« Le protectionnisme américain est de retour, encore une fois. Ou peut-être pas. Nous n'avons aucune idée de ce à quoi ressembleront les tarifs douaniers américains dans quelques mois, ni même dans quelques semaines. Nous pensons que peu de gens le savent. Mais nous croyons que la théorie et les données nous permettent de répondre à plusieurs questions sur les tarifs douaniers. Dans ce chapitre, nous abordons sept questions pour lesquelles la réponse devrait être connue de tous.
1. Qu’est-ce qui est (toujours) mauvais avec les droits de douane ?
Un droit de douane est une taxe. Il crée un écart entre le prix payé par l'acheteur domestique d'un bien étranger et le prix reçu par son fournisseur étranger. Si les États-Unis imposent un droit de douane de 50 % sur une poupée chinoise à 20 dollars, cet écart est de 10 dollars : les acheteurs américains de poupées chinoises doivent payer 10 dollars de plus que ce que perçoivent les producteurs chinois, le gouvernement américain collectant la différence.
L'argument fondamental contre les droits de douane est le même que contre toute taxe. Si le gouvernement américain crée un écart de 10 dollars entre les prix payés par les acheteurs américains et ceux reçus par les producteurs chinois, certaines transactions mutuellement avantageuses n'auront plus lieu. Un acheteur américain qui aurait été prêt à acheter une poupée jusqu'à 25 dollars cessera de l'acheter si son prix passe à 30 dollars. La perte de bien-être pour cet acheteur hypothétique est de 5 dollars, soit la différence entre sa disposition à payer (25 dollars) et le prix d'une poupée en l'absence de droits de douane (20 dollars).
Les droits de douane distordent aussi la production. Si le prix d'une poupée aux États-Unis augmente à 30 dollars, une entreprise domestique capable de la produire pour 25 dollars sera désormais disposée à la vendre également. Elle empochera un bénéfice de 5 dollars. Du point de vue de l'efficacité, le problème réside dans le fait qu'une meilleure technologie aurait pu être utilisée pour produire la même poupée et générer un bénéfice de 10 dollars : l'importer de Chine pour 20 dollars. La différence entre le profit maximal de 10 dollars et le profit réalisé de 5 dollars mesure la perte de bien-être associée pour les États-Unis.
Au niveau agrégé, la perte de bien-être totale due à ces distorsions de consommation et de production peut être calculée en additionnant les montants monétaires précédents pour tous les consommateurs américains (ayant des propensions à payer marginales différentes) et toutes les entreprises américaines (ayant des coûts marginaux de production différents). Graphiquement, cela correspond aux aires des célèbres triangles de Harberger.
2. Qu’est-ce qui est (potentiellement) bien avec les tarifs douaniers ?
L’actuelle administration américaine a avancé de multiples justifications pour ses droits de douane. L'une des plus importantes d’entre elles est sa volonté de réduire les déséquilibres commerciaux entre les États-Unis et leurs partenaires commerciaux. Il est difficile de ne pas interpréter cet objectif comme du pur mercantilisme, né de la croyance erronée selon laquelle les exportations sont bonnes, les importations mauvaises, et qu'il faut donc réduire les déficits commerciaux. C'est absurde. Les exportations sont le prix que les pays payent pour accéder aux importations, et non l'inverse. Les droits de douane du "jour de la Libération" (Liberation day), motivés par l'ampleur des déséquilibres commerciaux bilatéraux entre les États-Unis et d'autres pays, sont une folie politique.
Il y a cependant d'autres raisons pour lesquelles les droits de douane peuvent s’avérer utiles.
Les droits de douane comme outil d'efficacité
La concurrence imparfaite, le chômage, la pollution. Ce sont des sources classiques de distorsions. Si l'économie américaine est socialement efficace dès le départ, alors des droits de douane ne peuvent que créer des distorsions. Mais si d'autres distorsions sont déjà présentes, alors des droits de douane pourraient potentiellement contribuer à les corriger.
