jeudi 12 juin 2025

Quelle est la responsabilité sociale des entreprises ? Des idées de Friedman à la "doctrine Friedman"


« Ce billet fait partie d'une série explorant l’approche de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) que les économistes ont historiquement adoptée. C’est le fruit de travaux en cours, visant à favoriser les échanges avec les chercheurs en RSE travaillant en science économique, en gestion et dans le droit, tout en m'aidant à préparer des cours à l'intersection de l'histoire économique et des affaires. J’ai fait des cours sur les économistes qui ont façonné (et ont été façonnés par) les politiques publiques du vingtième siècle. Mais je suis de plus en plus frustrée par mon incapacité à proposer un cours en parallèle sur le secteur privé. Il y a beaucoup moins de travaux sur la manière par laquelle les économistes ont conçu théoriquement l'entreprise, étudié empiriquement les pratiques commerciales et les ont façonnées via leurs conseils. Ce fossé est principalement dû au fait que nous avons moins de sources en comparaison avec la recherche en politiques publiques.

Travailler sur l'approche historique adoptée par les économistes en matière de RSE revient essentiellement à examiner comment ils ont répondu à une question fondamentale : quel est ou devrait être l'objectif principal de l'entreprise ? Dans les intérêts de qui les entreprises doivent-elles opérer ? Devant qui sont-elles juridiquement responsables ? Ou, en termes économiques, quelle est la fonction objective de l'entreprise ? Ces formulations multiples et imbriquées révèlent les ambiguïtés qui traversent cette histoire : des questions jumelles, certaines positives (sur ce qui est), d'autres normatives (sur ce qui devrait être). Des vocabulaires jumeaux : certains purement "économiques" (economish), comme ceux que l'on trouve dans les articles sur l'organisation industrielle publiés dans les revues universitaires ; d'autres s'inspirant du langage utilisé par les économistes des écoles de commerce, les spécialistes du management et les dirigeants en exercice ; et d'autres employés par les spécialistes du droit des sociétés qui s'intéressent à ce que l’entreprise représente fondamentalement : si elle sert les actionnaires, les dirigeants, les parties prenantes ; si elle existe en tant qu'entité juridique indépendante.

Les histoires de la RSE au vingtième siècle abondent, mais elles sont principalement écrites par des historiens du management et des spécialistes du droit des sociétés. Lorsque ces comptes-rendus font appel à des économistes, ils se focalisent soit sur une époque antérieure à la séparation de la science économique et du management (comme avec le débat entre Berle-Means et Dodd dans les années 1930), soit sur des économistes ultérieurs, issus d'écoles de commerce qui, comme l'ont observé Rakesh Khurana et Marion Fourcade, se sont restructurées selon les lignes des départements d'économie, brouillant une fois de plus les frontières disciplinaires (pensez à Carroll, Jones, Freeman, Porter). L'essor de la finance comme domaine intermédiaire complexifie davantage les choses. Ces récits historiques reflètent néanmoins les parcours disciplinaires de leurs auteurs. La plupart des spécialistes du management montrent une montée inexorable et continue des recherches sur la RSE, relatant les émergences successives de la théorie des parties prenantes, du développement soutenable, de la RSE stratégique, de la valeur partagée et des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance. Les spécialistes de la finance, en revanche, mettent l’accent sur la primauté de l'actionnaire. Mon objectif est de comprendre à quoi pourrait ressembler un récit orienté vers la science économique.

Quelques perspectives historiques plus longues ont émergé ces dernières années. Le volume édité par David Chan Smith et William Pettigrew retrace les relations entre les entreprises et la société depuis l'émergence du secteur non lucratif américain, la Moscovy Company de 1555 (première société par actions d'Angleterre), les usages médiévaux du terme "société" et même le Code d'Hammourabi. Le numéro spécial de David Gindis examine la Compagnie anglaise des Indes orientales et son prédécesseur, la Compagnie du Levant, à la fin du seizième siècle, retrace les concepts de responsabilité limitée du dix-septième siècle et analyse les travaux d'Ernst Freund sur la nature juridique des sociétés.

