religion, il n'y avait pas de sentiment de "nous contre eux", mais plutôt une ouverture aux points de vue alternatifs, reflétant peut-être le fait que Stan et Rudi avaient passé du temps à Chicago, mais aussi une humilité intellectuelle et l'idée qu'il y avait beaucoup à apprendre des autres approches. Dans le cours d'économie monétaire que j'ai suivi avec Stan en 1974, nous consacrions la moitié du temps à une première ébauche de l'ouvrage de 1976 de Robert Barro et Herschel Grossman sur l’économie du déséquilibre et l'autre moitié à l'article de 1972 de Robert Lucas, "Expectations and the neutrality of money". S'ajoutaient à cela les normes sociales qui s'étaient développées au MIT depuis la création du département et l'influence de Paul Samuelson et Robert Solow, entre autres, où les étudiants travaillaient ensemble et où les directeurs de thèse encadraient étroitement leurs thésards, tant sur le plan intellectuel que personnel.
Stan était connu pour lire nos travaux littéralement ligne par ligne et pour nous inviter à déjeuner ou dîner le dimanche avec sa femme Rhoda. Il était connu pour être un conseiller dur, mais utile et aimable. À chaque nouveau thésard, il disait : "Je veux te voir chaque semaine, surtout si tu n'as rien à dire", ce qui était une forte incitation pour avoir quelque chose à dire. Pendant plusieurs années, le séminaire informel de thèse a été remplacé par un séminaire de course à pied, au cours duquel les étudiants en thèse couraient avec Rudi et Stan autour de la Charles River. L'un de nous était appelé à présenter son travail tout en courant. Lorsque le raisonnement devenait trop complexe, Rudi ou Stan accélérait le rythme pour obliger l'orateur à ralentir sa présentation. Cela permettait des présentations plus simples et plus claires.
D'autres facteurs ont contribué à l'enthousiasme et au type de sujet sur lequel les étudiants travaillaient.
L'un d'eux était l'état de la macroéconomie. Lucas et Sargent avaient dénoncé sans équivoque ce qu'ils considéraient comme une approche macroéconomique erronée, plaidant non seulement en faveur de changements méthodologiques majeurs, mais aussi en faveur des anticipations rationnelles comme hypothèse de base. Cette hypothèse, lorsqu’elle était utilisée dans les modèles existants, avait donné de bons résultats, non seulement quant à l'utilisation de la politique monétaire, comme je l'ai indiqué ci-dessus, mais aussi sur la cohérence temporelle et d'autres questions. Le défi pour nous était d'explorer les implications des anticipations rationnelles et de permettre des imperfections, de voir ce qu'il fallait conserver et ce qu'il fallait abandonner de l'ancienne sagesse. Il était alors très facile de trouver des sujets de thèse en revenant à d'anciennes questions et réponses tout en explorant les implications de l'hypothèse des anticipations rationnelles, combinée à d'autres imperfections – comme Stan l'avait fait pour les implications des contrats de travail et Rudi dans son article sur les anticipations et les taux de change. Nous pouvions le faire en explorant la relation entre le marché boursier et la production, entre l'investissement et le marché boursier, la dynamique des bandes de taux de change… L'éventail des questions à réexaminer était pratiquement infini.
Un autre facteur a été l'intérêt croissant de Stan et Rudi pour les questions de politique économique. Rudi était très impliqué dans les économies latino-américaines. Stan avait un fort attachement à Israël. Il avait travaillé à la Banque d'Israël pendant un an en 1979 et il avait été invité par George Schultz en 1983 à rejoindre un petit groupe chargé de conseiller la politique économique israélienne. Plus tard, les expériences de forte inflation, puis de désinflation, que l’Amérique latine et Israël ont connues ont conduit Rudi et Stan à rédiger une série d'articles et un livre avec Guido Di Tella et Michael Bruno, Inflation Stabilization, en 1988.
En les observant, nous, les étudiants, avons conclu que la réflexion à propos des questions de politique économique était à la fois intéressante et utile, même si elle ne donnait pas toujours lieu à des publications académiques dans les revues les plus prestigieuses. Cela explique probablement pourquoi tant d'étudiants ont fini par occuper des postes importants dans les institutions en charge de la politique économique.
Voici une liste non exhaustive des étudiants de Stan ayant joué un rôle politique important […] : Pedro Aspe, secrétaire aux Finances du Mexique (1988-1994) ; Charles Bean, vice-gouverneur de la Banque d'Angleterre (2008-2014) ; Ben Bernanke, président du Conseil des conseillers économiques (2005-2006) et du Conseil de la Réserve fédérale (2006-2014) ; Olivier Blanchard, économiste en chef du FMI (2008-2015) ; Guy Debelle, vice-gouverneur de la Banque de réserve d'Australie (2016-2022) ; Mario Draghi, gouverneur de la Banque d'Italie (2006-2011), président de la BCE (2011-2019), Premier Ministre italien (2021-2022) ; William English, directeur de la Division des affaires monétaires du Conseil de la Réserve fédérale (2010-2015) ; Ilan Goldfajn, gouverneur de la Banque centrale du Brésil (2016-2019), président de la Banque interaméricaine de développement (depuis 2023) ; Anil Kashyap, membre externe du Comité de politique financière de la Banque d'Angleterre (2016–2022) ; Gregory Mankiw, président du Conseil des conseillers économiques (2003–2005) ; Frederic Mishkin, gouverneur de la Réserve fédérale américaine (2006–2008) ; Lucas Papademos, gouverneur de la Banque de Grèce (1994-2002), vice-président de la BCE (2002-2010), Premier ministre de la Grèce (2011-2012) ; Kenneth Rogoff, économiste en chef du FMI (2001-2003) ; Christina Romer, présidente du Conseil des conseillers économiques (2009-2010) ; Duvvuri Subbarao, gouverneur de la Banque de réserve de l'Inde (2008-2013) ; Lawrence Summers, secrétaire au Trésor américain (1999-2001), directeur du Conseil économique national (2009-2011) ; Kazuo Ueda, gouverneur de la Banque du Japon (2023-2024) ; Sweder van Wijnbergen, secrétaire général du ministère des Affaires économiques des Pays-Bas (1997-1999) ; Alejandro Werner, directeur du département Hémisphère occidental du FMI (2013-2021) ; David Wilcox, directeur de la division de la recherche et des statistiques de la Réserve fédérale américaine (2011-2018).