Il n'est certainement pas évident que taxer les poupées chinoises puisse améliorer l'efficacité agrégée aux États-Unis. Mais qu'en est-il des secteurs de haute technologie ? Les incitations à innover sont-elles optimales dès le départ ? Le gouvernement américain pourrait-il stimuler la productivité dans certains secteurs en augmentant leur taille, au-delà de ce que les acteurs du marché pourraient internaliser ? De même, les entreprises américaines de haute technologie prennent-elles en compte l'impact de leurs décisions d'importation sur le risque géopolitique et l'essor de la Chine comme nouvelle hégémon ? Dans le cas contraire, des raisons d'efficacité justifient l'imposition de droits de douane aux États-Unis.
La même logique générale s'applique aux émissions mondiales de carbone et au changement climatique. Les acheteurs de bœuf brésilien ou d'huile de palme indonésienne pourraient ne pas prendre en compte que les importations de ces produits contribuent à la déforestation et augmentent les émissions de carbone. Dans ce cas, il y a de nouveau une logique d'efficacité à taxer ces importations.
Les droits de douane comme outil de redistribution
Une autre raison pour laquelle un tarif douanier pourrait être utile est qu'il offre la possibilité d'offrir de plus grosses "parts du gâteau" à certains groupes privilégiés de la société. Le gouvernement américain pourrait décider d'augmenter les tarifs douaniers pour redistribuer les gains du commerce international, par exemple des travailleurs diplômés de l'enseignement supérieur vers les diplômés du secondaire. Si c’est l'objectif, l'augmentation du prix des poupées chinoises aux États-Unis pourrait, là encore, ne pas avoir beaucoup d'importance, mais si les prix de tous les produits manufacturés aux États-Unis augmentaient en raison d’une hausse généralisée des tarifs douaniers, ces hausses de prix pourraient-elles être répercutées sur les salaires des ouvriers américains ? Si tel est le cas, cela ouvre la possibilité d'une protection commerciale comme outil de redistribution.
Le gouvernement américain pourrait également décider de relever les tarifs douaniers parce qu’il veut redistribuer les gains du commerce international vers les États-Unis et au détriment des étrangers, même si cela réduit la taille du gâteau mondial. Cela peut être considéré comme une autre forme de protection commerciale comme redistribution, opérant désormais entre les pays plutôt qu’en leur sein. C'est le fondement du raisonnement classique du tarif optimal. En imposant des droits de douane sur les poupées chinoises, les États-Unis pourraient réduire la demande pour ces produits et, par conséquent, entraîner une baisse du prix qu'ils paient aux producteurs chinois. Cela pourrait, à son tour, permettre aux États-Unis de réduire le prix de ce qu’ils achètent par rapport à ce qu’ils vendent, autrement dit d’améliorer leurs termes de l'échange.
3. Un pays devrait-il (parfois) utiliser des tarifs douaniers ?
En présence de distorsions, les droits de douane pourraient améliorer l'efficacité agrégée. Ils pourraient également contribuer à atteindre les objectifs de redistribution préférés par un pays. Est-ce que cela implique que, dans de telles situations, les droits de douane doivent être utilisés ?
Le principe de ciblage et ses limites
La croyance conventionnelle chez de nombreux économistes du commerce international est que la réponse à la question précédente est négative. L'une des principales raisons est que des instruments plus performants et plus ciblés sont toujours préférables. Même si les droits de douane peuvent contribuer à réduire les émissions mondiales de carbone, une taxe carbone ciblant directement le niveau de ces émissions devrait être privilégiée. De même, même si les droits de douane peuvent contribuer à augmenter les salaires des travailleurs du secteur manufacturier, ils constituent un instrument peu efficace pour une telle revalorisation. Selon cette croyance conventionnelle, la protection commerciale se ramène à faire de l'acupuncture avec une fourchette. Le principe de ciblage (targeting principle) préconise plutôt l'utilisation d'aiguilles.
C’est une observation fondamentale. Elle rejoint certains des résultats les plus influents en science économique, du deuxième théorème du bien-être au théorème d'efficacité de la production de Diamond et Mirrlees [1971]. Mais il doit également être clair que les aiguilles invoquées par le principe de ciblage peuvent être bien plus fines que les outils dont disposent les décideurs politiques en pratique. Nous ne pensons donc pas que "le libre-échange pour toujours et à jamais" soit le seul message en matière de politique commerciale que les économistes sont censés transmettre au monde extérieur.