Quelle que soit leur portée disciplinaire, géographique ou historique, tous les récits existants de la responsabilité sociale des entreprises partagent un point commun : l’article de Milton Friedman paru dans le New York Times en 1970, "The Social Responsibility of Business Is to Increase Its Profits". Surtitré "Une doctrine Friedman", probablement par les rédacteurs du Times, cet article a été largement crédité pour avoir remodelé un débat centenaire sur l’objet social des entreprises et pour avoir été à l’origine du mouvement en faveur de la primauté de l’actionnaire. À tort, comme l’a récemment démontré le professeur de droit des sociétés Brian Cheffins et je partage son analyse (plus d’informations à ce sujet ci-dessous). Voir son article "Stop Blaming Milton Friedman!" pour une analyse approfondie de la canonisation de l’article de Friedman. L’article semble désormais être le travail le plus cité de Friedman, avec plus de 30.000 citations selon Google Scholar, dépassant légèrement Capitalisme et Liberté et cité trois fois plus que les ouvrages universitaires qui lui ont réellement valu la célébrité : Une histoire monétaire des États-Unis et sa Theory of the Consumption Function qui lui a valu le prix Nobel.

L'ironie est frappante ! Friedman a consacré exactement quatre pages à ce sujet en 1962 (dans Capitalisme et Liberté), quatre autres en 1965 (dans un article de la National Review) et quatre autres dans le New York Times [je me corrige: David Gindis m’a gentiment signalé qu'il avait en fait écrit deux autres articles au début des années 1970, l'un pour un ouvrage collectif dirigé par Leonard Silk et un autre pour une revue bancaire. Il a également accordé quelques interviews.] Dans les mémoires de 700 pages qu'il a rédigées avec sa femme et co-auteure, l'économiste Rose Director Friedman, il a consacré exactement deux paragraphes à la RSE, mentionnant qu'il avait initialement reçu 1.000 dollars pour l'article et qu’"il ne se passe guère d'année sans que nous ne recevions plus que cela en frais d'autorisation de réimpression". C'est à peu près le même espace que l'historienne de Stanford, Jennifer Burns, consacre à ce sujet dans sa récente et remarquable biographie intellectuelle de Friedman. Les énormes archives de Friedman, conservées à la Hoover Institution de Stanford, ne contiennent que trois dossiers sur le sujet (principalement de la correspondance avec des hommes d'affaires peu connus entre 1970 et 1994, ce qui représente bien moins de matière qu'une simple chronique de Newsweek). La plupart de ces dossiers contiennent des données sur les œuvres caritatives d'entreprises, recueillies par un autre chercheur dans les années 1970 (un détail révélateur sur lequel je reviendrai dans un prochain billet). Il semble donc que "la doctrine Friedman" ait rapidement pris vie indépendamment des idées que Friedman avait vraiment sur la responsabilité sociale des entreprises. Mais puisqu'il est devenu une référence incontournable (voire le point de départ) pour quiconque s'intéressant aux points de vue des économistes sur l’objet social des entreprises et puisqu'elle capture parfaitement les dynamiques intellectuelles et politiques changeantes de son époque, voici quelques réflexions sur ce travail, sa signification, son contexte et son héritage.

Un "tremplin vers le socialisme"

Comme Friedman l'a lui-même noté, l'article du New York Times de 1970 reprenait essentiellement les arguments qu'il avait avancés huit ans plus tôt dans Capitalisme et Liberté. Il concluait d'ailleurs son article en citant ses propres mots de 1962 : "Il y a une et une seule responsabilité sociale pour les entreprises : utiliser leurs ressources et s'engager dans des activités de façon à accroître leurs profits, tant qu'elles respectent les règles du jeu, c'est-à-dire tant qu'elles sont engagées dans une concurrence ouverte et libre, sans tromperie ni fraude". Son argument contre la RSE ciblait des cas récents où le gouvernement avait demandé aux entreprises de faire preuve de retenue (comme la colère de Kennedy suite à une augmentation des prix de US Steel) et ce que Friedman percevait comme une tendance croissante des hommes d'affaires à soutenir cette idée, par exemple par le biais de dons caritatifs : "Cela empêche l'actionnaire de décider lui-même de la manière par laquelle il doit disposer de ses fonds". Ces tendances "sapent les fondements mêmes de notre société libre", expliquait-il. Friedman avait exposé son argumentation dans un chapitre consacré au monopole, affirmant simplement que l'existence du monopole, puisqu’il est exempté de la discipline de la concurrence, "soulève la question de la responsabilité sociale… du monopoleur". Plus tôt dans le livre, il avait expliqué que l'essor des situations monopolistiques ne résultait pas seulement du comportement des hommes d'affaires, mais découlait souvent de politiques publiques malavisées qui accordent un pouvoir de monopole aux grandes entreprises, non pas du monopole public lui-même, mais de "l'utilisation du gouvernement pour établir, soutenir et faire respecter des accords de cartels et de monopole entre producteurs privés".