Macroeconomics, coécrit avec Rudi Dornbusch, s'adressait aux étudiants de premier cycle et se distinguait radicalement des textes existants : il développait non seulement la théorie, mais donnait aussi des chiffres, décrivait les événements économiques et discutait des choix de politique économique concrets. Ce fut immédiatement un bestseller. La première édition parut en 1978 et l'ouvrage en est aujourd'hui à sa treizième édition (avec Dick Startz comme coauteur). Le deuxième, écrit avec moi, est paru en 1989 ; nous ne l'avions pas conçu comme un manuel de troisième cycle, mais il en est rapidement devenu un. De plus, en 1986, Stan a créé une nouvelle revue, NBER Macroeconomics Annual, inspirée d'une conférence annuelle, dans le but de publier les recherches appliquées de pointe sur les questions et politiques macroéconomiques qui, selon lui, ne recevaient pas assez de place dans les principales revues universitaires. Cette revue est toujours florissante aujourd'hui.
En 2023, un article du Financial Times décrivait l'influence de Stan ("Stan the Man") et a fait une carte de ses étudiants, coauteurs et amis proches dans le monde économique. Elle est plus éloquente que n'importe quelle liste :
Bien qu'on m'ait demandé d'écrire sur Stan au MIT, ce serait ne pas lui rendre justice si je n'évoquais pas également, au moins brièvement, son autre carrière, celle en tant que décideur politique. Il s'est toujours tenu au courant des avancées universitaires et a intégré celles qui s’avéraient pertinentes dans ses décisions politiques.
Stan était respecté au MIT, mais il l'était encore plus au FMI (1994-2001), où il a eu à gérer une succession de crises : la crise mexicaine (1994), la crise financière asiatique (1997), la crise russe (1998) et la crise argentine (1999-2002). Il a également dû gérer la transition en Europe de l'Est et il a joué un rôle majeur dans la redéfinition du rôle du FMI dans ce contexte. Ses réflexions, exprimées dans divers articles et conférences, sont rassemblées dans un ouvrage intitulé IMF Essays from a Time of Crisis. Elles montrent comment il s'est appuyé sur son travail analytique pour réfléchir aux enjeux et contribuer à la prise des nombreuses décisions difficiles que les événements exigeaient. Il est devenu une légende au FMI, travaillant de longues heures, envoyant des courriels au milieu de la nuit à un personnel épuisé. Avec Michel Camdessus, il est largement considéré comme l'une des figures les plus importantes de l'histoire du Fonds.
Après un passage chez Citigroup (2002-2005), Stan est devenu gouverneur de la Banque d'Israël, où de nouveau il a apporté des contributions fondamentales. Une anecdote témoigne de son engagement envers Israël : lorsqu'il a accepté ce poste, il possédait des rudiments d'hébreu. Il a décidé qu'en tant que banquier central d'Israël, il était essentiel qu'il parle cette langue. Il l'a donc apprise, ce qui n'était pas chose aisée compte tenu de ses autres engagements, et il ne parlait que l'hébreu à la banque centrale.
Il a transformé la banque centrale. Il a introduit le ciblage de l'inflation, accepté de la gestion du taux de change, et ses limites et développé une culture de transparence et de communication claire. Il a souvent tenu tête à un Premier ministre tout aussi intransigeant, Benjamin Netanyahou. Il était très apprécié du grand public : je me souviens d'une course avec lui le long de la mer à Tel-Aviv ; les gens le reconnaissaient, le remerciaient et l'applaudissaient, ce qui était pour le moins inhabituel pour un banquier central.
De retour aux États-Unis, il a été nommé vice-président de la Réserve fédérale, un signe d'humilité après avoir été numéro 1 en Israël. Il a travaillé en étroite collaboration avec Janet Yellen et a présidé le Comité de stabilité financière et le Comité de surveillance et de recherche économiques et financières. Il a pris sa retraite de la Fed en 2017.
En bref, il est difficile d'imaginer un autre macroéconomiste vivant qui ait eu autant d'influence directe et indirecte, par ses propres recherches, ses étudiants et ses décisions politiques, sur la politique macroéconomique à travers le monde. »
Olivier Blanchard, « "Stan the Man": On Stanley Fischer and MIT », PIIE, policy brief, n° 23-9, juin 2023. Traduit par Martin Anota
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