Une taxe carbone mondiale devrait être préférée aux droits de douane écologiques, mais une telle taxe peut-elle être appliquée en Amazonie ? Un pays a-t-il accès à des taxes sur le travail qui peuvent varier selon le niveau de diplôme, le secteur ou la région d'emploi des travailleurs ? Dans le cas contraire, les droits de douane pourraient constituer un pis-aller optimal, à la fois pour corriger les distorsions et pour redistribuer, comme l'expliquent Costinot et Werning [2023].
Les guerres commerciales
Une autre raison clé pour laquelle les économistes du commerce international s'inquiètent de l'imposition unilatérale de droits de douane par un pays, surtout lorsqu'ils sont massifs et mis en œuvre au mépris total des règles du système commercial mondial, est que de tels droits de douane soient susceptibles d’entraîner des représailles. Il est vrai, en théorie, qu'un pays peut améliorer ses termes de l'échange en imposant des droits de douane si le reste du monde ne le fait pas. Mais en pratique, peut-on encore s'attendre à ce que la Chine ou l'Union européenne resteront les bras croisés et laisseront les États-Unis s'accaparer une plus grande part du gâteau mondial ? Les guerres commerciales ont lieu. Et lorsqu'elles éclatent, on peut s'attendre à ce que tous les pays s'en trouvent défavorisés, comme nous le creuserons plus loin.
4. Comment savoir si des droits de douane (en particulier) sont bons ou mauvais ?
Avant d'examiner les données et ce que font vraiment les droits de douane, il est utile de se demander où chercher les pièces à conviction montrant s’ils sont bons ou mauvais. La réponse, sans surprise, dépend des problèmes que les droits de douane étaient censés résoudre au départ. Par exemple, si les externalités de production rendent certains secteurs trop petits, alors la réussite dépend de la capacité des droits de douane à les accroître. Bien sûr, les questions les plus difficiles dans de telles situations sont : quelle est l’ampleur de ces externalités ? Et, par conséquent, jusqu’où faut-il aller pour promouvoir certains secteurs ? De même, dans le cas de considérations géopolitiques, il n’est pas évident d’évaluer systématiquement l’impact des droits de douane américains ou des contrôles à l’exportation dans les secteurs stratégiques sur le comportement d’un autre hégémon.
En ce qui concerne les droits de douane comme moyen de redistribution, les données à examiner pour évaluer leur succès sont plus simples, mais diffèrent selon que l'objectif des droits de douane américains est la redistribution au sein des États-Unis, visant à aider les travailleurs du secteur manufacturier, ou la redistribution entre les États-Unis et le reste du monde, visant à s'approprier une plus grande part des gains globaux du commerce international.
Si l'objectif des droits de douane américains est d’affecter la redistribution interne aux États-Unis, alors les droits de douane devraient affecter les prix payés par les consommateurs et les entreprises américains. Sans un tel signal-prix, pourquoi les entreprises manufacturières américaines seraient-elles enclines à se développer et à augmenter les salaires américains ? A l’inverse, si l'objectif des droits de douane américains est d’affecter la redistribution entre les États-Unis et le reste du monde, alors les droits de douane devraient affecter les prix perçus par les étrangers. Si les exportateurs étrangers continuent de vendre leurs produits aux États-Unis au même prix, comment les États-Unis sont-ils censés s'enrichir ?
Prenons de nouveau l'exemple d'un droit de douane américain de 50 % sur une poupée chinoise à 20 dollars, créant un écart de 10 dollars. Les acheteurs américains paient-ils désormais 30 dollars au lieu de 20 dollars, tandis que les vendeurs chinois reçoivent toujours 20 dollars ? Ou les acheteurs américains continuent-ils de payer 20 dollars, tandis que les producteurs chinois reçoivent désormais 10 dollars ? Dans le premier scénario, la redistribution est une affaire purement domestique, les consommateurs et les détaillants américains étant les perdants. Dans le second scénario, la redistribution se produit à l'échelle mondiale, les étrangers payant les droits de douane. Les fortes hausses de droits de douane sous la première administration Trump offrent l'occasion de déterminer où, entre ces deux extrêmes, se situe l'incidence réelle des droits de douane.