Friedman est revenu à ce sujet dans un article de la National Review de 1965 qui qualifiait la RSE de "doctrine subversive". Cette fois, sa principale cible était le récent appel du président Johnson aux banques pour qu'elles fassent preuve de retenue dans l'octroi de prêts aux emprunteurs étrangers afin de protéger la balance des paiements, rappelant les précédents appels aux banques pour qu'elles limitent leur crédit à des usages productifs. Ses critiques portaient sur la décision absurde du gouvernement d'exiger des entreprises l'exercice volontaire de leur responsabilité sociale plutôt que d'utiliser un pouvoir coercitif (qu'il n'approuvait pas non plus). Ce faisant, le gouvernement se dérobait à ses responsabilités et, parallèlement, n’était pas enclin à "laisser le système des prix fonctionner". Mais Friedman a également avancé un nouvel argument, plus politique : si les hommes d'affaires (les "agents") imposaient des sacrifices aux propriétaires (les "principaux"), ils n'agissaient alors pas en hommes d'affaires, mais en "fonctionnaires", bien qu'ils n'aient pas été sélectionnés "à l'issue d'un processus explicitement politique". Ainsi, la RSE devient-elle un "tremplin vers le socialisme", conclut-il.

Le contexte et le contenu du dernier article de Friedman sont bien connus, intégrés dans les visuels de la chronique du New York Times mettant en scène les principaux protagonistes de la "Campagne GM", soutenue par l'avocat et défenseur des consommateurs Ralph Nader. Afin de rendre General Motors plus "responsable" en matière de pollution, de sécurité routière et de qualité, le groupe de Nader a acheté douze actions GM pour assister à l'assemblée générale annuelle des actionnaires. Entre autres réformes, ils ont proposé de créer un comité d'actionnaires pour la responsabilité sociale des entreprises. En réponse, GM a nommé des membres du conseil d'administration plus diversifiés et a commencé à investir dans des initiatives sociales.

Dans sa chronique, Friedman évoqua "la récente croisade contre GM" parmi de nombreux autres exemples qu’il avait développés au cours de la précédente décennie. Cette fois, l'article se concentrait davantage sur l'homme d'affaires ou le dirigeant d'entreprise que sur les représentants du gouvernement. Comme beaucoup l'ont souligné, Friedman a prétendu à tort que les dirigeants sont employés par les actionnaires et doivent donc "diriger l'entreprise selon leurs désirs, qui sont généralement de gagner le plus d'argent possible tout en se conformant aux règles fondamentales de la société". Cette fois, il a également donné des précisions sur les implications politiques de la demande faite aux dirigeants d'entreprise de poursuivre des objectifs sociaux, reprenant son argument selon lequel, ce faisant, les hommes d'affaires lèvent et dépensent effectivement des impôts. Ils deviennent ainsi "à la fois législateur, pouvoir exécutif et juriste… un employé public, un fonctionnaire". Il ajoute que "ceux qui sont favorables aux impôts et aux dépenses… n'ont pas réussi à convaincre la majorité de leurs concitoyens de partager leur avis et qu'ils cherchent à obtenir par des procédures antidémocratiques ce qu'ils ne peuvent obtenir par des procédures démocratiques". Il y ajoutait son avertissement habituel, celui selon lequel, dans une "société libre" (c’est-à-dire une société organisée par le système des prix), il est difficile pour les gens de bien de faire le bien, mais aussi pour les gens mauvais de faire le mal. "Le principe politique qui sous-tend le mécanisme du marché est l’unanimité", ajoutait-il, l’opposant au "conformisme", le principe politique qui, selon lui, sous-tend le mécanisme politique. Sans utiliser une expression qu’il a souvent utilisée dans d’autres écrits, il rejetait la tyrannie de la majorité. "Il n’y a pas de valeurs 'sociales', pas de responsabilités 'sociales' au sens strict, si ce n’est les valeurs et responsabilités partagées des individus", concluait-il.

