lundi 21 avril 2025

Ni Triffin, ni Miran : pourquoi le statut de monnaie de réserve du dollar ne dépend plus du compte courant américain

« […] Michael Bordo et Robert McCauley ont affirmé que nous ne sommes plus dans le "pays de Triffin". Ils répondent ainsi au dilemme de Triffin revisité par Stephen Miran, président du Council of Economic Advisers des États-Unis. Selon lui, les États-Unis, en tant qu'émetteur de la monnaie de réserve mondiale, doivent fournir des actifs sûrs en dollars au reste du monde au prix de déficits courants persistants qui érodent leur base industrielle et en définitive leur souveraineté financière.

La thèse fondamentale de Miran est familière : les banques centrales étrangères achètent des dollars américains pour faire baisser leur taux de change et accumuler des excédents commerciaux. Ces dollars sont ensuite recyclés en bons du Trésor américain, ce qui maintient le dollar surévalué, étouffe le secteur manufacturier américain et prive les travailleurs américains de bons emplois. À terme, ces déficits extérieurs persistants remettent en cause le statut de réserve du dollar et la sécurité nationale des États-Unis.

Ce raisonnement est séduisant, en particulier à une époque de montée du nationalisme économique. Mais il repose aussi sur une vision de la dynamique monétaire mondiale qui ne tient plus. Bordo et McCauley montrent que les institutions publiques étrangères ne sont plus les principaux financeurs des déficits américains. De 2015 à 2024, alors que les États-Unis enregistraient un déficit courant moyen de 2,8 % du PIB, les achats d'actifs américains par les institutions publiques étrangères n'ont représenté en moyenne que 0,16 % du PIB, c’est-à-dire un niveau en forte baisse par rapport à celui atteint dans les années 2000.

En effet, la part des titres du Trésor américain détenus par les banques centrales étrangères a chuté de façon spectaculaire, passant de plus de 40 % après la crise financière mondiale à seulement 16 % à la fin de 2024. Cette réalité empirique contredit de manière décisive l’idée selon laquelle les États-Unis connaissent toujours une contrainte à la Triffin avec laquelle l’approvisionnement du monde en actifs sûrs en dollars nuit nécessairement à leur position extérieure.

Mais il y a une autre histoire plus profonde. Même si les banques centrales étrangères continuaient d'accumuler des bons du Trésor américain à grande échelle, le cadre de Triffin resterait mal adapté au système financier mondial d’aujourd’hui. Les observations de Borio et Disyatat [2011] contribuent à expliquer pourquoi. Dans leur analyse, les véritables moteurs de la liquidité et de l'instabilité financière mondiales ne sont pas les déséquilibres des comptes courants, ni les flux de capitaux publics, mais l'ampleur et la structure même des flux de capitaux bruts, rendus possibles par un système financier mondial hautement élastique et intermédié par le secteur privé.

Le dilemme de Triffin, hier et aujourd'hui

L’inquiétude initiale de Robert Triffin, exprimée dans les années 1960, était qu'un pays doté d'une monnaie de réserve devait accumuler des déficits courants pour approvisionner le reste du monde en liquidités. Mais ces déficits, à terme, sapent la confiance dans la valeur à long terme de la monnaie de réserve. L'avertissement de Triffin s'est vérifié en 1971, lorsque les États-Unis ont suspendu la convertibilité du dollar en or, mettant par là même fin au système de Bretton Woods.

La version moderne de Miran de ce paradoxe remplace la convertibilité de l'or par la confiance mondiale dans le rôle du dollar comme actif sûr. Son récit soutient que la demande de dollars par les pays en excédent entraîne une surévaluation structurelle du dollar, une érosion de l'industrie américaine et, à terme, des risques géopolitiques et financiers. Selon lui, la domination du dollar est un pacte faustien : l'Amérique peut se financer à moindre coût, mais seulement au prix d'une dépendance externe et d'un déclin interne.

Bien que ce cadre fasse écho aux préoccupations de longue date concernant les coûts du statut de monnaie de réserve, il est de plus en plus détaché de l’architecture de la finance mondiale moderne.

Ce que Bordo et McCauley ont bien saisi

Bordo et McCauley remettent en question la logique causale au cœur du raisonnement de Miran. Ils montrent qu’aujourd’hui les déficits courants américains ne sont pas principalement financés par les banques centrales étrangères. Au contraire, ce sont des acteurs privés, notamment des investisseurs institutionnels opérant via des places financières comme le Luxembourg, l'Irlande et les Îles Caïmans, qui sont devenus les principaux acheteurs d'actifs américains. Ces investisseurs financiers ne répondent pas à une logique d’accumulation de réserves, mais aux rendements financiers, à l’appétit pour le risque et à l’arbitrage réglementaire.

Ce découplage du compte courant vis-à-vis des flux de capitaux publics sape le fondement empirique de l'histoire à la Triffin. Si les banques centrales étrangères ne sont plus les principaux acteurs dans le financement des déficits américains, l'idée selon laquelle la position extérieure des États-Unis est un sous-produit de l'accumulation de réserves d’institutions publiques perd l’essentiel de sa force.

Mais le rejet de Triffin va plus loin que les données. Les mécanismes mêmes de création de liquidités mondiales ont changé.

L'élasticité remplace la rareté

Dans le monde de Triffin, les actifs de réserve étaient rares et émis par l'État. Dans notre monde, la liquidité est élastique et largement créée par le secteur privé. Borio et Disyatat estiment que la dynamique dominante dans la finance mondiale moderne n'est pas le recyclage des excédents via les canaux officiels, mais la prolifération des flux bruts de capitaux via des institutions financières usant de l’effet de levier.