5. Quel a été l’impact des droits de douane de Trump de 2018 ?
Aucune preuve que les étrangers ont payé les droits de douane
On aurait pu s'attendre à ce que les étrangers, et la Chine en particulier, paient les droits de douane de 2018 en réduisant leurs prix pour leurs exportations. Les travaux d'Amiti et al. [2019] et de Fajgelbaum et al. [2020] ne corroborent pas cette idée. Durant les quelques mois qui ont suivi l’adoption des droits de douane, les auteurs ne constatent aucune différence significative dans l'évolution des prix perçus par les exportateurs étrangers, qu'ils aient été ou non directement ciblés par ces droits de douane.
C’est un résultat frappant. Il est toutefois important de rappeler les limites de cette analyse empirique. En particulier, elle ne permet pas de déterminer si les droits de douane ont enrichi les États-Unis au détriment de leurs partenaires commerciaux. Cette analyse se concentre sur la variation des prix à l'importation américains selon les produits et les pays étrangers. Mais la question de savoir si les États-Unis ont réellement bénéficié des droits de douane et si les étrangers ont finalement payé pour ces droits dépend de l'évolution des prix à l'importation américains par rapport à leurs propres prix à l'exportation, c'est-à-dire de l'évolution des termes de l'échange des États-Unis, une question à laquelle cette analyse ne répond pas.
C’est le problème classique de l'interception manquante (missing intercept). Les droits de douane pourraient avoir entraîné une hausse ou une baisse du niveau moyen des prix à l'importation américains par rapport au niveau moyen des prix à l'exportation américains, par exemple en provoquant une fluctuation du dollar américain et, par conséquent, un ajustement des salaires américains par rapport à ceux du reste du monde. Malheureusement, il n’y a tout simplement pas assez de variation pour estimer économétriquement ce type de réponse d'équilibre général.
De faibles pertes de bien-être agrégé
En utilisant des estimations de l'impact direct des droits de douane sur les prix et les quantités, et en ignorant les effets indirects d'équilibre général, on peut calculer l'aire des triangles de Harberger associés aux distorsions de consommation et de production. Ce faisant, Fajgelbaum et al. [2020] concluent que la perte de bien-être pour les États-Unis s'élevait à 0,06 % du PIB américain.
En utilisant un modèle quantitatif pour évaluer la réponse complète d'équilibre général des termes de l'échange des États-Unis, ils constatent que cette faible perte de bien-être se transforme en un gain minime si l'on ignore les représailles étrangères et en une perte de bien-être de 0,04 % lorsqu'on les prend en compte. En utilisant un modèle quantitatif différent, Caliendo et Parro [2022] aboutissent à une conclusion globalement similaire, avec une perte de bien-être de 0,1 % du PIB.
Aucune preuve que le secteur manufacturier américain en ait bénéficié
Une autre justification courante de la hausse des droits de douane américains est la volonté de ramener des emplois manufacturiers. On pourrait penser qu'il s'agit d'une réponse raisonnable à la forte baisse de l'emploi manufacturier aux États-Unis au cours des années 1990 et 2000, une baisse en partie attribuée au "choc chinois", comme l'ont démontré Autor et al. [2013] et Acemoglu et al. [2016]. Si les droits de douane ramènent des emplois d’industrie, on peut imaginer que cette demande supplémentaire de travailleurs américains du secteur manufacturier augmenterait davantage leurs salaires et, en définitive, leur serait bénéfique. Il n’y a cependant aucune preuve indiquant que les droits de douane de 2018 aient réussi à créer des emplois manufacturiers.
Autor et al. [2024] constatent que les zones spécialisées dans les secteurs nouvellement protégés n'ont pas connu de changement mesurable de l'emploi, tandis que les régions exposées aux droits de douane de représailles, en particulier celles liées à l'agriculture, ont subi des pertes d'emplois nettes. Au niveau sectoriel, l'emploi manufacturier n'a pas augmenté en réponse à la protection, tandis que l'emploi agricole a diminué en réponse aux droits de douane de représailles étrangers. Bien que les secteurs manufacturiers protégés aient enregistré des augmentations de la production par travailleur et des prix domestiques, ces gains ne se sont pas traduits par une croissance de l'emploi. L'une des principales raisons est que les droits de douane ont augmenté le coût des intrants intermédiaires importés, dégradant ainsi la compétitivité. Ce mécanisme est cohérent avec les conclusions de Flaaen et Pierce [2024], qui estiment que les faibles effets positifs sur l'emploi de la protection des importations ont été plus que compensés par les effets négatifs plus importants de la hausse des coûts des intrants et des droits de douane de représailles.