Parmi les nombreux chercheurs qui ont étudié l'évolution des écrits de Friedman sur la RSE, l'historien David Chan Smith récapitule de manière convaincante les sources de ses arguments sur le monopole et de ses arguments politiques. Il replace la pensée de Friedman dans le contexte de l'essor des grandes entreprises et des monopoles, notant comment des chercheurs comme Berle, Means, Dodd et Bowen ont systématiquement observé que les questions de recherche quant à savoir qui les entreprises doivent servir étaient inéluctablement liées à la taille et au pouvoir de marché croissants des grandes entreprises. Les PDG eux-mêmes, de General Electric à Standard Oil et US Steel, approuvaient la logique de la RSE. Chan Smith décortique les craintes de Friedman, non seulement concernant la réglementation gouvernementale, mais aussi concernant une possible convergence entre les intérêts de l’Etat et ceux des entreprises. Le gouvernement pouvait créer des monopoles, mais Friedman craignait de plus en plus que les hommes d'affaires ne se soumettent à ce que Chan Smith appelle la "politisation interne" (internal politicization) (l’entreprise devenant un agent du gouvernement) et que les hommes d’affaires puissent utiliser la RSE comme couverture pour capturer la réglementation (George Stigler, ami proche et collègue de Friedman, a introduit ce terme dans un article publié l'année suivante). Les hommes d'affaires ne sont pas seulement "myopes et confus", mais en utilisant la cape de la RSE ils se livrent à une "décoration de vitrines hypocrite", même à une "fraude". Dans une lettre adressée au vice-président de la National Association of Manufacturers quelques semaines après la publication de l'article dans le Times, Friedman expliquait qu'il aurait dû insister davantage sur le fait que "lorsqu'elles prétendent dépenser de l'argent au nom de la responsabilité sociale, [les entreprises] proclament en fait qu'elles sont en situation de monopole".

Les ambiguïtés de Friedman sont délibérées, non involontaires

Le problème avec l'interprétation de l'article du New York Times est que Friedman a proposé tellement d'exemples et d'arguments approximatifs qu'il est possible de tirer n'importe quel fil conducteur, parfois contradictoire. Cela transparaît clairement dans l'ensemble des essais rassemblés sur le site web de ProMarket à l'occasion du cinquantième anniversaire de l'article de Friedman dans le Times L'économiste de Chicago Luigi Zingales a proposé de transformer la doctrine de Friedman en un "théorème de séparation de Friedman". Ce théorème stipule que, sous certaines conditions (environnement concurrentiel, absence d'externalités, contrats complets), il est socialement efficace pour les dirigeants de maximiser ce qui a été appelé depuis de "valeur actionnariale". Puisque ces conditions ne sont pas réunies, a-t-il soutenu (avec Olivier Hart) la fonction objective appropriée pour une entreprise devrait être de maximiser le bien-être des actionnaires. Le professeur de finance Alex Edmans s’est focalisé sur l'absence sous-jacente d'avantage comparatif dans l'insistance de Friedman sur la nécessité de mesurer la valeur des dépenses "sur une base d’un dollar pour un dollar". La professeure de droit Margaret Blair, entre autres, s'est focalisée sur la fragilité des fondements juridiques de l'article de Friedman.

Un aspect important que les chercheurs ont négligé est la mesure dans laquelle les trois articles de Friedman sur la RSE (1962-1970) se focalisent sur la stabilisation macroéconomique plutôt qu'à la gouvernance d'entreprise en tant que telle. Friedman ne s'inquiétait pas seulement des attaques contre le système de marché, mais aussi de l'art de gouverner (statecraft) en général. Et cela découlait autant de ses préoccupations de l'époque que de ses recherches de longue date : s'il y a une doctrine qu'il cherchait à promouvoir à cette époque, c'était bien celle du monétarisme. 1962 fut l'année de publication de son ouvrage Une histoire monétaire des États-Unis, collecte minutieuse de données et d'analyses sur la masse monétaire qu’il avait réalisée avec Anna Schwartz pendant deux décennies. Il avait auparavant publié avec Stigler un article sur le plafonnement des prix. Son principal exemple contre la RSE dans Capitalisme et Liberté portait sur les exhortations gouvernementales aux entreprises à "maintenir les prix et les salaires bas afin d'éviter l'inflation". En 1965, sa principale cible était le message de Johnson selon lequel les banques devraient adapter leurs politiques de prêt et, une fois de plus, les "repères du Conseil des conseillers économiques" sur les salaires et les prix. 1965 fut l'année où le conservateur britannique Iain Macleod introduisit le terme "stagflation" lors d'un discours à la Chambre des communes. Le dirigeant d'entreprise "se voit dire qu'il doit contribuer à la lutte contre l'inflation", déplorait Friedman dans son article de 1970, tout en dénonçant un nouvel appel à la lutte contre la "pollution", un terme sur lequel il revint à plusieurs reprises. Sa chronique parut cinq mois après le premier Jour de la Terre (avril 1970) et au moment même où les préoccupations environnementales prenaient de l'ampleur, deux ans avant que l'OCDE n'adopte le principe du pollueur-payeur et que les économistes ne commencent à débattre du rapport du Club de Rome.