Cela est particulièrement vrai dans le système monétaire international basé sur le dollar, où les banques, les gestionnaires d'actifs et les entités du système bancaire parallèle (shadow banking) s’engagent dans la transformation des collatéraux, à des déséquilibres de maturité et à un effet de levier synthétique pour créer des actifs libellés en dollars. Ces pratiques accroissent la liquidité mondiale bien au-delà de ce que les comptes courants ou les bilans des banques centrales impliqueraient.

Par conséquent, la liquidité en dollars n'est plus contrainte par le compte courant américain, ni par la demande de bons du Trésor. Elle est désormais générée par les marchés repo, les swaps de change, les prêts offshore en dollars et la réutilisation des collatéraux. Cela signifie qu'aujourd'hui la vulnérabilité financière est davantage susceptible de résulter d'une surabondance de liquidités, de l'inflation des prix des actifs ou d'une mauvaise allocation du crédit, plutôt que de pénuries de réserves.

Brut, pas net

Un autre point clé soulevé par Borio et Disyatat est l'importance des flux bruts de capitaux. Une grande partie du débat sur les déséquilibres extérieurs repose encore sur les flux nets, c’est-à-dire la différence entre ce qu’un pays épargne et ce qu’il investit. Mais les flux bruts, c’est-à-dire le volume total des créances et des passifs financiers transfrontaliers, sont souvent d’une plus grande magnitude et davantage déstabilisateurs.

Avant la crise de 2008, par exemple, les banques européennes empruntaient massivement sur les marchés de gros en dollars américains pour investir dans des titres adossés à des créances hypothécaires américaines. Ces flux éclipsaient le déficit du compte courant américain et étaient alimentés par des arbitrages de financement, et non par des déséquilibres commerciaux. Pourtant, ils ont joué un rôle décisif dans la création d’une fragilité systémique.

Les soldes de comptes courants, en revanche, nous en disent peu sur la complexité et la concentration des risques financiers. Un pays peut avoir un compte courant à l’équilibre et néanmoins être une source d'instabilité mondiale. À l'inverse, un pays avec un déficit courant persistant, comme les États-Unis, peut demeurer un refuge sûr, aussi longtemps qu’il offre des marchés profonds, des protections juridiques et une stabilité politique.

La véritable menace n’est pas extérieure

Miran craint que les déficits persistants des États-Unis ne finissent par saper le rôle de réserve du dollar. Mais cette crainte est infondée. La véritable menace qui pèse sur la domination du dollar ne vient pas des déséquilibres externes. Elle vient de l'instabilité interne du système financier basé sur le dollar.

À l'époque de Triffin, on craignait que les États-Unis ne puissent simultanément fournir des liquidités mondiales et maintenir la confiance dans leur monnaie. Aujourd'hui, on craint que les marchés financiers mondiaux produisent trop de liquidités (via l’endettement, l’opacité et l’illusion de sécurité), ces liquidités s'évaporant en cas de crise.

Dans ce contexte, la vulnérabilité n’est pas que les États-Unis "doivent" enregistrer des déficits, mais que le système financier surproduise des créances en dollars qui s'effondreraient lorsque la perception du risque évoluerait. C'est ce qui s'est produit en 2008, puis de nouveau en 2020, lorsque la Réserve fédérale américaine a dû intervenir pour soutenir la liquidité mondiale en dollars.

Conclusion : nous ne sommes pas au pays de Triffin 

Bordo et McCauley ont raison : le dilemme de Triffin, dans sa forme classique, ne décrit plus la dynamique de la position extérieure des États-Unis, ni le fonctionnement du système monétaire international. Mais nous pouvons aller plus loin. Grâce à l’essor de la finance élastique, de l’intermédiation privée et des flux bruts massifs, nous ne sommes pas seulement sortis du monde de Triffin. Nous sommes dans un monde entièrement différent.

Les inquiétudes de Miran à propos de l'industrie manufacturière américaine et la compétitivité nationale sont réelles. Mais les présenter en termes de dilemme de Triffin (revisité) revient à mal diagnostiquer le problème et risque de détourner l'attention des véritables sources de vulnérabilité : un système financier mondial excessivement élastique, sujet à des cycles d'expansion et d’effondrement, et un régime de politique domestique qui a sous-investi dans les travailleurs, l'innovation et les capacités industrielles.

Nous ne vivons plus dans un monde où le statut de réserve du dollar dépend du compte courant américain. Nous vivons dans un monde où ce statut dépend de la crédibilité des institutions américaines, de la profondeur de leurs marchés et de la robustesse de l'infrastructure qui sous-tend le système mondial du dollar.

Nous n’avons pas seulement quitté le pays de Triffin. Nous sommes sortis de sa carte. »

Biagio Bossone, « Not Triffin, not Miran: Rethinking US external imbalances in a new monetary order », 10 avril 2025. Traduit par Martin Anota


Références

Bordo, M., & R. N. McCauley (2025), « Miran, we're not in Triffin land anymore », VoxEU.org, 7 April.

Borio, C., & P. Disyatat (2011), « Global imbalances and the financial crisis: Link or no link? », BIS working paper.

Bossone, B (2001), « Do banks have a future? A study on banking and finance as we move into the third millennium », Journal of Banking & Finance, vol. 25, n° 12.


Aller plus loin...

« Le talon d’Achille du système monétaire et financier international » 

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