6. Les droits de douane mondiaux sont-ils déloyaux pour les Etats-Unis ?
Un récit récurrent de l'administration Trump est que le système commercial mondial est fondamentalement biaisé en défaveur des États-Unis. Stephen Miran, qui préside le Council of Economic Advisers, a déclaré vouloir "reconfigurer les systèmes commercial et financier mondiaux au bénéfice de l'Amérique" [Miran, 2024]. Dans une récente tribune publiée dans le Financial Times, Peter Navarro, conseiller principal pour le commerce et l'industrie manufacturière, écrivait : "Le système commercial international est défaillant et la doctrine des tarifs douaniers réciproques de Donald Trump le réparera. Cette restructuration attendue depuis longtemps rendra les économies américaine et mondiale plus résilientes et prospères en rétablissant l'équité et l'équilibre d'un système truqué contre l'Amérique". Mais est-ce vraiment le cas ?
Si la question précise est de savoir si le tarif moyen imposé par les États-Unis est inférieur à celui imposé par ses partenaires commerciaux, il y a une part de vérité dans les affirmations précédentes. En 2017, avant l'imposition des tarifs douaniers, le tarif moyen américain était d'environ 1,5 %, tandis que le tarif moyen sur les exportations américaines était de 3,5 %.
Nous trouvons cependant que l'ampleur globale des écarts est plus frappante que la direction du biais : 3,5 % contre 1,5 % représente une faible différence dans un monde de faibles droits de douane. Le monde pourrait peut-être s'en sortir légèrement mieux, en moyenne, si les droits de douane américains et étrangers étaient nuls. Les États-Unis pourraient peut-être s'en sortir légèrement mieux s'ils imposaient un droit de douane moyen de 3,5 %, tandis que les droits de douane étrangers étaient de 1,5 % en moyenne. Mais nous pensons que peu d'économistes examineraient ces chiffres et en concluraient que les États-Unis pourraient tirer d'énormes bénéfices d'un démantèlement du système commercial mondial.
Certains affirment que les barrières non tarifaires aggravent la situation. Nous ne nions pas que certaines normes de produits, comme la décision de l'Union européenne d'interdire les importations de bœuf aux hormones de croissance, pourraient servir non seulement des objectifs légitimes en termes de politique publique, mais aussi des objectifs protectionnistes. Quantitativement, cependant, il est difficile d'imaginer des gains potentiels importants découlant de la suppression de ces barrières pour les États-Unis et pour leur secteur manufacturier en particulier. On entend souvent dire que l'Union européenne applique une taxe sur la valeur ajoutée (TVA) d'environ 20 %. Cela semble être important, mais une telle taxe est-elle protectionniste ? La réponse est clairement non. Contrairement à un tarif douanier qui discrimine les producteurs domestiques et étrangers vendant dans l'UE, une TVA affecte uniformément tous les producteurs et n'incite pas les acheteurs européens à acheter des produits européens plutôt qu'américains.
7. Qu’y a-t-il de (vraiment) mauvais à propos des guerres commerciales ?
Nous avons déjà mentionné les estimations des coûts en bien-être de la guerre commerciale de 2018 entre les États-Unis et la Chine, qui varient de 0,04 % à 0,1 % du PIB américain. Ces faibles chiffres reflètent, dans une large mesure, le fait que les États-Unis sont moins ouverts que de nombreux autres pays. Le ratio des importations américaines au PIB américain n'est que d'environ 15 %, car une part importante des échanges de biens et services se fait entre les États américains plutôt qu'avec le reste du monde. Cette observation fondamentale implique que les gains de bien-être liés au commerce aux États-Unis sont inférieurs à ceux de la plupart des autres pays et, par conséquent, que les coûts d'une guerre commerciale ne sont pas aussi élevés.
À l'avenir, l'interruption de tous les échanges commerciaux entre les États-Unis et le reste du monde serait-elle beaucoup plus coûteuse ? Dans Costinot et Rodriguez-Clare [2018], nous avons examiné des estimations tirées de modèles des gains à l’échange globaux, qui varient de 2 % à 8 % du PIB.