Globalement, l'objectif de Friedman n'était pas tant de participer à un débat sur la gouvernance d'entreprise ou sur ce que l’objectif d’une entreprise doit être. L'article de 1970 était un ensemble d'arguments visant à protéger le libre marché de diverses menaces. Il ne s'agissait pas d'un théorème, ni même d'une doctrine, comme le suggérait le surtitre du Times. De plus, les nombreuses ambiguïtés de l'article du Times ne sont pas involontaires, mais bien délibérées. Cet article de réflexion combattait plusieurs maux à la fois (les pressions, les campagnes et les réglementations sur les organisations caritatives, la pollution, la stabilisation macroéconomique, etc.), en mêlant arguments éthiques, juridiques, politiques et d'efficacité dans un argumentaire dense sur lequel Friedman n'est jamais revenu. Ce n'était pas la première fois qu'il employait cette stratégie. L'unique publication d’épistémologie de Friedman, "The Methodology of Positive Economics" [1953], était, de son aveu ultérieur, conçue selon exactement la même stratégie : elle combattait plusieurs maux à la fois (l'accusation de "mesure sans théorie" de la Commission Cowles, la concurrence monopolistique, les opposants à la tarification au coût marginal) avec des arguments qui tiraient une partie de leur immense attrait de leur ambiguïté (la méthodologie du "comme si" et l'affirmation selon laquelle la réussite d'un modèle devrait être jugée par son pouvoir prédictif plutôt qu'explicatif). Pourtant, Friedman n'a jamais fourni d'explications supplémentaires, ni accepté d'en discuter volontairement. Invité par des historiens et des philosophes à répondre à une série de commentaires pour le cinquantième anniversaire de l'essai, il a refusé et a expliqué : "J'ai moi-même contribué à la confusion en adoptant très tôt une politique de non-réponse aux critiques des articles… Cet acte d'abnégation a été, sans le vouloir, un atout pour la discussion méthodologique. Il a laissé le champ libre à tous". Tout comme l'article du Times, il a façonné l'approche épistémologique des lecteurs envers les modèles et le réalisme pendant des décennies. Et tout comme le titre de l'article, il a finalement évolué vers une version populaire (l'affirmation "comme si"), plutôt indépendante du texte original. Tous deux sont devenus des slogans, des formules magiques à part entière que les économistes et les commentateurs ont cherché à utiliser ou à condamner comme des armes ou des malédictions (Expelliarmus !).

De la position politique normative à la recherche économique positive sur la RSE

La comparaison avec l'essai de 1953 met également en lumière une importante tension dans l’écrit de Friedman sur la RSE et les commentaires à son propos. L'article de 1953 porte sur la méthodologie de l'économie positive. Les rares écrits de Friedman sur la RSE, cependant, sont purement normatifs. Ils ne se préoccupent pas de savoir si les entreprises maximisent effectivement leurs profits, mais si elles devraient le faire. Et bien que l'économie normative était alors un domaine dynamique et prestigieux (avec d'âpres batailles continues sur la définition d'une fonction de bien-être par Arrow et Samuelson, Sen remettant en cause le fondement informationnel des fonctions d'utilité ordinales, etc.), Friedman n'a pas suivi cette voie ; il s'est lancé directement dans la discussion des risques et des avantages des structures politiques alternatives. Ses articles ne sont pas le produit d'un scientifique, mais d'un penseur politique. Comme je l'ai soutenu il y a des années, Friedman a toujours considéré que la cohérence globale de ses opinions politiques et scientifiques sur les marchés était une question de "chance". Concernant les monopoles, en revanche, sa "schizophrénie" a créé des tensions. D'un côté, le Friedman penseur politique mettait en garde contre les grandes entreprises qui adhèrent à la RSE et constituaient une menace pour la société libre. De l'autre, le Friedman scientifique affirmait constamment que l'importance des monopoles dans l'économie américaine était largement surestimée, conformément à ses propres observations sur l'écart entre les États-Unis et l'Europe, aussi bien qu'aux études empiriques de Warren Nutter et d'autres participants aux études sur le marché libre d'Aaron Director.

En outre, l'article de 1953 a été principalement écrit en réponse aux débats des économistes sur la question de savoir s'ils devaient précisément construire des modèles supposant que les entreprises maximisent leurs profits. L'objectif ici n'est pas de revisiter ce que l'on a appelé la "controverse du coût marginal" des années 1940, qui opposait les partisans de la concurrence monopolistique et imparfaite à ceux qui défendaient les hypothèses du coût marginal. Beaucoup de choses ont été écrites à ce sujet (voir notamment l'article de Roger Backhouse). J’estime que se focaliser trop exclusivement sur l'article de Friedman a éclipsé la ligne de travail positive que la plupart des économistes poursuivaient dans ces décennies d'après-guerre sur la manière de modéliser le comportement et les objectifs des entreprises. Cette histoire est en partie théorique, en partie aussi à propos des outils. La controverse des années 1940 ne portait pas seulement sur les hypothèses ; elle portait aussi largement sur l'utilisation de questionnaires pour comprendre comment les hommes d'affaires fixaient les salaires et les prix et quels étaient les objectifs qu’ils avaient en tête. Le prochain billet examinera certains de ces travaux, depuis la théorie managériale de l'entreprise de Baumol jusqu'aux écrits d'Arrow sur la RSE, les travaux des premiers économistes comportementaux et la manière par laquelle les dons de bienfaisance ont façonné la compréhension que les économistes ont des objectifs des entreprises.

Regardons au-delà du détonateur

Avant d'y arriver, permettez-moi de conclure ce billet déjà trop long en abordant la question de l'héritage de Friedman. Son article de 1970 dans le New York Times a-t-il connu un succès immédiat ? Oui, bien sûr ; l'écriture de Friedman, tout comme celle de Krugman aujourd'hui, possède ce pouvoir. […] Une étude qualitative des citations de son travail jusqu'aux années 1980 montre qu'elle a été immédiatement reprise dans les milieux professionnels et universitaires.

A-t-il été immédiatement cité parce qu'il était nouveau ? Non, il récapitulait une vieille ligne de pensée que Friedman lui-même attribuait à Adam Smith. Était-ce parce qu'il avait convaincu les gens ? Bien au contraire. Comme l'a expliqué Brian Cheffins, interpréter l'article de Friedman de 1970 comme le lancement du mouvement pour la "primauté de l'actionnaire" serait se tromper sur la chronologie post-Friedman et, comme je le montrerai plus loin, sur la chronologie pré-Friedman (Friedman n'a jamais utilisé les termes "actionnaire" et "partie prenante"). Cheffins, parmi d'autres historiens, soutient que le tournant des entreprises vers la primauté de l'actionnaire a eu lieu deux décennies plus tard. Comme de nombreux autres auteurs sur la RSE, il s'appuie sur les déclarations de la Business Roundtable, un rassemblement de PDG de grandes entreprises américaines. En 1981, leur "déclaration sur la responsabilité des sociétés" expliquait que "les dirigeants sont censés servir l'intérêt public aussi bien que le profit privé". En 1990, l'orientation était encore de "concerner soigneusement les intérêts de toutes les parties prenantes dans le cadre de leur responsabilité envers l'entreprise ou des intérêts à long terme de ses actionnaires", reflétant les travaux en management montrant que les intérêts des actionnaires et des parties prenantes étaient non seulement difficiles à démêler, mais aussi cohérents à long terme. Le ton n'a changé qu'en 1997 : "le devoir primordial de la direction et des conseils d'administration est envers les actionnaires de l'entreprise… L'idée que le conseil doive d'une manière ou d'une autre équilibrer les intérêts des autres parties prenantes méconnaît fondamentalement le rôle des dirigeants". Le changement suivant allait intervenir dans la déclaration de 2019, qui commençait en mettant l’accent sur "un engagement fondamental envers toutes nos parties prenantes".