Il y a, bien sûr, une considérable incertitude autour de tous ces chiffres. Les modèles de commerce international utilisés pour les calculer reposent, comme tout autre modèle quantitatif en économie, sur de fortes hypothèses. Ce qui est vrai aujourd'hui pour les importations américaines, alors qu'elles représentent 15 % du PIB américain, pourrait ne plus l'être, car cette part commence à se rapprocher dangereusement de zéro. Les intrants essentiels provenant de l'étranger, comme les terres rares, pourraient rendre l'ampleur des gains liés au commerce bien plus importante que ne le prédisent ces modèles, du moins à court terme, avant que des substituts domestiques ne soient développés ou, dans le cas des terres rares, avant qu’ils soient de nouveau extraits aux États-Unis.
Bien qu'il soit important de reconnaître que les gains à l’échange pourraient être bien supérieurs aux prévisions des modèles quantitatifs, nous ne nous attendons pas non plus à ce qu'une guerre commerciale ramène les États-Unis à l'autarcie. Avec cela en tête, des pertes de bien-être de l'ordre de quelques points de PIB peuvent constituer un point de référence utile pour l'économie américaine.
[…] Ce n'est pas non plus une menace existentielle. La fin de la coopération internationale sur les grands enjeux actuels (la guerre, la pauvreté, le changement climatique) pourrait l'être. Les années 1930 sont souvent présentées comme l'exemple type d'un désastre majeur en matière de politique commerciale. Ce n'est pas parce que les droits de douane américains et les représailles de leurs partenaires commerciaux ont augmenté le coût de la vie pour les consommateurs américains, même si c'est certainement le cas. Si la guerre commerciale des années 1930 est restée dans les annales, c'est parce qu'en érodant la coopération internationale, elle a peut-être contribué, même indirectement, au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Ce coût est bien supérieur à quelques points de PIB.
Pas plus tard que le 23 mai, le président Trump déclarait que "l'Union européenne [...] a été créée dans le but premier de tirer un avantage sur les États-Unis en matière de commerce". Ce n’est pas le cas. Comme le rappellent Martin et al. [2008], "le principal objectif du processus d'intégration commerciale européenne était d'empêcher que les massacres et les destructions des deux guerres mondiales ne se reproduisent". C'est une leçon utile à rappeler. »
Arnaud Costinot & Andrés Rodríguez-Clare, « Seven questions about tariffs », in Gary Gensler, Simon Johnson, Ugo Panizza & Beatrice Weder di Mauro (dir.), The Economic Consequences of The Second Trump Administration: A Preliminary Assessment, juin 2025. Traduit par Martin Anota
Références
Amiti, M., S. J. Redding & D. E. Weinstein (2019), « The impact of the 2018 tariffs on prices and welfare », Journal of Economic Perspectives, vol. 33, n° 4.
Autor, D., A. Beck, D. Dorn & G. Hanson (2024), « Help for the heartland? The employment and electoral effects of the Trump tariffs in the United States », NBER working paper, n° 32082.
Caliendo, L. & F. Parro (2022), « Trade policy », in Handbook of International Economics, vol. 5.
Costinot, A. & A. Rodríguez-Clare (2018), « The US gains from trade: Valuation using the demand for foreign factor services », Journal of Economic Perspectives, vol. 33, n° 2.
Costinot, A. & I. Werning (2019), « Lerner symmetry: A modern treatment », American Economic Review: Insights, vol. 1, n° 1.
Costinot, A. & I. Werning (2023), « Robots, trade, and luddism: A sufficient statistic approach to optimal technology regulation”, The Review of Economic Studies, vol. 90, n° 5.
Diamond, P. A. & J. A. Mirrlees (1971), « Optimal taxation and public production I: production efficiency », American Economic Review, vol. 61, n° 1.
Fajgelbaum, P. D., P. K. Goldberg, P. J. Kennedy & A. K. Khandelwal (2020), « The return to protectionism », The Quarterly Journal of Economics, vol. 135, n° 1.
Flaaen, A. & J. R. Pierce (2024), « Disentangling the effects of the 2018–2019 tariffs on a globally connected U.S. manufacturing sector », Review of Economics and Statistics, vol. 106, n° 1.
Martin, P., T. Mayer & M. Thoenig (2008), « Make trade not war? », The Review of Economic Studies, vol. 75, n° 3.
Miran, S. (2024), A User’s Guide to Restructuring the Global Trading System, Hudson Bay Capital.
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