C’est cohérent avec les données quantitatives et qualitatives présentées par Marion Fourcade et Rakesh Khurana. Ils montrent que la notion de "valeur actionnariale" s'impose fortement dans les publications universitaires et les journaux tels que le Wall Street Journal, le Financial Times et le New York Times dès le début des années 1990, vingt ans après l'article de Friedman.

Pour anticiper le prochain billet, la chronologie est donc la suivante : jusqu’aux années 1930, l’idée par défaut était que les dirigeants d’entreprise devaient maximiser leurs profits. En 1931, l’avocat et architecte du New Deal Adolf Berle (célèbre pour la séparation de Berle-Means entre propriété et contrôle) affirmait dans la Harvard Law Review que les pouvoirs des entreprises devaient être utilisés "uniquement au bénéfice de tous les actionnaires, et non à la discrétion des dirigeants". Il craignait qu’avec la taille croissante des entreprises américaines, les dirigeants ne forment une oligarchie. Le professeur de droit Merrick Dodd rétorqua qu’il était "inopportun… de donner plus d’accent aujourd’hui sur l’idée selon laquelle les entreprises commerciales existent seulement pour générer des profits pour leurs actionnaires". Un débat s’ensuivit. En 1954, Berle concédait que "les événements et le monde des affaires avaient tranché la question de manière pragmatique en faveur du professeur Dodd". Dans les années 1970, la plupart des spécialistes du droit, de la finance et de l'économie étudiaient ou défendaient la RSE. Nader et ses Raiders dominaient un débat public marqué par des scandales d’entreprises, une défiance croissante envers les entreprises géantes et une avalanche de réglementations environnementales et de protection de la consommation. Le gouvernement envisageait même d'utiliser les chartes fédérales (le contrat juridique entre les entreprises et l'État) pour redéfinir les relations entre les entreprises et la société. Pour explorer cette possibilité, le Congrès a tenu des auditions sur les droits et responsabilités des entreprises en 1976.

Les raisons pour lesquelles le vent a tourné dans les années 1980 est un autre sujet. Cheffins pointe la vague d’acquisitions d'entreprises et les nouvelles méthodes d'évaluation en salle des marchés. Fourcade et Khurana retracent comment Michael Jensen a transposé ses idées de Rochester à Harvard, où il a fait des cours influents sur la finance d'entreprise. Mais il est clair que la chronique de Friedman était, comme souvent, un article de résistance, qui n'a pas modifié les opinions. La correspondance qu'il a reçue en réponse à cet article au cours de la décennie suivante provenait principalement d'hommes d'affaires : le vice-président de la National Association of Manufacturers, le vice-président de la CNA Financial Corporation, le directeur des relations publiques d'Arthur D. Little. Tous étaient en désaccord avec Friedman et proposaient des arguments expliquant pourquoi leurs entreprises devaient poursuivre des objectifs sociaux par leurs entreprises. 

En 1998, Friedman a déclaré que l’article "est devenu un sujet standard dans les cours d'éthique des écoles de commerce et de droit. Les enseignants souhaitent donner des lectures sur les deux bords. Il y a eu peu d’économistes qui ont accepté d'adopter une position aussi extrême (je dirais même directe). C'est pourquoi mon article est très demandé pour défendre ce que la plupart des enseignants considèrent sans doute comme une position indéfendable".

Comme l'a démontré David Gindis dans un excellent article, le critique le plus virulent de la RSE a en fait été Henry Manne, un juriste qui a contribué à organiser le mouvement droit et économie, non Friedman. Manne a passé la majeure partie des années 1970 à formuler des arguments largement ignorés contre la responsabilité sociale des entreprises. L'article de Friedman est important historiquement, non pas parce qu'il a fait évoluer les mentalités, mais parce qu'il est devenu une référence culturelle. Il a été un "détonateur". Et, comme le rappelle Gindis, c'est le terme que Jensen se souvient avoir entendu Karl Brunner utiliser lorsque, quelques années plus tard, il a demandé à Michael Jensen et à son collègue de Rochester, William Meckling, de rédiger un article dans le sens de Friedman. Mais c’est une histoire pour un troisième billet. »

Béatrice Cherrier, « What is the social responsibility of business: from Friedman’s ideas to “the Friedman doctrine” », The Undercover Historian (blog), 8 juin 2025. Traduit par Martin Anota

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire